La nuit avait été courte mais paisible. Peter et Stefan s’étaient assoupis les premiers, laissant Valeria et Simon poursuivre seuls leur interminable discussion sur les mystères du destin qui avait orchestré leur rencontre. Hasard ou plan ? Qu’est-ce que le hasard, et qui pourrait maîtriser un tel plan ? Rien que d’y songer, les cerveaux s’échauffaient.
Une fois dans leur chambre, les deux rescapés du centre avaient eu le plus grand mal à trouver le sommeil. L’effet combiné d’une liberté retrouvée et de souvenirs trop présents l’expliquait sans peine.
Au petit matin, le chant des oiseaux avait réveillé Simon qui, du coup, s’était levé le premier. Aussi gentiment que maladroitement, il avait préparé le petit déjeuner et attendu que ses compagnons émergent les uns après les autres.
Pour les trois jeunes gens, il s’agissait d’un des premiers matins où ils n’avaient ni rêvé de la chapelle ni eu à changer d’adresse dans la précipitation. Parfois, ils se jetaient des coups d’œil incrédules, se sentant en complet décalage avec l’atmosphère estivale qui régnait.
En milieu de matinée, ils avaient méthodiquement nettoyé la maison, replacé les draps sur les meubles et tout refermé avant de se rendre au petit bureau de poste de Bingham. En saisissant l’enveloppe cartonnée que lui tendait la guichetière, Simon avait les mains qui tremblaient.
Il n’attendit même pas d’être revenu à la voiture pour ouvrir le pli. Il en extirpa un passeport indien, une attestation de protection sociale et une liasse de billets de cent dollars. Un petit mot manuscrit était glissé sous l’élastique : « Le centre vous doit bien ça. Bonne chance. Douglas. »
Dans la voiture qui filait, Simon n’en finissait pas de retourner son document d’identité. Une fois encore, il l’ouvrit et relut les mots sur la première page : Simon Sanghari. Depuis des années, dépossédé de tout, il n’avait été qu’un prénom.
— Alors ? demanda Stefan en l’observant dans son rétroviseur. Quel effet ça fait d’être de nouveau soi-même ?
Simon se contenta de sourire sans quitter son passeport des yeux. Valeria était émue pour lui.
— Eh bien, ne le rangez pas, commenta Peter, parce que nous arrivons bientôt à la frontière canadienne.
Malgré la confiance que Peter avait dans le travail de Dumferson, il ne pouvait s’empêcher de redouter le contrôle des gardes frontaliers. Lorsque la Buick s’arrêta devant le poste de douane, l’agent examina les passagers avec attention. Stefan tendit les quatre passeports.
— Touristes ?
— Oui, répondit Stefan. Nous nous rendons à Montréal.
L’agent vérifia les visas et fit le tour du véhicule.
— C’est bon, leur dit-il en faisant signe de lever les barrières électriques.
Moins de deux heures plus tard, la Buick se garait sur le parking de l’aéroport de la capitale québécoise.
— Alors c’est décidé, lança Valeria à Simon. Pour vous, c’est Calcutta ?
— Oui. Là-bas, je pourrai me débrouiller. Puisque je dois recommencer de zéro, je préfère retourner là où j’ai mes racines.
Ils s’engagèrent dans les grands couloirs aux murs tapissés d’affiches éclairées. Un escalator les remonta vers le rez-de-chaussée de l’aéroport. Pris entre les passagers qui traînaient d’énormes bagages, assailli par ce monde trop coloré et les annonces sonores incessantes qui couvraient la musique d’ambiance, Simon stressait. Ils remontèrent la galerie commerciale jusqu’au hall d’embarquement principal.
— Et pour vous trois, c’est l’Écosse ? interrogea Simon en essayant d’être léger.
— Oui, répondit Peter. Nous avons encore un point à régler ensemble. Ensuite, nous verrons.
Ils se dirigèrent vers le comptoir d’information. Pour Calcutta, le prochain vol était prévu dans la soirée, avec un changement à Delhi.
Pour Édimbourg, il était possible d’attraper un vol British Airways vers Londres qui partait dans moins d’une heure. De là-bas, une correspondance régulière les amènerait à leur destination.
— Il faut vous dépêcher, expliqua l’hôtesse. L’embarquement commence dans un petit quart d’heure.
Les quatre voyageurs se réfugièrent le long d’un mur du hall, à l’écart de la foule grouillante. Chacun songeait aux adieux imminents.
— Je ne pensais pas que nous serions obligés de nous séparer aussi vite, confia Valeria avec regret.
— Sauvez-vous, jeunes gens, déclara Simon. Nous nous reverrons. Dès que j’aurai une adresse, je vous ferai signe.
Il fit une pause.
