24

— La jeune femme sera ici dans moins d’une heure.

— Tout est prêt ?

— Plus que jamais. Mais ne vous attendez pas à des résultats immédiats. Il faudra du temps.

— C’est une course contre la montre et, cette fois, je ne compte pas en être le perdant.

— Ce n’est pas un projet comme les autres, nous entrons dans l’inconnu.

— Et alors ?

— Je ne crois pas que la raison d’État ou l’ambition signifient grand-chose dans le domaine que nous abordons…


En moins de quarante-huit heures, Peter avait enseigné à Stefan les rudiments de la vie en cavale : vol avec ou sans effraction, falsification de documents officiels, usurpation d’identité, entre autres. Peter avait mis au point une stratégie qui s’appuyait sur l’implacable logique des agences de renseignements et en utilisait les failles. Le jeune homme avait parié que les services secrets auraient anticipé une fuite vers le continent européen en se contentant d’une surveillance de principe vers la capitale irlandaise, située à l’opposé.

En utilisant des cartes d’étudiants volées dont ils avaient remplacé les photos, les deux garçons avaient réussi à embarquer sur un vol charter pour Dublin en profitant du flot de jeunes touristes. Trouver le moyen de repartir vers Washington avait été plus complexe. Le renforcement des mesures de sécurité antiterroristes les avait obligés à prendre davantage de risques. Ils avaient repéré deux marins britanniques, dont ils avaient volé bagages et documents d’identité. Un passage express sous la tondeuse d’un coiffeur avait parachevé la ressemblance. Les deux marins avaient été découverts le lendemain, enfermés dans la réserve à bière d’un pub. Pour éviter d’ajouter la honte à la colère de s’être fait piéger, ils n’avaient pas porté plainte.

À peine arrivés sur le sol américain, il leur avait fallu s’organiser. Ils étaient encore dans le hall de l’aéroport lorsque Peter se retourna vers son complice :

— Attends-moi au kiosque de souvenirs.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Reste là, je n’en ai pas pour longtemps…

Stefan n’eut pas le temps d’en demander plus. Peter se fondit dans la foule et disparut. Debout devant un présentoir de cartes postales, Stefan scrutait le hall en essayant d’avoir l’air naturel. Les rondes de police le rendaient nerveux. Lorsqu’il vit revenir Peter, celui-ci lui fit signe de le suivre vers les parkings. Discrètement, le jeune Hollandais sortit les trois portefeuilles qu’il venait de voler dans les poches des touristes. Il y avait de l’argent, des cartes de crédit et des permis de conduire.

— Avec ça, on devrait tenir quelques jours…

— Trois portefeuilles en moins de dix minutes, tu es doué. C’est aussi un talent de Gassner ?

Peter sourit :

— Disons que ça m’arrange de lui mettre ça sur le dos…

Les deux jeunes gens réussirent à louer une voiture et à prendre une chambre dans une pension d’étudiants.

Pendant que Peter assurait l’intendance et menait les opérations, Valeria occupait toutes les pensées de Stefan. Pour l’heure, les deux jeunes hommes filaient dans une Toyota rouge flambant neuve sur l’Interstate 70, vers le sud, en direction de Richmond.

— Tu es certain de l’adresse ? demanda Stefan.

— À la NSA, ils m’ont dit qu’elle avait pris sa retraite. Je me suis fait passer pour le fils d’un ancien collègue, ils m’ont baladé de service en service et quelqu’un a fini par me dire où elle habite.

— Elle a quel âge ?

— Probablement la soixantaine passée.

— Qui était-elle pour Gassner ?

— Une amie, quelqu’un de loyal qui l’aimait bien. J’ai même l’impression qu’elle avait un petit faible pour lui et que c’était réciproque…


En début de matinée, ils arrivèrent dans une banlieue aisée assez récente. Dans les larges rues bordées de grands érables, les villas s’alignaient, posées au milieu de jardins proprets sans clôture. Certaines arboraient des frontons romains, d’autres étaient prolongées par d’élégantes vérandas. Dans la contre-allée du trottoir d’en face, deux femmes faisaient leur jogging.

— Elles n’en finissent pas, leurs rues, remarqua Stefan. Il nous faudra encore deux pleins d’essence pour arriver au 2 034…

Un porteur de journaux à vélo les croisa, projetant ses quotidiens vers les porches avec une précision qui révélait une longue habitude.

Peter finit par ralentir et se gara le long du trottoir. Un petit chien aboya hargneusement après eux. Son jeune maître le rappela à l’ordre.

— Nous sommes arrivés, dit Peter en désignant d’un mouvement du menton une résidence cossue.

Il marqua une pause avant d’ajouter :

— Ça risque d’être assez perturbant. Si cela ne t’ennuie pas, je préfère que tu attendes ici. Je ne sais pas trop comment cela va se passer…

— Pas de problème. Je vais rester là le temps qu’il faudra. Fais attention à toi, ne gaffe pas. Ne laisse pas Frank reprendre le dessus dans la conversation.

