8

— Ma perception a changé.

— Que voulez-vous dire ?

— La conscience se réveille. Je sens leurs esprits.

— Où sont-ils ?

— La sensation est trop diffuse pour les localiser.

— Quand pensez-vous y parvenir ?

— Qui sait ? Je ne suis que médium. C’est un don qui n’a que faire de votre obsession du contrôle.


Lorsque les roues de l’Airbus touchèrent enfin la piste de l’aéroport de Glasgow, Valeria ne fut pas surprise : il pleuvait. Instinctivement, elle se recroquevilla comme pour se protéger de la grisaille écossaise. Autour d’elle et malgré la consigne, les groupes d’enfants et les passagers se levaient déjà pour sortir. Valeria resta assise à sa place, seule, les yeux perdus au-delà du hublot que les gouttes striaient presque à l’horizontale. La jeune femme éprouvait un sentiment inconnu, déstabilisant. Elle qui avait pour habitude, comme tous les jeunes de vingt ans, de se déplacer avec sa petite bande se retrouvait pour la première fois isolée, loin des siens et des visages familiers qui faisaient partie de sa vie. Elle se sentait perdue. Elle eut une pensée pour Diego et ses amis qui devaient se la couler douce au soleil de la côte espagnole. Peut-être avait-elle fait une erreur en venant ici, à la poursuite de ce que tous les autres considéraient comme une chimère…

Elle se reprit vite : elle était juste fatiguée du voyage et pressée d’arriver. Afin que le périple lui coûte moins cher, elle avait pris un premier charter pour Paris puis un autre vers l’Écosse. Son vol de retour était prévu trois jours plus tard — cela lui laissait assez de temps pour aller voir la chapelle, l’étudier sous toutes les coutures, faire quelques photos et rentrer vers le soleil.

Valeria ne savait pas exactement comment qualifier son voyage. Elle le ressentait comme un étrange mélange de tourisme et de pèlerinage. Elle en espérait beaucoup sans pourtant parvenir à définir son attente.

En débarquant dans l’aérogare avec son sac à dos plein à craquer, elle frissonna. Quelque chose de glacial la saisit et la pénétra jusqu’aux os. Elle n’avait jamais éprouvé ce sentiment auparavant. Valeria le mit sur le compte de la lassitude et du changement de climat. Elle se félicita d’avoir préparé son paquetage comme pour une expédition au pôle Nord.

Elle traversa le hall d’un pas vif. Au comptoir de l’office de tourisme, elle demanda la gare routière. Un homme lui indiqua la porte la plus à gauche. Il fut d’abord étonné qu’une jeune femme si latine parle aussi bien anglais, puis il ne vit plus que ses grands yeux émeraude…

Valeria le remercia d’un sourire et sortit. Elle se planta devant le panneau des horaires. Le bus Red Line pour Aberfoyle ne partait que dans une heure. Elle décida d’aller se réfugier au Starbucks, presque désert à cette heure, pour étudier encore son guide touristique. Elle connaissait pratiquement par cœur les pages sur les Trossachs. Elle avait lu et relu toutes les descriptions, tous les commentaires sur cette région. Elle s’était usé les yeux sur les photos de paysages qu’on aurait dit tout droit sortis d’un film. Pourtant, elle n’y avait trouvé aucune trace de l’unique but de sa visite : la chapelle Sainte-Kerin. Entre les châteaux et les abbayes, sans doute était-ce un monument trop modeste pour avoir les honneurs du guide.

La jeune femme attacha ses cheveux en queue-de-cheval. Elle extirpa une écharpe de son sac et s’en protégea le cou. Devant son thé fumant, comme pour conjurer le ciel plombé qui bouchait l’horizon, elle se répétait que c’était le mois de juillet, le plein été. La solitude la gagna de nouveau ; elle essaya bien de résister, de ne penser qu’à son étonnante visite dans cette contrée. Rien n’y fit. Elle se sentait fragile. Diego lui manquait. Elle aurait bien aimé sentir ses bras autour d’elle, son souffle chaud sur son cou. Si, au moins, elle avait pu lui téléphoner… Mais ce n’était pas raisonnable. La communication allait la ruiner, et si elle n’arrivait pas à tenir seule après deux jours, elle devait redouter le pire au bout d’une semaine. Elle se raisonna et se replongea dans l’étude de son guide.