— C’est ici que nos routes se séparent, reprit-il, la gorge serrée. Ça va me faire drôle. Je me suis bien habitué à vous. Je vous dois ma liberté. Merci de m’avoir tiré de ce trou.
Stefan lui tendit la main le premier.
— Vous allez nous manquer, nous aussi vous devons beaucoup. Bon retour. Vous et nous sommes bien placés pour savoir que la pensée nous liera toujours.
Simon acquiesça en souriant et serra longuement sa main. Il salua ensuite Peter et se tourna vers Valeria.
— Que l’Esprit vous garde, lui dit-il en la saisissant pudiquement par les épaules. Et n’oubliez jamais que vous n’êtes pas seule.
La jeune femme se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue.
— Nous n’avons pas fini notre conversation, dit-elle. Alors à bientôt…
Les trois jeunes gens s’éloignèrent vers les comptoirs pour l’Europe, laissant Simon seul, bientôt invisible dans le hall bondé.
La plupart des passagers de l’avion s’étaient endormis. Les hôtesses avaient disparu dans leur carré. Le film était terminé depuis longtemps et on n’entendait plus que le ronronnement régulier des réacteurs. Seuls quelques irréductibles écoutaient encore de la musique au casque. Valeria n’avait même pas attendu d’incliner son siège pour sombrer dans un profond sommeil. La revue qu’elle avait à peine eu le temps de feuilleter était encore ouverte sur ses genoux.
— C’est Dumferson qui t’inquiète ? demanda Stefan à Peter à voix basse.
Le grand Hollandais fut surpris. Il croyait que son compagnon dormait aussi.
— Il ne répond pas. Je n’aime pas ça.
— Tu t’en fais trop. Ce n’était pas tout à fait l’heure. Il était sûrement occupé ailleurs. Tu le joindras demain matin. Avec le décalage horaire, ça ira.
— J’espère. N’empêche, c’est assez bizarre.
— On est libres, on peut enfin vivre normalement et plus personne ne nous court après, alors décompresse.
— Tu dois avoir raison.
— Essaie de dormir, on a le temps. Tu as l’air crevé. Ça y est, on a réussi. On a récupéré Valeria. Regarde-la.
Peter se tourna vers sa voisine. La jeune femme semblait apaisée. Ses longues mèches bouclées encadraient son visage à peine éclairé par les veilleuses. Ses lèvres légèrement entrouvertes laissaient passer son souffle régulier. Leur courbe était parfaite.
Stefan la regardait également. Les deux garçons, un peu gênés de se surprendre à la dévisager ainsi, changèrent de sujet.
— Et pour la mallette ? interrogea Stefan.
— Je ne sais pas trop.
— Tu peux me dire où elle est maintenant.
— Je l’ai cachée au pied d’un vieux pont en ruine à l’entrée de Drymen, au sud du loch Lomond. Je n’avais pas beaucoup de temps, c’est tout ce que j’ai trouvé. La nouvelle route passe juste à côté, c’est un pont à une seule arche, la mallette est dans la pile de droite, environ un mètre au-dessus du niveau de la rivière, dans un creux.
— Personne ne risque de la découvrir ?
— Je me suis donné un mal de chien pour aller la planquer. Entre les ronces et la hauteur, il faut vraiment vouloir y aller. Je ne crois pas qu’on puisse tomber dessus par hasard.
— Qu’est-ce qu’on va en faire ?
— Je me pose la question depuis un bon moment. Je ne me sens pas le droit de détruire son contenu. J’ai réussi à mettre le feu aux archives du centre parce que c’est ce que les Destrel avaient voulu. Mais la mallette, ils l’ont remplie et cachée pour qu’elle reste, qu’elle soit transmise. Alors je ne sais pas. S’il faut choisir entre la voir tomber entre les mains de gens comme Jenson ou la détruire, je n’hésite pas. Mais il existe peut-être des scientifiques plus intègres qui pourraient valoriser cette découverte.
— J’aimerais bien savoir où ils se cachent, fit Stefan, amer. On ne doit courir aucun risque avec des travaux d’une telle importance. À mon avis, il faut placer la mallette en sûreté et chercher à qui la donner. Cela peut prendre des années, le temps que le monde ait gagné en sagesse.
— Ça ne risque pas d’arriver tout de suite.
— Crois-tu que nous soyons capables de décider nous-mêmes à qui la confier ?
— Qui d’autre pourrait le faire ? C’est à nous que ce rêve est venu. C’est en moi que Gassner s’est réveillé.
— Et une fois qu’elle sera dissimulée, comment faire pour que, dans le futur, elle soit retrouvée ?
Stefan regarda son complice droit dans les yeux. Peter connaissait la réponse à sa question mais redoutait de l’entendre. Stefan lui souffla :
— Toi et moi savons qu’il n’existe qu’un moyen de graver ce secret au-delà de nos propres vies…