D’après la carte routière, il ne restait plus qu’une trentaine de kilomètres avant d’atteindre l’adresse indiquée par Dumferson. Il avait prévenu : la maison était inhabitée depuis plusieurs années et elle n’était sûrement pas en parfait état, mais sa situation à la sortie d’un trou perdu du Maine, à moins de cent kilomètres de la frontière canadienne, en faisait l’endroit idéal pour attendre que les avis de recherche soient retirés et que Simon reçoive des papiers d’identité.
Sans broncher, la vieille Buick avalait les côtes de plus en plus abruptes de cette région boisée. Stefan était au volant. Les paysages préservés et la liberté fraîchement retrouvée leur procuraient la sensation de découvrir un monde neuf et pur. Ils étaient partis depuis deux heures, roulant pour s’évader, décidés à fuir le centre et son ambiance malsaine, qui pourtant leur collait encore à la peau. Aucun n’arrivait à chasser les visions de couloirs blafards et de pièces exiguës donnant la désagréable impression d’être prisonnier d’un Tupperware stérilisé. Ni les paysages uniformément couverts de grands arbres ni le beau temps n’arrivaient à leur faire oublier ce à quoi ils venaient d’échapper.
Sur la banquette arrière, Valeria dormait, la tête calée dans le blouson de Peter. À sa gauche, Simon regardait par la fenêtre de sa portière avec l’avidité d’un gamin qui s’aventure pour la première fois dans le monde. Par la vitre entrouverte, il percevait le parfum des forêts chauffées par le soleil de cette superbe matinée. Il n’était pas sorti du centre depuis plus de cinq ans. Ses yeux plissés s’accommodaient mal de la lumière et malgré cela, il faisait tout pour les maintenir bien ouverts. Il n’en finissait pas de se réjouir. Il n’osait pas y croire. De temps en temps, il caressait son pantalon, un modèle de coton marron tout à fait ordinaire mais qui, à côté des éternelles tuniques du centre, ressemblait à un habit de fête.
Environ un an après le début de sa captivité, Simon avait progressivement commencé à perdre le fil du temps. Les rythmes artificiels et l’absence de repères dans le centre avaient fini par porter leurs fruits. Les autres médiums qui eux, bénéficiaient parfois d’autorisations de sortie, le tenaient au courant des dates et lui apportaient des nouvelles de l’extérieur, mais il s’était peu à peu convaincu qu’il ne ressortirait jamais. Sans famille directe, sans proches dans le pays, il n’avait même pas pu compter sur l’inquiétude des siens pour déclencher une quelconque enquête. Il ne pouvait espérer aucune aide. Dès lors, il avait vécu comme un véritable rat de laboratoire, victime de son don, manipulé par Jenson qui alternait vaines promesses auxquelles Simon ne croyait plus depuis longtemps et menaces physiques qui le faisaient cauchemarder.
Le front collé au carreau, Simon observait tout ce que le pays présentait à ses yeux : les fleurs, les granges, les chevaux galopant dans les vastes enclos, les chiens et les gens de tous âges. Les enfants et les vieux le faisaient sourire. Tout banals qu’ils étaient, ils lui avaient terriblement manqué. Simon sursauta de surprise lorsqu’un énorme camion chargé de troncs les frôla en sens inverse.
— Nous ne devrions pas tarder à arriver à Skowhegan, déclara Peter, les yeux sur la carte. Après, il faudra prendre vers Bingham et nous ne serons plus loin. Skowhegan a l’air un peu moins paumé. On pourrait s’y arrêter, acheter des provisions et manger un morceau ?
Stefan approuva. Peter jeta un œil à l’arrière, s’aperçut que Valeria dormait toujours et demanda à voix basse :
— Et vous Simon, qu’en dites-vous ?
L’homme parut décontenancé. Il n’était plus habitué à ce qu’on sollicite son avis. À force d’être emprisonné et pris en charge nuit et jour, il ne savait plus choisir.
— Je ne sais pas, dit-il. Décidez et ça m’ira très bien.
Même s’il n’avait exprimé aucune opinion, il avait la grisante sensation d’avoir été écouté. Satisfait, il se replongea dans la contemplation du paysage. Les maisons de plus en plus rapprochées annonçaient la petite localité. Dans des villages aussi reculés, il n’y avait pas de centre commercial, c’est d’ailleurs ce qui en faisait le charme. Hormis la station-service et les entrepôts forestiers, les quelques magasins étaient tous en centre-ville.