Lorsque le bus se gara enfin le long du trottoir, ils ne furent que six à y monter. Valeria salua le chauffeur et lui acheta un ticket.

Le nez collé à la vitre, Valeria vit défiler les quartiers nord de Glasgow, uniformes et ternes. Après la sortie de la ville pourtant, en quelques kilomètres seulement, le décor changea du tout au tout. À un morne paysage urbain succéda sans transition une nature sauvage et souvent exempte de toute construction. Même sans soleil, Valeria devait admettre que ces vallons boisés et ces lacs avaient beaucoup de charme. L’autobus frôlait les parapets de pierres sèches qui bordaient la route. Par endroits, la chaussée était si étroite que Valeria se dit que le bus ne pourrait pas passer.

En fin d’après-midi, le soleil était revenu, donnant aux couleurs une intensité de carte postale. Mais au bout de plusieurs heures de route, les nombreux virages avaient fini par lui donner mal au cœur. C’est avec soulagement qu’elle aperçut enfin, planté au milieu des hautes fougères, le panneau annonçant l’entrée d’Aberfoyle. Le bus marqua son terminus dans l’unique rue du petit village. Au pied des monts arrondis, de jolies maisons de pierre grise se serraient les unes contre les autres. Quelques enseignes annonçaient les commerces et une cabine téléphonique rouge vif trônait sur le trottoir. Il n’y avait pas grand monde.

Le chauffeur ouvrit la porte et les trois passagers encore à bord descendirent. Valeria les imita. L’air frais lui fit du bien. Il embaumait la terre et la forêt. Le soleil avait à présent disparu derrière l’imposant Ben Lomond et tout le village était dans l’ombre. L’énorme montagne aux formes rondes et douces s’élevait dans le contre-jour, couverte de bois jusqu’aux deux tiers.

Le bus repartit dans un grondement de moteur et Valeria resta seule, debout, son sac à dos appuyé contre ses jambes. Elle repéra un pub, souleva son sac et remonta la rue. Au-dessus de la porte trônait un lion en relief majestueusement couché, la patte posée sur un blason. À travers les petits carreaux de la vitrine, elle aperçut des gens attablés autour d’une pinte. Elle entra et se dirigea vers le vieux comptoir martelé pour demander où trouver des chambres d’hôtes. Le barman, plutôt jeune, avait un accent marqué qui lui faisait rouler les « r » et manger la fin des mots. Il lui indiqua un petit cottage un peu plus haut sur la route du nord où, ce matin encore, il restait une chambre libre.

Valeria traversa le bourg et suivit la route qui montait vers la forêt. Elle n’eut aucune difficulté à trouver la maison, basse et fleurie telle que l’homme la lui avait décrite. Un peu en retrait du bord de la chaussée, un panneau « Bed & Breakfast » se balançait sur une potence noyée au milieu d’un impressionnant bac de fleurs multicolores. La jeune femme tira la chaîne de la cloche, qui tinta. Une dame d’un certain âge ouvrit la porte de la modeste demeure. Menue, elle était vêtue d’une robe presque aussi fleurie que sa clôture. Son visage ridé, encadré de cheveux blancs impeccablement coiffés en volutes, s’éclaira d’un sourire. Elle s’avança sur l’étroite allée pavée.

— Bonjour ! dit-elle. Je peux vous aider ?

— Je l’espère, répondit Valeria. Je cherche une chambre pour trois nuits.

La femme vint ouvrir le portail de bois peint. Son regard était aussi chaleureux que malicieux et son accent moins marqué que celui du barman.