— Je vais essayer de faire tout ça en même temps.

— Bonne chance, Peter.

— Je vais en avoir besoin…


Le jeune Hollandais s’engagea sur l’allée pavée qui conduisait à la maison. De chaque côté, d’harmonieux massifs chargés de fleurs multicolores retombaient sur l’herbe parfaitement tondue. Le jardin était entretenu avec minutie. En arrivant devant la grande porte bleue sous le porche à colonnades, la réverbération des rayons du soleil sur la façade sable l’éblouit. Il sonna. Le carillon résonna au loin dans la maison.

Un instant plus tard, la porte s’entrebâilla sur une dame aux cheveux poivre et sel coupés au carré. Elle se tenait bien droite. Elle leva vers lui un visage aux traits fins, et ses yeux gris limpides le regardèrent avec assurance. Peter éprouva un choc en la voyant. Il eut l’impression de la reconnaître.

— Vous désirez ? demanda-t-elle d’une voix énergique.

— Je vous prie de m’excuser, balbutia-t-il. Vous êtes Martha Robinson ?

— C’est moi. Que voulez-vous ?

— Voilà. Je crois que vous avez très bien connu Frank Gassner et je souhaitais pouvoir en parler avec vous.

En entendant le nom, la femme perdit contenance un bref instant.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

— Je suis son fils, Peter.

Le regard de la femme s’assombrit.

— Je connaissais Frank, dit-elle d’un ton sec. Assez pour savoir qu’il n’avait pas de fils.

Elle referma la porte.

— Attendez ! fit le jeune homme.

Sa main se posa sur le battant clos. Il y appuya le front, désespéré.

— Je dois vous parler, c’est important.

Il plissa les yeux. Sa douleur au cerveau revint.

— Vous détestiez porter l’uniforme, déclara-t-il très vite à travers la porte. Vous disiez que c’était triste et peu féminin. Vous vous obstiniez toujours à mettre des fleurs dans les bureaux des gradés « pour que la nature soit présente dans ces endroits tout gris ». Vous lui avez dit un jour…

La porte se rouvrit. Peter se redressa. Elle le fixait.

— Entrez.


L’intérieur était simple, dépouillé de tout superflu, mais égayé çà et là de quelques jolis bouquets de fleurs fraîches. Les meubles dépareillés avaient tous une utilité définie, évidente. Les seuls objets personnels — quelques photos encadrées et des souvenirs rapportés de pays étrangers — étaient rassemblés sur un grand buffet au-dessus duquel trônait un tableau d’amateur assez réussi représentant un port de pêche grec.

— Asseyez-vous, dit la dame en indiquant un large canapé légèrement élimé.

Poliment, en évitant de se prendre les pieds dans le tapis, Peter prit place. Elle étudia le jeune homme quelques secondes et reprit :

— Vous savez, pour moi c’est un choc. J’ignorais que Frank avait un fils.

— Il ne l’a peut-être pas su lui-même, dit Peter. Ma mère est tombée enceinte très peu de temps avant sa mort. Je ne l’ai jamais connu.

— Comment se fait-il alors que vous sachiez autant de choses sur mon compte ?

Peter hésita.

— Mon père tenait une sorte de journal.

— C’est étonnant qu’il ait échappé au général Morton, parce que je peux vous dire qu’à sa disparition, le ménage a été fait de fond en comble par l’Agence. Tout ce qu’il avait écrit, ses notes, sa correspondance, tout a été saisi.

À cette seule évocation, Martha sentit la rancœur monter en elle. Peter la dévisageait.

— Oh, pardonnez-moi, dit-elle, j’en oublie les règles de la plus élémentaire courtoisie. Qu’est-ce que je peux vous offrir ?

— Rien, je vous remercie, je ne vais pas rester longtemps.

— Allons, mon garçon, ne faites pas de manières.

— Si vous insistez, je prendrai un verre d’eau ou un jus de fruits. Je ne veux pas vous déranger.

— Pour cela, jeune homme, j’ai bien peur qu’il ne soit trop tard, rétorqua Martha Robinson en plaisantant à moitié. Votre venue réveille beaucoup de choses en moi. Comment se fait-il que votre mère ne se soit pas manifestée au décès de Frank ?

— Elle est hollandaise, elle a appris sa disparition bien après. Ils ne se sont fréquentés que peu de temps.

— Alors comme ça, ce coquin de Frank avait une liaison, commenta Martha, pensive. Quel cachottier…

— Il vous aimait beaucoup.

— J’aurais bien aimé qu’il me le dise… fit-elle avec un petit sourire triste.

Martha se leva et quitta la pièce pour aller chercher les rafraîchissements. Quand elle revint avec un plateau chargé, elle avait le regard embué.

— Vous êtes grand et fin, dit-elle, mais hormis cela, vous ne lui ressemblez pas tellement. Je n’ai qu’une seule photo de votre père.