Impossible de se perdre à Skowhegan, il n’y avait qu’une seule rue. Les maisons aux façades peintes en bleu ou en bordeaux étaient construites un peu en retrait de la chaussée. Entre le bureau du shérif et le cabinet médical, dont l’enseigne annonçait fièrement qu’on y soignait aussi bien les animaux que les humains, se trouvaient une épicerie, un coiffeur et une taverne dont il était difficile de savoir si elle était ouverte ou abandonnée tant la devanture était sale et délabrée. Stefan se gara juste devant.
Simon porta son attention sur l’épicerie, dont il dévora l’étalage des yeux. La multitude d’articles multicolores suspendus au-dessus du présentoir d’ustensiles de cuisine le fascinait.
— Est-ce que je peux venir avec vous faire les courses ? demanda-t-il. Je vais vous paraître idiot mais pour moi, c’est un peu Noël…
— Pas de problème, décréta Stefan. Allez-y, je reste avec Valeria.
Dans le rayon des conserves, Peter remplissait généreusement son panier de boîtes de pâtes aux tomates. Sous l’œil du commerçant qui devait le prendre pour un demeuré, Simon regardait avec ravissement les paquets de biscuits sucrés. Il y en avait des ronds avec de la confiture rouge, des fourrés à l’orange, de toutes les formes. Il ne se souvenait même pas qu’il ait pu en exister autant. Il prit des tartelettes à l’abricot et revint vers Peter.
— On peut prendre ceux-là ? Avant, je les adorais…
— Prenez-en autant que vous voulez, lui répondit Peter, attendri.
Malgré la différence d’âge prononcée, on aurait pu croire que c’était Simon le plus jeune.
Un homme entra dans la boutique. Il salua rapidement l’épicier et se dirigea à la hâte vers le rayon des bières. Il attrapa trois packs de Bud et revint vers la caisse. Au passage, il bouscula Simon, ce qui fit tomber l’un de ses packs.
— Espèce de… ! Tu peux pas faire attention ! s’énerva aussitôt l’individu.
Simon, complètement désemparé, se figea dans un mutisme absolu, tête baissée. Il jeta un coup d’œil effaré à Peter.
— Désolé, fit celui-ci, mais si vous aviez fait attention, ça ne serait pas arrivé.
L’homme fit volte-face.
— T’as un problème ? grogna le type, l’œil mauvais. Tu cherches des crosses ? Parce qu’ici, les étrangers…
Peter recula.
— Mitch ! tonna l’épicier. Fous la paix à mes clients.
L’homme ramassa son pack, le paya et sortit en grommelant.
Dans la voiture, Valeria dormait toujours. Simon n’avait pas attendu pour se jeter sur ses gâteaux. Ses chaussures lui faisaient mal. À cela non plus, il n’était plus habitué. Stefan conduisait en mangeant un sandwich et Peter n’arrivait pas à chasser l’incident de son esprit.
Silencieux, le visage fermé, il ne cessait de se repasser mentalement la scène du magasin, et cela lui posait un véritable problème : pour la première fois, face à une situation de crise, Gassner ne lui avait pas soufflé comment réagir. La petite voix n’avait rien dit. Peter s’était retrouvé comme n’importe quel gamin de vingt ans menacé. Et il avait eu peur.
Stefan retira le grand drap blanc, découvrant le lit double.
— Dumferson n’est pas venu ici depuis longtemps, commenta-t-il en agitant la main pour dissiper le nuage de poussière.
— Ce sera très bien, répondit Peter en décoinçant l’unique fenêtre d’un coup de reins. C’est finalement l’adresse la plus confortable que nous ayons eue depuis bien longtemps.
L’air frais entra dans la pièce. La chambre, la plus grande des deux situées à l’étage, donnait sur une belle étendue herbeuse parsemée de bouleaux.
Au rez-de-chaussée, Valeria disposait les provisions sur les étagères de la cuisine pendant que Simon achevait d’ouvrir les volets. La maison était située assez loin du village, isolée de la route par un alignement de châtaigniers sous lesquels avait prospéré un inextricable taillis de ronces et de mûriers. Sur le côté, coincé entre la maison et un vieux garage de planches, on devinait les restes d’un potager.
En s’étirant, Simon cala le dernier battant de bois des fenêtres de la cuisine. Il souffla et se retourna vers Valeria. Il s’immobilisa dans la contemplation de la jeune femme.
— Eh bien quoi ? demanda-t-elle, amusée, vous n’avez jamais vu quelqu’un ranger des courses ?