— Nous avons de la chance toutes les deux, fit-elle. Je me désespérais de voir ma chambre vide et vous risquiez de dormir à la belle étoile. Entrez donc, chère enfant.

Valeria sourit et la suivit à l’intérieur. Il faisait bon dans la cuisine. Sur les nombreuses étagères s’alignaient des bibelots vieillots en porcelaine — une bergère aux teintes fades voisinait avec un chat deux fois plus grand qu’elle, mais le pire était sans doute un paon multicolore dont la roue d’un rose indéfinissable annonçait une prochaine pluie. Une grande pendule en forme de pâquerette marquait les heures au-dessus d’une table encombrée de revues à scandale.

— Vous savez, déclara la propriétaire des lieux, ici, on ne fait pas de manières. Je suis Mrs Jenkins, mais appelez-moi Madeline, dit-elle en lui tendant la main. Et vous ?

— Valeria Serensa, répondit la jeune femme en serrant la main tendue.

— Vous avez un joli prénom ! Venez, je vais vous montrer votre chambre. Elle n’est pas grande, mais elle est confortable et calme.

Au bout d’un couloir au papier peint chargé, décoré de gravures représentant de charmants animaux des bois, la logeuse ouvrit une porte.

— C’est un lit double, vous aurez de la place.

Valeria posa son sac et jeta un coup d’œil à la pièce. Les petites fleurs du papier peint avaient depuis longtemps perdu leur couleur. La tête du lit était encombrée de coussins au crochet, autant de témoins de longues soirées passées seule. L’édredon semblait moelleux. Tout paraissait bien à sa place. La petite lampe sur la petite table, un bouquet de chardons séchés sur la commode. Le rideau en dentelle laissait entrevoir un jardin.

— Cela vous convient-il ? s’enquit la dame.

— C’est parfait. Je dois peut-être vous régler d’avance ?

— Nous verrons cela plus tard. Ne vous inquiétez pas. Vous m’avez l’air épuisée, ma petite. Je suis sûre qu’un bon thé chaud avec quelques shortbreads vous fera le plus grand bien.

— Ce n’est pas de refus.

Les deux femmes revinrent à la cuisine.

— C’est la première fois que vous venez en Écosse ? demanda Madeline en remplissant d’eau une grande bouilloire qu’elle plaça ensuite sur le gaz.

— Oui.

— Ne vous fiez pas au temps qu’il fait, ça change vite.

— C’est ce que j’ai lu dans le guide.

La dame invita Valeria à s’asseoir. Elle posa deux tasses sur la table en prenant bien soin d’orienter l’anse correctement. Lorsque la bouilloire siffla, elle jeta deux bonnes cuillères d’un thé noir dans une théière ventrue et y versa l’eau. Avec précision, elle disposa les petits biscuits faits maison sur une assiette de faïence dont le vernis était tout craquelé.

— Puis-je vous demander d’où vous venez, jeune fille ?

— D’Espagne, de Madrid exactement.

— J’imagine que ce doit être assez différent d’ici.

— Chez nous, il fait très chaud, et les cabines téléphoniques comme les boîtes aux lettres ne sont pas rouges. Pour le moment, c’est tout ce que j’ai remarqué !

La dame se pencha légèrement en avant.

— Je vous ennuie, avec mes questions, dit-elle, mais vous savez, les gens comme moi louent leurs chambres surtout pour rencontrer des jeunes. On se sent moins seul.

Valeria sourit en réchauffant ses mains autour de sa tasse brûlante. Avec malice, Madeline fit remarquer :

— D’habitude, dans notre région, les jeunes viennent toujours en groupe ou en couple.

— Mon ami est resté en Espagne. Ce voyage est un peu particulier pour moi.

Trop heureuse que sa curiosité soit satisfaite, la dame continua :

— Tout de même, trois jours, c’est court.

— Je ne suis là que pour une seule chose.