Martha désigna le buffet. Peter se leva aussitôt et, oubliant sa réserve, s’approcha à grands pas des cadres exposés. Il les étudia minutieusement. Des photos de famille, des images de Martha plus jeune avec des militaires. Peter ne parvenait pas à deviner lequel était Gassner. Martha Robinson s’approcha.

— Il avait de l’allure… fit-elle, nostalgique. Mon Dieu, cela fait déjà vingt ans !

Peter pointa une photo au hasard.

— Sur celle-là, je suis avec Emily, une collègue, et notre supérieur, le général Morton. Si ce n’était pas la seule photo que j’aie d’elle, je l’aurais jetée aux ordures. Morton est un mauvais souvenir. Après la disparition de Frank, je n’ai plus jamais voulu travailler pour lui.

Elle prit le cadre où elle se tenait à côté de Gassner. Peter dévora littéralement l’image des yeux. L’homme était assez impressionnant dans son uniforme, mais c’était son regard qui frappait le plus. Il était doux, mélancolique ; il n’avait rien de la rigueur militaire à laquelle on aurait pu s’attendre.

— Cette photo a été prise à peine un mois avant qu’il se suicide.

Peter se figea.

— Qu’il se suicide ? hoqueta-t-il.

— Comment ? Vous ne saviez pas ?

Martha pâlit.

— Oh, mon pauvre petit, dit-elle en portant la main à sa bouche. Je suis désolée, je croyais que vous étiez au courant…

Peter fit un effort pour ne pas chanceler et secoua la tête. Il s’appuya sur le buffet.

— Venez vous asseoir, dit Martha, mortifiée.

Ils prirent place face à face. Pour leur laisser le temps de se ressaisir, Martha servit à boire. Ses mains tremblaient.

— Que s’est-il passé ? demanda Peter.

— Croyez-moi, j’aurais mieux aimé que quelqu’un d’autre se charge de vous l’apprendre.

— Je préfère l’entendre d’une amie.

— Eh bien, voilà : après la disparition d’un couple de savants que votre père était chargé de surveiller, l’Agence a essayé de lui faire porter le chapeau. Il n’y était pour rien, mais ils lui ont fait sa fête. On lui reprochait d’avoir perdu leurs travaux, de s’être fait doubler par les Anglais et les Français qui ont coincé ces scientifiques, je ne sais plus où. Frank n’a pas digéré cette injustice. Il a essayé de convaincre le général Morton, mais la machine était déjà lancée pour le désigner comme coupable. Le soir même, dans le bureau du général, sous ses yeux, il s’est tiré une balle en plein cœur.

Peter était blanc comme un linge. Sa tête était prête à exploser.

— Ils ont étouffé l’affaire, continua Martha. Ils ont camouflé ça en accident au stand de tir. Ils ont récupéré toutes ses affaires personnelles, effacé toutes les traces de son travail. Écœurée, j’ai demandé ma mutation. Votre père était un type bien. Il avait l’âme d’un chercheur, c’était un spécialiste du renseignement, il n’avait rien à voir avec ces vautours de l’Agence…

Peter saisit sa tête entre ses mains. Martha se pencha et lui posa une main sur l’épaule.

— Mon Dieu, c’est terrible. Mon pauvre garçon…

— Qu’ont-ils fait de ses affaires ?

— Je n’en sais rien. Avec eux, on ne sait jamais. Ils les ont sûrement archivées quelque part.

— Est-il possible de les récupérer ?

— Vous êtes son fils, si vous faites une demande, peut-être vous restitueront-ils quelques effets personnels, s’ils ne les ont pas détruits ou classés « secret défense ».

— À qui dois-je m’adresser ?

— Vous pouvez toujours demander au grand chef, c’était lui le supérieur de votre père à l’époque. Depuis, le général Morton est devenu le patron de l’Agence tout entière.

Peter, les yeux rougis, cherchait quoi dire, mais son envie de se précipiter dehors était trop forte.

— Je vais vous laisser, balbutia-t-il. Je vous remercie.

— Vous n’avez même pas touché à votre verre.

— Je suis désolé de vous avoir perturbée. Sincèrement, je ne voulais pas vous infliger tout cela.

Il se leva.

— Ce n’est rien, dit gentiment Martha, c’est vous qui êtes bouleversé. Vous devriez rester encore quelques minutes, le temps de reprendre vos esprits.

— Pour cela, il faudrait que je reste des jours… plaisanta Peter avec amertume.

Il se dirigea vers la porte.

— Merci de m’avoir accueilli, Mrs Robinson. Je ne sais pas si nous nous reverrons, mais je crois que Frank avait raison de tenir autant à vous.

Martha parut troublée. Il lui sembla reconnaître une lueur dans le regard de Peter. Une lueur qu’elle n’avait pas vue depuis vingt ans…

Le jeune homme passa la porte et dit :

— Je vais aller rendre visite à ce brave général…

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