— Il y a des années que je n’ai pas vu quelqu’un faire quoi que ce soit de normal.
— Tenez, aidez-moi, mettez le liquide vaisselle et l’éponge sur l’évier, derrière vous.
Valeria s’affairait, heureuse de se consacrer à une tâche ordinaire. En accomplissant ces gestes simples, elle retrouvait un peu sa vie d’avant. Simon la fixait toujours. Valeria surprit son regard et déclara :
— Je vous trouve étonnant.
— Pourquoi ?
— Là-bas, au centre, vous aviez tout d’un patriarche. Vous aviez l’air si sage, si rassurant, et là, vous ressemblez presque à un enfant.
— Les circonstances étaient particulières. Vous m’avez d’abord connu comme médium, et dans l’état de détresse où vous vous trouviez, même mes maigres capacités pouvaient vous aider. Mais je vous promets que je ne suis ni un patriarche ni un monument de sérénité et de sagesse. Les autres me respectaient pour ce que je ressentais mais lorsqu’il s’agissait de vie quotidienne, chacun se débrouillait très bien sans moi. C’est plutôt moi qui avais besoin d’assistance. Je suis resté enfermé trop longtemps, j’ai perdu toute autonomie. Je crois aussi que je m’étais résigné à ne plus jamais vivre normalement. Je m’étonne vraiment de ce qui m’arrive depuis hier soir. Et puis il y a autre chose…
L’homme réunit ses mains et croisa ses doigts. Valeria l’avait déjà vu faire ce geste, au centre, lorsqu’ils avaient parlé la première fois.
— Vous savez, dit-il, lorsque vous m’avez proposé de fuir avec vous, j’ai d’abord eu peur.
— De quoi ? s’étonna la jeune femme qui, du coup, interrompit son rangement.
— Je sais que cela va vous surprendre, mais j’ai eu peur de vous trois. J’étais un captif à qui l’on offrait soudain la liberté, et c’était inespéré. Mais il y avait aussi ce que j’éprouve à votre contact.
Simon sembla chercher ses mots et reprit :
— Voilà plus de cinquante ans que je côtoie des gens et je n’ai jamais perçu cela auparavant.
Il hésitait à en dire plus.
— Que ressentez-vous ? demanda Valeria, intriguée.
— Une puissance, terrible, extraordinaire, qui n’a rien de commun avec ce qu’émettent les gens d’habitude.
— Je n’en ai pas conscience.
— Je sais. Mais croyez-moi, c’est impressionnant. Imaginez-vous soudain confrontée à une force qui vous touche intimement et que vous ne maîtrisez pas, que vous ne comprenez même pas. Tout ce que vous êtes, tout ce que vous percevez est remis en cause. Comme si vous étiez confrontée à une clé des mystères de la vie, à ces choses que l’on sent mais sur lesquelles on n’ose même pas s’interroger. Elles sont à la limite de notre champ de compréhension. Et tout à coup, la réponse vous apparaît avant même que vous n’ayez atteint la maturité pour poser la question. C’est un choc ! Avec la fascination, surgit la peur. Simplement par ce que vous êtes, vous avez balayé les maigres certitudes que je m’étais patiemment construites pendant des années. Je croyais comprendre l’Esprit mieux que les autres et vous m’avez brutalement ramené à ma minuscule dimension.
Valeria n’aimait pas l’idée de pouvoir être autre chose que simple.
— Vous discernez aussi cela avec Peter et Stefan ? demanda-t-elle.
— Avec Peter, c’est pire. Il est le plus puissant de vous trois. Son esprit est, comment dire… en éruption constante, il émet et reçoit en permanence.
— Vous pouvez sentir ce qu’il émet ?
— Non, je peux juste dire si la radio est allumée et jusqu’où elle porte, mais je n’entends pas ses émissions. Je détecte une activité. Au mieux je peux, si je suis physiquement proche de la personne et qu’elle est consentante, arriver à me brancher sur elle, mais même une perception aussi ponctuelle reste un exploit pour moi.
— Et Stefan ?
— Il est comme vous. Vos flux sont irréguliers, on a parfois l’impression que vous envoyez des signaux au hasard, comme un message lancé dans la nuit des âmes. Votre émetteur appelle et la réponse ne vient pas encore parce que la liaison est brouillée. Comme si la longueur d’onde n’était pas la bonne. Mais j’ignore comment cela se régule. Je sais reconnaître une radio, mais je ne sais même pas l’utiliser. Lorsque le professeur a tenté de forcer votre esprit, j’ai cru qu’il avait juste réussi à tout détruire et vous avec.