— Ah oui ? répondit la dame, impatiente d’en apprendre plus.

— La chapelle Sainte-Kerin.

Madeline réfléchit un instant, puis plissant le front, déclara :

— Ça ne me dit rien. Il faut dire que je ne suis à Aberfoyle que depuis trois ans. Avant, j’habitais à Édimbourg. C’est ma sœur qui vivait ici, elle est morte sans enfant et j’ai hérité de cette bicoque. Je me suis dit que je serais mieux ici avec des touristes qu’à la ville avec tous ces stressés, alors j’ai sauté le pas. Mais je parle, je parle… Vous n’avez pas fait tout ce voyage pour m’entendre raconter mes histoires. Pour en revenir à votre chapelle, il faudrait demander à Mrs Dwight, elle fait souvent la guide dans les parages, elle connaît chaque tas de cailloux par son petit nom.

— D’après le peu que je sais, la chapelle se situe à l’extrémité ouest du loch Chon.

— Ah ça par contre, je sais où ça se trouve. Il faut prendre la route qui va vers Lomond, et continuer jusqu’au bout. Le loch Chon est le dernier, au bout du bout. Mais ça fait une trotte d’ici. Cela dit, le vieux Sheridan se fera un plaisir de conduire une jolie mignonne comme vous !

La femme lui lança un clin d’œil complice. Valeria n’avait pas l’habitude de rougir, c’est pourtant ce qu’elle fit.

— Je compte y aller dès demain matin.

— C’est joli là-bas, vous verrez. Mais dites-moi, pour venir d’Espagne dans le seul but de voir une chapelle, il faut une bonne raison.

— C’est un peu spécial. Je ne savais pas qu’elle existait et pourtant j’en rêve depuis que je suis toute petite. Alors, quand j’ai découvert une photo, je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir.

— Et vous voilà. Eh bien, ça c’est une histoire ! Il faut que ça vous travaille vraiment pour que vous vous donniez la peine d’accomplir un pareil périple.

— J’y pense tout le temps. J’ai l’impression que cela ne pourra s’arrêter que lorsque je l’aurai vue.

— Vous savez, ce genre de chose ne se commande pas, ça vient d’en haut.

Mrs Jenkins leva les mains en désignant les cieux.


Contrairement à ce qu’avait d’abord espéré Valeria, elle ne se coucha pas de bonne heure. La soirée fut pourtant délicieuse et son hôtesse réussit même à la distraire de ses préoccupations. La jeune femme se détendit. Pendant des heures, elles se parlèrent de tout et de rien, de ces choses insignifiantes qui font les existences, de leur passé, de leur pays, de leurs sentiments. Madeline Jenkins posa beaucoup de questions sur Diego. Elle voulait tout savoir, s’il était beau, galant, ce que Valeria comptait faire avec lui dans le futur. À plusieurs reprises, Valeria se surprit à constater qu’en définitive, elle se confiait plus librement à cette inconnue du fin fond de l’Écosse qu’à ses propres parents. Dans quelques jours, Mrs Jenkins et elle se quitteraient pour, sans doute, ne plus jamais se revoir. Cette situation autorisait bien des franchises.

Elles firent la vaisselle ensemble, en papotant encore. Valeria s’endormit vite, sans rêver cette fois de la chapelle dont elle n’avait jamais été aussi proche.


Le lendemain, à l’heure dite, Madeline frappa doucement à la porte :

— Valeria, chère enfant, il est l’heure de vous lever.

Émergeant de sous l’édredon, la jeune femme répondit d’une voix enrouée :

— J’arrive, merci.

Fébrile, elle enfila un jean et un gros pull. Elle était à l’aube du jour historique où son rêve allait enfin prendre corps.

Lorsque Valeria entra dans la cuisine, les œufs au bacon frémissaient dans la poêle et le thé fumait sur la table.

— Alors, bien dormi ? demanda Madeline.

— Comme un saco. Je suis en pleine forme.

— Un saco ?

