— Vous devez venir, monsieur.
— Que se passe-t-il ?
— Le médium s’est évanoui.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Son encéphalogramme, personne n’a jamais vu ça. Il devrait être mort.
— Il faut tout arrêter.
— Aucun humain n’a ce pouvoir.
— Je repars ce soir. Mon vol est à 20 h 40.
Valeria était décidée. Peter cherchait son regard, mais la jeune femme l’évitait délibérément, fixant sa tasse vide. Ils étaient arrivés au pub dès l’ouverture et s’étaient assis à la table la plus isolée, au fond, dans un recoin, sous des reproductions de blasons écossais noircies par des années de fumée. Ils n’avaient pas dormi de la nuit. Valeria n’avait même pas osé repasser chez Madeline prendre une douche et des vêtements propres. Elle avait trop peur des questions.
— Tu ne peux pas partir maintenant, c’est impossible, ce serait une erreur… insista le jeune homme.
— L’erreur, c’était de venir. Je n’aurais jamais dû. Cette chapelle était un rêve. J’aurais mieux fait de m’en tenir là.
— Mais elle existe, tu l’as vue comme moi, et cette mallette aussi !
Valeria releva les yeux et foudroya Peter du regard.
— Oui, et je me pose beaucoup de questions.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pourquoi m’as-tu proposé de venir plonger avec toi ? Comment se fait-il que tu aies su ce qui se cachait sous le dallage ?
— Calme-toi, fit Peter. Ne me reproche pas quelque chose que je subis aussi. Arrête ta parano et n’oublie pas que c’est toi qui es venue me trouver ; c’est toi qui m’as parlé de ton rêve…
— Alors, comment fais-tu pour rester si serein après ce qui s’est passé cette nuit ?
Sa voix était montée d’un cran. Elle avait du mal à contenir sa colère.
— Tu voudrais que je devienne fou furieux ? Que j’aille alerter les flics en leur expliquant qu’on a fait de la plongée dans une chapelle engloutie dont on rêve depuis qu’on est gosses, qu’on y a découvert une mystérieuse mallette, et qu’à notre sortie de l’eau un grand baraqué cagoulé, prêt à nous tuer, nous attendait pour la piquer ? Ce n’est pas en prison qu’ils vont nous jeter, c’est à l’asile !
Valeria ferma les yeux et inspira à fond, tentant de se reprendre. Elle le regarda avec moins d’agressivité. Peter continua :
— Je comprends ce que tu ressens, mais ce n’est pas à moi qu’il faut t’en prendre. Ce rêve, je n’ai pas choisi de le faire non plus. J’ignore ce qui m’a poussé à venir ici. Je ne sais pas pourquoi nous nous sommes rencontrés, pourquoi nous y sommes allés, pourquoi ce type savait où nous attendre ni pourquoi il était prêt à nous éliminer pour ce satané attaché-case.
— Avant, je rêvais de cette chapelle, dit Valeria d’une voix éteinte. Maintenant, je vais en faire des cauchemars. Je préfère rentrer en Espagne et essayer d’oublier tout ça.
— Tu n’y arriveras pas.
Sans lui laisser le temps de répliquer, il enchaîna :
— Qu’est-ce que tu crois ? Tu vas retourner à ta gentille vie d’avant en faisant une croix sur ce que nous avons vécu ? Pour toi, pour moi, pour notre santé mentale, je voudrais vraiment que ce soit possible, mais ça ne l’est pas. Je veux savoir ce que contient cette mallette, je veux comprendre.
Valeria ne laissa entrevoir aucune réaction. Sur un ton détaché, elle dit simplement :
— Cet après-midi, nous irons rendre les combinaisons. Je tiens absolument à payer pour ma torche perdue. Ensuite, si tu veux bien, tu me déposeras à l’aéroport.
— Et puis quoi ? Ciao, bye bye, plus rien ? On aura vécu tous les deux la chose la plus incroyable, la plus dingue, la plus frustrante de notre existence, et on ne se reverra jamais ?
— Je crois que c’est mieux. Cette histoire a déjà pris une ampleur démentielle. Inutile de tenter le diable en allant plus loin.
— Désolé, c’est au-dessus de mes forces, dit-il en secouant la tête. Je ne suis pas capable de lâcher. Je voudrais pouvoir me mentir, me dire que j’ai déliré, mais tu es la preuve que je n’ai pas rêvé. Tu n’oublieras rien, et moi non plus. Notre seule façon de retrouver la paix, c’est d’aller au bout, de comprendre…
La porte du pub tinta et une bande de joyeux jeunes gens entra. À eux seuls, ils envahirent trois tables. Peter repoussa son verre et se leva.
— De toute façon, tant que ton avion n’a pas décollé, rien n’est joué. Nous n’allons pas rester enfermés ici toute la journée. Viens, allons faire un tour.
Il n’était pas nécessaire de marcher longtemps pour sortir du hameau. Très vite, la forêt était là. Les deux jeunes gens avaient suivi la route qui montait vers le Lomond. Même si d’imposants nuages gris ardoise traversaient le ciel poussés par un vent d’est, il ne pleuvait pas. Ils empruntèrent un chemin forestier qui serpentait à flanc de montagne entre des massifs boisés et des plateaux rocailleux envahis de bruyère.