— Apparemment non. Vous aussi, vous avez subi leurs expériences ?
— Non, ils savaient qu’il n’y avait rien de plus à tirer de moi que ce qu’ils utilisaient. J’ai eu peur pour vous parce que moins d’un an auparavant, ils ont eu un autre prisonnier et ils lui ont fait subir quelque chose du même genre.
— Jenson y a fait allusion juste avant de m’attacher dans cet horrible sarcophage.
— Il vous a dit ce qui était arrivé après ?
— L’homme est devenu fou et s’est tué, c’est ça ?
— Malheureusement, la réalité est un peu plus effrayante que ça. Ce pauvre type, un Allemand je crois, Julius… Je ne me souviens plus de son nom. Je l’ai rencontré à son arrivée. Je devais évaluer son potentiel. Il avait l’air complètement terrifié. Il s’était accroché à moi. Il a été emmené quelque part dans les étages du centre pour y subir le même genre de traitement que vous. Lorsque le soir suivant, il a été remonté dans sa chambre, il délirait. Il marmonnait en boucle, répétant quelques mots à propos d’un pianiste, d’une chapelle. Il pleurait sans arrêt. On m’a appelé à son chevet pour évaluer à quel point sa puissance d’émission cérébrale avait augmenté. Au lieu de se renforcer, elle était nulle. Il était détruit, son cerveau était — l’expression est horrible mais exacte — grillé. Ils l’ont laissé hurler toute la nuit. Même à l’extrémité des interminables couloirs, on l’entendait de nos chambres.
Quelques heures plus tard, le silence était revenu. On a cru qu’il s’était endormi. Lauren est allée le voir à son réveil le lendemain et elle a trouvé les hommes de Jenson en train de laver sa chambre à grande eau. Ils n’avaient pas fini, il restait des traces de sang partout sur les parois. Ils lui ont juste dit à mots couverts que le pauvre avait fracassé sa table de nuit et, avec l’un des pieds, s’était défoncé le crâne…
Valeria sentit son estomac se soulever.
— Son nom, dit-elle, ce n’était pas Kerstein ?
— Si, c’est ça. Maintenant que vous le dites, ça me revient. Comment le savez-vous ?
— C’était un universitaire à qui Stefan était allé se confier. Ce Kerstein l’avait interrogé sous hypnose, puis avait disparu sans laisser de traces.
— Il aura peut-être parlé du cas de votre ami à quelqu’un de trop, et l’affaire sera remontée aux oreilles du centre…
— Possible, en effet, qu’il se soit jeté lui-même dans la gueule du loup… déclara Valeria, pensive.
— J’ai vu passer toutes sortes de gens au centre, mais aucun n’a fini de manière si atroce.
— Je peux comprendre ce qu’il a ressenti. Je ne suis restée enfermée que quelques jours, et déjà les idées noires m’envahissaient. Je crois qu’au bout d’un certain temps, convaincue comme vous que je ne ressortirais pas, j’aurais songé au suicide moi aussi.
— Ça nous arrive à tous, confia Simon. Mais heureusement, en tout cas chez le plus grand nombre, la pulsion de vie est la plus forte, surtout quand on est habité.
— Tous les prisonniers étaient médiums ?