— C’est comme ça qu’on dit chez nous. J’ai dormi comme une masse, comme un sac.

— Ici, on dit plutôt as a squirrel in winter, comme un écureuil en hiver.

— C’est plus joli.

— Question de météo… Chez vous, les écureuils n’ont pas besoin de se protéger du froid. Pour en revenir à votre affaire, tôt ce matin, je suis allée voir le vieux Sheridan. Il doit être à Callander à 10 heures, mais il a tout de suite accepté de vous déposer au loch Chon. Il ne devrait pas tarder.

— C’est très gentil. Il ne fallait pas vous donner tout ce mal.

— Je lui ai dit que vous veniez de loin et que vous étiez très belle. Il n’a pas hésité.

— Je suis certaine qu’il le fait pour vous plaire plus que pour croiser une étrangère.

— Ma petite, je vais vous donner un conseil : ne cherchez jamais à comprendre les hommes, contentez-vous de vous réjouir lorsqu’ils font ce que vous voulez !

Elles éclatèrent de rire. Valeria, qui d’ordinaire ne mangeait rien le matin avant d’aller en cours, termina son assiette et accepta même d’être resservie.

Un coup de Klaxon poussif venu de la rue mit un terme au petit déjeuner.

— Il est l’heure, jeune demoiselle.

Valeria enfila son coupe-vent et glissa dans son sac à dos la bouteille d’eau et les sandwichs préparés et soigneusement emballés dans du papier d’aluminium par sa logeuse. Au moment de sortir, elle se retourna vers Mrs Jenkins.

— Je suis tout excitée, avoua-t-elle.

— Je le vois, répondit Madeline. Les gens qui ne font que du tourisme n’ont pas ce regard-là.

— Merci pour tout. Je reviens le plus vite possible et je vous raconte.

Madeline sourit.

— Sauvez-vous. Profitez-en et, en revenant, faites du stop. Ici, vous ne risquez rien.

Valeria ouvrit la porte, fit un petit signe d’au revoir et sortit.


L’homme était bourru mais courtois. À travers les vitres sales de la vieille Vauxhall un peu cabossée, Valeria regardait la forêt sombre qui enserrait la route. Madeline Jenkins était sévère en traitant M. Sheridan de vieux ; il ne devait avoir qu’une cinquantaine d’années. La casquette enfoncée jusqu’aux sourcils, il conduisait les yeux consciencieusement rivés à la chaussée. Il gardait toujours une main sur le levier de vitesses, ce qui ne l’empêchait pas d’oublier d’en changer, et ne mettait jamais son clignotant quand il tournait. Chaque fois qu’il parlait, c’était pour poser des questions sur Mrs Jenkins. À l’évidence, les autres sujets — dont les jolies Espagnoles — n’avaient aucune importance pour lui.

— On va aller jusqu’à Kinlochard, expliqua-t-il. Après, y a que des chemins de terre. Je pourrai pas forcément passer. Je vais vous larguer aussi loin que la voiture pourra aller. Ensuite, faudra marcher. Je connais pas, mais on dit que c’est pas vilain. Moi, dans la région, je fais pas de marche. Quand on a coupé du bois toute la journée et retourné son lopin de terre, on va pas se balader.

— C’est très aimable à vous de m’emmener.

— Normal. Pas la peine de remercier. Pour revenir, vous guettez les voitures. Y en a pas beaucoup, mais on les entend venir de loin. Pas besoin de coller l’oreille sur l’asphalte comme les Sioux !

La route déboucha de la forêt sur un petit loch. Coincé entre deux collines boisées, il reflétait le ciel, toujours nuageux mais avec quelques trouées bleues.

— C’est joli par ici ! déclara Valeria.

— Y a pas grand-chose à y faire, mais c’est vrai que c’est pas moche. Nous à force, on fait plus attention. Ça nous étonne toujours que les gens viennent des quatre coins du monde pour marcher dans la gadoue sous la flotte…

— Tout est serein chez vous, et les gens ont l’air gentils.