Ils n’avaient pratiquement pas échangé un mot depuis le pub. Chacun affrontait ses propres interrogations. Peter espérait réellement convaincre Valeria de rester avec lui ; à présent qu’il l’avait rencontrée, il n’arrivait plus à envisager de continuer seul. La jeune femme, elle, essayait de penser à ce qu’elle allait faire à son retour. Rejoindre ses amis n’était peut-être pas le mieux. Trop de bruit, trop de jeux, trop de légèreté. Et elle sentait qu’il lui faudrait du calme, l’absence de jugement, de vrais projets et du temps pour surmonter la désastreuse expérience de son voyage.
De petites colonies de moucherons dansaient dans les rayons du soleil. Même en plein été, la forêt sentait la terre et la mousse, comme en automne. Peter rompit le silence :
— C’est une chance pour moi d’avoir fait ta connaissance.
La réflexion tira Valeria de ses idées noires. Elle sourit. Le vent rabattait obstinément ses cheveux sur son visage.
— Tu es toujours aussi positif ? demanda-t-elle.
— Pas vraiment. Tous mes proches te diraient même le contraire. Mais je considère sincèrement que tu es un cadeau du destin. Si j’avais été seul hier soir, je crois que j’aurais sauté sur le type et il m’aurait sans doute tué. C’est à devenir fou.
— Qui sait ? J’ai l’impression que je deviens folle moi aussi. Je n’ai plus la sensation de vivre dans le même monde qu’avant. Je perçois tout différemment. Cette histoire m’obsède.
— Et c’est toi qui parlais d’oublier…
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas trop. Chercher, avec toi j’espère. Chez moi, personne ne m’attend avant deux semaines. Et toi ?
— Je suis censée aller rejoindre des amis sur la côte.
— Un petit ami ?
Valeria marqua le pas et dévisagea Peter. En découvrant le regard offusqué de la jeune femme, celui-ci se défendit en souriant :
— C’est juste pour savoir ! On a fait le même rêve toute notre enfance et on ne se connaît même pas !
Valeria passa la main dans ses cheveux.
— Oui, j’ai quelqu’un, répondit-elle. Il s’appelle Diego.
— Il sait pourquoi tu es là ?
— Je le lui ai dit, mais il ne comprend pas très bien. Lui ne voulait pas que je vienne.
— Tu vas lui parler de notre rencontre ?
— Plus tard, peut-être. Je verrai. Et puisque nous en sommes aux confidences, de ton côté, il y a quelqu’un ?
— Non. Je suis tristement célibataire. Ce n’est pas faute d’avoir commencé des histoires, mais ça ne dure jamais bien longtemps. Toutes me trouvent gentil mais trop brouillon et toujours dans la lune…
— Ce n’est pas l’image que j’ai de toi.
— Eh bien, lorsque tu viendras me rendre visite en Hollande, tu essaieras de les convaincre !
Valeria éclata de rire. Redevenant soudain sérieuse, elle demanda :
— Tu crois que nous nous reverrons ?
Peter s’arrêta.
— Honnêtement, je ne sais pas. Pour le moment, je n’envisage même pas que l’on se sépare.
Valeria resta silencieuse un moment puis, indiquant un tronc couché sur le bord du sentier, elle dit :
— Je m’assoirais bien un moment.
Emportées et déformées par le vent, les rumeurs de la petite bourgade montaient parfois jusqu’à eux. On entendait aussi les bêlements des moutons, éparpillés sur la colline d’en face. Les deux jeunes gens étaient de nouveau silencieux, regardant la forêt à travers laquelle ils apercevaient la vallée. Un bruissement attira leur attention. Ils se retournèrent et virent arriver un homme assez jeune qui faisait son jogging. En les découvrant soudain, le sportif sursauta, surpris. Sans ralentir sa foulée, il les salua d’un mouvement de tête et continua son chemin.
— Il a la santé, remarqua Peter. Un kilomètre à ce rythme suffirait à m’envoyer à l’hôpital pour deux semaines…
Valeria ne broncha pas. Peter se tourna vers elle. Il ne voyait pas son visage, masqué par ses cheveux. Il se pencha. Elle pleurait.
— Et alors ? dit-il en lui prenant la main. Qu’est-ce qui te met dans un état pareil ?
Elle s’abandonna contre lui sans répondre.
— C’est pas grave si toi non plus tu ne peux pas courir comme le jogger… plaisanta-t-il gentiment. Si ça se trouve, au bout du chemin, un loup ou le monstre du loch va le bouffer. La région est bizarre, tu sais…
Blottie entre ses bras, elle sanglotait.
— Qu’est-ce que je dois faire ? gémit-elle.
— T’arranger pour que Diego ne nous surprenne pas comme ça, sinon il va me courser pour me taper et je viens de te dire que je ne sais pas courir… Tant pis, ça me fera trois semaines d’hôpital !
Valeria pouffa de rire entre deux sanglots.
— Je ne sais pas ce qui nous arrive, dit Peter plus gravement. Mais je suis sûr que fuir ne servira à rien.
Une première goutte tomba sur son épaule. La pluie arrivait. Ils restèrent pourtant encore longtemps l’un contre l’autre, perdus dans leurs pensées. Ici, malgré la pluie, malgré le vent, ils étaient au calme. Ils auraient presque pu se croire en sécurité.