— Pas forcément, mais chacun avait sa spécialité. En cinq ans, j’ai fini par saisir un peu le fonctionnement du centre. Jenson supervisait tout. Il travaillait sur les possibilités méconnues du cerveau humain. Il faisait de la recherche pure, explorant des hypothèses, mais le plus gros de son travail consistait à étudier les cas concrets et à essayer d’en déduire des lois ou des principes jusque-là inconnus. La mission qui m’était imposée était d’évaluer la puissance d’émission psychique des nouveaux arrivants. Cela me donnait l’occasion de les rencontrer. Parfois, même si les entretiens étaient étroitement surveillés, j’arrivais tout de même à nouer des liens. J’ai vu défiler des télépathes, des gens dotés d’un vrai don de voyance, d’autres capables de télékinésie. Je me souviens d’une femme qui m’avait particulièrement impressionné : elle pouvait donner la composition chimique d’un objet rien qu’en le touchant. Elle rentrait littéralement en fusion avec la matière. Aucun alliage ne résistait à son analyse. Avec une précision infernale, elle vous débitait la liste des constituants. C’était vraiment spécial. Jenson avait ainsi tout un catalogue d’aptitudes à étudier, à décortiquer. Parfois, certaines lui servaient à en évaluer d’autres. C’était mon cas. J’ai assisté à des trucs incroyables que même là-bas, j’avais du mal à croire. J’ai vu des gens capables de se parler à travers des murs, des magnétiseurs, ceux qui soulèvent des poids de plusieurs tonnes avec deux doigts, ceux qui peuvent se glisser dans vos souvenirs juste en vous regardant dans les yeux… Je vivais dans un autre univers, où plus rien n’était normal. Tous ces dons n’étaient plus disséminés sur la planète, mais concentrés dans ce laboratoire. Du coup, nous étions nombreux à perdre la notion du monde tel qu’on le conçoit en général. Je crois que Jenson avait lui aussi perdu le sens commun. Il était déconnecté de la réalité. Je ne sais même pas s’il lui arrivait de sortir du centre… Pour vous dire à quel point la pression psychologique était forte, pendant une période, je suis allé jusqu’à me demander si Jenson ne mettait pas tout cela en scène pour m’utiliser encore plus. Mais non. Il aurait pu truquer les effets mais pas ce que je ressentais. Peu à peu, j’ai fini par établir une relation directe entre ce que je percevais des gens et l’étendue de leurs pouvoirs. J’avais défini ma propre échelle de mesure et en quelque temps, rien qu’en rencontrant les sujets, j’étais capable de dire s’ils allaient nous époustoufler ou se cantonner au banal.
— Seulement en percevant leur flux psychique ?
— Oui. Et je ne me suis jamais trompé. Peu à peu, je me suis même pris au jeu. J’étais à chaque fois curieux de savoir ce qu’ils pouvaient accomplir. C’est un peu comme quand vous voyez un athlète débarquer dans un stade. Vous le jaugez, vous évaluez sa constitution, ses bras, ses jambes, sa puissance. Dès que vous le voyez, vous savez s’il sera plus fort, vous sentez si c’est de la gonflette ou si c’est un titan. Tout l’enjeu, ensuite, est de savoir à quoi il utilise son potentiel. Est-il coureur, sauteur en hauteur, lanceur de poids, lutteur ? Au centre, j’étais un peu à l’entrée du stade.
— Que sont devenus tous les gens que vous avez rencontrés ?
— Certains sont restés au centre, retenus comme moi, mais pour la plupart, après quelque temps, on ne les revoyait jamais.
— Remis en liberté ?
— Je ne sais pas. Jenson emmagasinait des milliers de données, organisait des centaines d’expériences, mais pour le reste tout était top secret. On s’est souvent posé la question. Le doute planait sur l’issue des séjours. Beaucoup, parmi les médiums, étaient convaincus que les sujets devenus inutiles étaient purement et simplement supprimés. Cela contribuait à entretenir le climat de terreur que vous avez connu. Pour survivre, il fallait être utile à Jenson.
— Vous avez dû vivre un enfer…
— Oui et non. Même dans l’horreur de ce lieu maudit, j’ai été le témoin de choses extraordinaires. C’est étrange. Vous avez été ma dernière rencontre et vous avez aussi été la plus exceptionnelle. J’ai tout de suite senti que vous étiez un sommet dans mes évaluations, mais il m’a fallu plusieurs jours pour mesurer à quel point. Vous n’étiez ni télépathe, ni capable d’aucun prodige paranormal et pourtant, votre flux est, avec celui de vos amis, le plus puissant que j’aie jamais perçu, et de loin… Alors je vous ai observée, espionnée même. Je savais que Jenson vous portait un intérêt particulier et je dois avouer que d’une certaine façon moi aussi. En tant qu’homme, votre fragilité me touchait, mais en tant que médium, j’étais vraiment curieux de découvrir qui vous étiez. Et en vous surveillant, j’ai appris une chose essentielle. Votre puissance vient de votre connexion directe aux esprits, à l’un d’entre eux en particulier. Vous tirez votre puissance de cette association. Le flux est si pur qu’il en devient palpable. Je crois qu’un jour, vous parviendrez à le maîtriser, comme moi, j’ai appris à mon humble niveau. Et ce jour-là sera un grand jour pour l’humanité…
Peter entra dans la cuisine, les interrompant.
— Ça y est, dit-il. La maison est en ordre. Vous avez chacun une chambre en haut. Stefan et moi partagerons le salon avec le lit de camp et le canapé.
Au regard absorbé de ses interlocuteurs, le jeune homme comprit qu’il débarquait dans une discussion intense. Il demanda :
— Tout va bien ?