— Allez dire ça aux Anglais !

Valeria sourit. La vieille rivalité entre Écossais et Anglais était toujours vivace…


Plus ils progressaient vers l’ouest, plus le ciel se découvrait. L’alternance de nuages et de franches éclaircies colorait le paysage d’une surprenante variété de teintes. On y trouvait toutes les nuances de vert, de brun. Sur les versants ombragés des collines, la végétation était si dense et luxuriante que l’on aurait pu se croire en Amérique du Sud. À chaque virage, un nouveau tableau surgissait.

Valeria et Sheridan ne croisèrent que quelques voitures avant d’atteindre la dernière maison de Kinlochard. Il quitta la route principale, tourna à gauche et s’engagea sur un chemin forestier. Ils arrivèrent bientôt au bord du loch Chon, qu’ils longèrent aussi loin que possible. La voiture était de plus en plus secouée par le chemin défoncé. L’homme ralentit et finit par s’arrêter.

— Et voilà, ma petite dame. Le reste, c’est avec vos pieds.

Valeria le remercia encore et descendit.

— Bonne promenade ! fit le bonhomme. Et n’oubliez pas de saluer Mrs Jenkins pour moi !

Valeria le regarda faire un demi-tour acrobatique entre les ornières et les gigantesques buissons de ronces avant de s’éloigner. Le ronflement du moteur resta audible bien après que la voiture eut disparu. La jeune femme se tourna vers le loch. Sa surface légèrement ridée par le vent avait quelque chose d’apaisant. Ici régnait un autre rythme. De part et d’autre, les collines s’élevaient, couvertes de bruyère. Sur les hauteurs, quelques moutons paissaient en liberté, parsemant leurs flancs de petites taches blanches. Le ciel se dégageait à vue d’œil. L’air était frais et pur. Valeria prit une longue inspiration. Aussi loin que son regard portait, les arbres et les rochers se découpaient nettement. Valeria prit soudain conscience du silence. Il n’y avait pas un bruit humain, pas un avion. L’incessant brouhaha du monde avait disparu. Elle n’avait jamais ressenti cela auparavant. Le vent courait dans les arbres, quelques oiseaux criaient au loin et les ajoncs oscillaient le long des berges. Valeria se sentait bien. Paradoxalement, ici, la solitude ne l’effrayait pas, au contraire.

Elle s’engagea sur le sentier qui suivait le bord marécageux du loch. Plus loin, elle regarderait sa carte ; elle s’arrêterait pour boire, mais pour le moment, elle ne voulait pas rompre le charme, elle voulait s’adonner au plaisir de marcher, légère et impatiente de son futur.

La matinée s’écoula au rythme de ses pas. En quelques heures, elle avait appris une autre façon d’avancer. Tous ses sens étaient en éveil. Elle retrouvait le goût de l’observation, elle savait qu’aux abords des grands buissons de fougères, elle entendrait les lapins détaler. Elle s’était habituée aux envols sonores des oiseaux des marais. De chaque fleur tiédie par le soleil montaient des parfums différents.

Elle arriva bientôt à l’extrémité ouest du loch. Le sentier, envahi de hautes herbes parsemées de fleurs sauvages d’un magnifique mauve, ne devait pas être très fréquenté. La chapelle n’était sûrement plus loin. Les rives étaient à présent rocheuses, et Valeria marchait juste au bord. Parfois, un mouvement de l’onde laissait deviner les poissons qui s’y cachaient. Peut-être existait-il ici aussi un monstre marin légendaire ? L’eau limpide était brunie par la tourbe.

Valeria décida de faire une pause et choisit une grande pierre plate. La roche n’était pas aussi chaude que celle de l’Henares en Espagne, mais elle y était bien. Assise en tailleur, elle observa attentivement les bois touffus qui bordaient le loch. Les arbres trapus aux formes noueuses ressemblaient à des créatures échappées d’un conte de fées. Elle tira la bouteille d’eau de son sac puis, cherchant plus au fond, l’enveloppe dans laquelle elle avait emporté une photocopie de l’image de la chapelle. Valeria étudia le cliché avec attention. Le petit bâtiment se trouvait sur un promontoire rocheux, à quelques mètres de l’eau. Tenant la photo à bout de bras, Valeria la compara avec le paysage. Elle ne pouvait pas se repérer avec les monts en arrière-plan, l’image était cadrée trop serrée. Sur la photo, les abords immédiats de la chapelle ressemblaient beaucoup à l’endroit où elle se trouvait. Son cœur battait fort : elle n’était plus loin, elle le sentait.

Elle s’obligea à un court repos avant de poursuivre sa recherche. Elle voulait éviter d’arriver épuisée à la chapelle. Pour sa rencontre avec le lieu, elle se devait d’être en forme. Plus rien d’autre n’avait d’importance.

Valeria n’avait aucun doute. En suivant le sentier qui longeait le loch, elle finirait forcément par tomber sur ce qu’elle cherchait. Il faisait beau, elle avait un excellent moral et se plaisait de plus en plus dans ce pays froid et pluvieux. Pour un peu, elle se serait sentie chez elle.

Elle but encore quelques gorgées, avala un demi-sandwich sans quitter le loch des yeux, puis se remit en route. Elle progressa à bonne allure, convaincue que l’anse suivante servait d’écrin à la petite chapelle.

Pourtant, au fil des heures, à mesure qu’elle avançait sans découvrir Sainte-Kerin, un étrange sentiment s’immisça en elle. Elle commença à douter. L’allégresse des premières heures céda peu à peu la place à une sourde angoisse. Elle avait parcouru les trois quarts du tour du loch et n’avait toujours pas découvert son monument. Ce n’était pas du découragement, non — le sentiment était plus puissant, plus profond. Il était proche de la panique. La jeune femme n’était plus sûre de rien. Mentalement, elle passait en revue tous les éléments les uns après les autres. L’indication sous la photo pouvait comporter une erreur. Ainsi, sa seule preuve de l’existence réelle de la chapelle s’en trouverait-elle réduite à néant. Après tout, ni Madeline ni le vieux Sheridan n’avaient entendu parler de Sainte-Kerin…

Maintenant, la fatigue se faisait sentir. Les crampes menaçaient. Valeria avançait comme un robot, son regard traquant tout ce qui pouvait ressembler à un empilement de pierres, même en ruine. Plusieurs fois, elle se faufila sous des enchevêtrements de ronces, espérant y dénicher son sanctuaire. Plus elle approchait de la fin de son tour du loch, plus elle se sentait faiblir, comme si ce rendez-vous manqué avec son rêve la vidait de toute énergie. En elle, une mystérieuse voix lui murmurait qu’il était trop tard, que la découverte n’aurait pas lieu. Presque étourdie, elle trébucha sur une branche et se rattrapa de justesse à un jeune chêne. Ses tempes battaient. Elle crut apercevoir un pan de mur, mais il ne s’agissait que d’un tas de vieilles bûches. À force de trop vouloir, son esprit allait finir par faire surgir des mirages.

Au détour d’un bois, alors qu’elle avait de plus en plus de mal à garder les idées claires, elle reconnut le sentier où Sheridan l’avait déposée. Elle avait achevé le tour du loch. La chapelle ne s’y trouvait pas. Sans qu’elle puisse s’expliquer pourquoi, les larmes lui montèrent aux yeux. Son sac pesait soudain très lourd. Elle avait la gorge sèche. Abattue, elle se dirigea vers la route principale. Son cerveau était en ébullition. Pour rentrer, il fallait encore qu’elle marche pendant des heures. La nuit serait bientôt là. Elle se sentit fléchir. Sur le sentier, loin de tout, anéantie, elle s’effondra sans connaissance.

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