— Oui, répondit Valeria. Nous parlions perception…
— Je vous ai dérangés, excusez-moi. Je vous laisse. Il est bientôt 18 heures. Je dois aller appeler Dumferson.
La seule cabine publique de la bourgade se trouvait à la station-service, accrochée à la façade, entre le râtelier de pneus poussiéreux et le distributeur de boissons. Le gérant en combinaison crasseuse leva à peine le nez du moteur dans lequel il était plongé à l’autre bout du terre-plein.
Dumferson décrocha à la deuxième sonnerie.
— Oui ?
— C’est Peter. Comme convenu.
— Pile à l’heure. Vous avez trouvé la maison ?
— Sans problème. C’est parfait. On n’était plus habitués à un tel luxe, encore merci. Et de votre côté ?
— D’après les toubibs, Morton a pété un plomb. L’effet des médicaments s’est dissipé depuis longtemps, mais il ne parle plus du tout. Ils disent même qu’il y a de grandes chances pour qu’il ne retrouve jamais ses esprits. Ils diagnostiquent un choc psychologique traumatisant. Du coup, personne n’a songé à s’interroger sur la façon dont il avait échoué chez nous.
— Et le centre ?
— On peut dire qu’ils étaient surpris. Je n’ai jamais vu des experts du gouvernement faire une tête pareille ! Ils encaissent très mal qu’un tel complexe ait pu être construit et géré dans leur dos. Il va y avoir du remue-ménage. La Maison-Blanche envoie un mandataire et une armée de conseillers pour évaluer le site. Ils vont tout éplucher. En attendant, les programmes sont interrompus et les personnels mis à pied.
— Qu’ont-ils fait de Jenson ?
— Ils l’ont embarqué pour l’interroger. Ce salopard a l’air décidé à faire de la résistance mais personne ne l’écoute. À leurs yeux, il est d’abord complice d’un gigantesque détournement de fonds publics, et il a aussi trahi la confiance de sa hiérarchie puisque j’ai appris qu’à l’origine, le département d’État l’avait recruté comme consultant pour la NSA. C’est un vrai sac de nœuds et comme ils ne peuvent pas s’en prendre à Morton, ils vont sûrement s’acharner sur lui. Étonnamment, il n’a pas dit un mot sur vous.
— Il se réserve pour plus tard…
— Trop tôt pour le dire, mais de toute façon, il ne pourra pas grand-chose. Il n’a plus Morton pour le protéger. Sans appui politique, il va trinquer. Et maintenant, passons aux bonnes nouvelles : les avis de recherche vous concernant ont été annulés et grâce à un copain au FBI, j’ai même pu les faire effacer des banques de mémoire centrales. Il n’existe plus aucune trace du fait qu’on vous ait poursuivis un jour. Pour les papiers d’identité de Simon, c’est bon. Ils sont partis ce matin en express. Vous devriez les avoir demain matin, en poste restante, au bureau de Bingham.
— Génial. Et pour vous ?
— Comment ça ?
— Qu’allez-vous devenir ?
— Je ne me fais pas trop de soucis. Dans ces cas-là, on ne s’acharne pas sur les seconds couteaux. Ma ligne de défense est toute trouvée : je n’ai fait qu’obéir à mon supérieur. C’est la règle chez les militaires. On ne peut pas me condamner pour cela. Alors je vais encore passer un peu sur le gril et ils vont me remettre au placard ailleurs. Sauf que cette fois je ne vais pas hésiter à charger mon chef…
— Il faut vous souhaiter bon courage ?
— Merci. Pas d’angoisse. Je vais me débrouiller.
Puis, après une hésitation, Dumferson ajouta :
— Vous savez, je ne me rends pas encore très bien compte de ce que j’ai vécu ces dernières vingt-quatre heures, et je crois que je ne le réaliserai jamais vraiment. Mais je suis heureux de vous avoir rencontré. Je vais vous avouer un truc idiot : lorsque Gassner est mort, nous avons tous souffert de ne pas avoir pu lui dire ce que nous avions sur le cœur à son sujet.
— C’était si grave que ça ?
— Il était insupportable, intraitable, infatigable, mais c’était de loin le mec le plus droit et le plus juste que nous ayons rencontré. En vous aidant, j’ai l’impression d’avoir payé un peu de ma dette envers lui. S’il avait vécu, j’aurais bien aimé devenir son ami. J’espère qu’un jour on se reverra et qu’on aura le temps d’en parler.
— Quand vous voudrez.
— En attendant, il y a encore du boulot. Je veux passer les affaires de Jenson au peigne fin tant qu’il est retenu par les fédéraux.
— Bon courage et à demain, même heure.
— Reposez-vous et prenez soin de la jeune femme, elle en a bien besoin. À demain.
Assise sur un tas de vieilles bûches moussues à demi éboulé devant la maison, Valeria profitait des dernières lueurs du jour. Les yeux perdus dans le ciel qui virait lentement du bleu au pourpre, elle jouait, rêveuse, avec le pendentif qui avait enfin retrouvé sa place autour de son cou. La petite émeraude sertie d’argent tournoyait, glissait d’un doigt à l’autre.
La vieille Buick déboucha du chemin de terre en ronronnant et s’arrêta devant le garage de bois. Peter descendit et remarqua la jeune femme.
— Si tu restes là, lui dit-il en claquant sa portière, tu vas servir de dîner aux moustiques.
Elle posa sur lui un regard serein. Il s’approcha. Par timidité, il éprouva le besoin de faire semblant de s’intéresser au vieux garage. Il jeta un œil par le carreau cassé d’une fenêtre.
— Il n’y a plus grand-chose là-dedans, fit-il. Quelques outils rouillés…
— Il a dû servir de cabane à tous les gamins des environs, commenta Valeria qui suivait le jeune homme des yeux.
Elle le retrouvait tel qu’elle l’avait vu la première fois. Sa grande silhouette semblait tenir en équilibre sur des échasses. Assise, elle le trouvait encore plus grand. Dans le contre-jour, les mèches de ses cheveux blonds décoiffés accrochaient la lumière. Il vint finalement s’asseoir à côté d’elle.
— Quelles nouvelles de Dumferson ?
— Il fait le ménage. Ça se passe bien.
— Tant mieux.
— Et toi, comment ça va ? demanda Peter.
— Étonnamment bien. J’ai juste envie de dormir.
— Pas surprenant. Avec toutes les drogues qu’ils t’ont injectées, ton organisme doit avoir besoin de récupérer. Tu fais des cauchemars ?
— Non, je ne rêve pas. Je suppose que mon esprit se protège de tout ce qui s’est passé. Les derniers jours sont de plus en plus confus dans mon souvenir, ils deviennent flous. Je n’en garde qu’une peur sourde et un rejet complet.
— Il faut tourner la page. Nous sommes libres désormais.
— C’est vrai, tu as raison.
Valeria détourna son visage.
— J’ai parlé avec Simon, dit-elle. C’est un homme surprenant. Il a pas mal de points communs avec nous. Lui aussi a hérité d’un don qui a bouleversé sa vie. Il y a beaucoup réfléchi. Je crois qu’il pourrait nous aider à comprendre ce qui nous arrive.
— Tu es certaine d’avoir envie de te plonger là-dedans maintenant ?
— Disons que puisqu’on doit vivre avec ça, autant apprendre tout ce que nous pouvons. Histoire d’être moins dépassés. Cela nous concerne, après tout.
— Pour ma part, j’ai envie d’un peu de calme. Simon t’a dit ce qu’il comptait faire une fois qu’il aura ses papiers ?
— Il veut retourner en Inde, refaire sa vie. Mais il n’est pas encore décidé. Il est certain de vouloir quitter les États-Unis et après, c’est encore vague. Il a peut-être quelques parents éloignés près de Calcutta. Il va avoir du mal à oublier tout ce qu’il a subi.
— On n’efface pas comme ça cinq ans de captivité dans le cachot le plus high-tech du monde.
— Lui dit que ce n’est pas l’enfermement qui l’a le plus marqué.
— Et qu’est-ce que c’est alors ?
— Ce qu’il sait. Tout ce qu’il a appris, tout ce dont il a été le témoin. Auparavant, il sentait des choses mais cela restait une façon un peu décalée de voir la vie. Au centre, il a mesuré à quel point c’était hors norme. Il dit qu’il ne peut plus voir l’existence comme avant. À présent, il ne sait plus rien faire sauf capter les flux, les évaluer. Tout son être est conditionné à cela. Il dit aussi que son plus grand choc est de nous avoir rencontrés. Sentir ce que nous émettons, particulièrement toi, a changé sa vision du monde pour toujours. En fait, il ne croit plus à la mort.
Dans la pénombre qui s’installait, Peter observa furtivement le profil de Valeria.
— J’arrive moi aussi à cette conclusion, dit-il. Mais il y a autre chose. Si je ne me trompe pas, Simon ne sentira bientôt plus rien de spécial à mon contact.
Surprise, elle tourna la tête vers lui.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que j’ai l’impression que Gassner n’est plus en moi.
Prononcer cette simple phrase l’allégea tout à coup.
— Que veux-tu dire ?
— Grâce à lui, j’avais certaines aptitudes, des raisonnements et des capacités qui m’étaient jusqu’alors inconnus. Depuis hier, je me rends compte que je suis en train de les perdre. Comme si Gassner sortait de moi, comme si son esprit repartait avec tout ce qu’il avait apporté.
Valeria voulut saisir la main du jeune homme, mais elle n’osa pas.
— Cela t’inquiète ? demanda-t-elle.
— Ça me perturbe. Son identité s’est tellement confondue avec la mienne que, par moments, je ne faisais plus aucune différence entre nous. Du coup, je ressens une absence, comme si un peu de moi disparaissait. C’est paradoxal.
— Je ne crois pas que tu aies changé. Tu sais, depuis que cette histoire nous est tombée dessus, je me pose beaucoup de questions, sur ce que je suis, sur la vie. Lorsque j’étais au centre, j’ai cru que je ne ressortirais jamais. Ils savaient au moins s’y prendre pour nous inculquer ce sentiment parce que Simon l’a éprouvé aussi. Ils t’enfermaient dans un désespoir permanent. C’était horrible. Lorsque tu crois que tout est perdu, tu ne te mens plus, tu remets les choses à leur vraie place. J’ai eu peur de ne plus jamais vivre, et là, mon regard sur ce que j’ai traversé a changé. Dans ces moments-là, ce que tu regrettes vraiment, ce qui te manque le plus devient alors évident.
« La nuit, je n’arrivais pas à dormir tant que l’épuisement ne l’emportait pas sur la terreur de voir Jenson ou son épouvantable assistante débarquer. Alors je pensais. Les idées se télescopaient dans ma tête dans un chaos total. C’est terrible à dire, mais je me suis rendu compte que la plupart des choses que j’ai faites ces dernières années n’avaient aucune importance pour moi. Je me suis souvenue de mon enfance, de mes parents, des quelques proches avec qui j’ai vécu des choses fortes, pourtant, à partir de l’adolescence, tout devenait moins clair, plus ambigu.
« En grandissant, on apprend à faire semblant, on joue le jeu de la vie, on étouffe son instinct et on cède aux convenances. Si tu y réfléchis un peu, c’est fou le nombre de choses que l’on fait sans y croire, pour faire comme les autres, pour être comme il faut. Quand tu retires le superficiel, il ne reste plus grand-chose. Durant toute cette époque, la seule chose qui m’était personnelle, intime, qui était vraie en moi, c’était ce rêve, notre rêve. Et puis je t’ai rencontré, et bizarrement, alors que l’on ne se connaissait pas, tu es la seule personne avec qui je n’ai jamais fait semblant. Avec toi, je n’ai jamais joué de jeu. À cause de notre vision, à cause de l’urgence, de la peur, de la menace perpétuelle, avec toi je n’ai été que moi-même.
« M’apercevoir de cela a été un choc, mais surtout une véritable libération. Je me suis tout à coup sentie lucide, intègre, respectueuse de ce que je suis. Au centre, je n’ai repris espoir qu’une seule fois lorsque, à ma grande honte, j’ai espéré que toi et Stefan aviez été capturés vous aussi. La simple idée de vous revoir, de te retrouver même dans cet enfer suffisait à me rendre la situation vivable…
La jeune femme prit une inspiration et ajouta :
— Stefan m’a dit que tu avais eu des moments difficiles après le réveil de la mémoire de ce Gassner. Il n’a pas voulu raconter. Il m’a un peu inquiétée sans le vouloir mais depuis hier, je te retrouve, et c’est la meilleure chose qui me soit arrivée depuis longtemps.
La nuit était tombée. Dans la maison, les lampes du salon avaient été allumées derrière les rideaux tirés. On entendait aussi le son étouffé d’une radio qui diffusait une vieille chanson. Dans le ciel, les étoiles apparaissaient les unes après les autres. Il faisait bon.
— Tu vas retourner en Espagne ? demanda Peter.
— Je ne sais pas. Dumferson a promis d’appeler mes parents pour les rassurer. Je n’ai pas voulu le faire moi-même, j’ai trop peur des questions. Cela me laisse quelques jours de plus pour décider. Et toi ? Que vas-tu faire, maintenant ?