Dans la grande salle de réunion du pied-à-terre londonien, la voix exaspérée du colonel Frank Gassner s’éleva de nouveau.
— Deux ans que nous suivons ce type à la trace, deux ans ! Et tout à coup, il nous file entre les pattes ! Vous vous laissez larguer comme des amateurs ! On aura de la chance si on n’est pas tous virés !
Pour la seconde fois, il frappa du poing sur la table. Face à lui, les cinq agents restèrent silencieux, impavides. D’ordinaire réputé pour sa maîtrise de lui-même, Gassner subissait l’effet dévastateur de trois nuits blanches consécutives et de l’incroyable pression qui pesait sur lui. N’était-il pas en charge du dossier le plus important de ces dernières décennies ? La pièce sentait le café froid et les gobelets vides débordaient de la corbeille. Au second sous-sol de la délégation culturelle américaine, aucun des bruits de la ville ne venait troubler l’atmosphère feutrée du repaire.
Gassner enchaîna :
— Nous ne courons pas après un narcotrafiquant ou un ex-nazi, on n’essaie pas d’obtenir un brevet de plus sur les carburateurs d’avions ou une puce électronique !
Il saisit la photo du professeur Destrel avant de poursuivre :
— Ce type est un génie, ce qu’il a trouvé risque de changer la vie de l’humanité, vous pouvez comprendre ça ? Non ? Eh bien, j’ai du mal moi aussi, mais ce que je comprends en revanche, c’est que nous avons des ordres et que si quelqu’un d’autre rafle ses découvertes, nous serons dedans jusqu’au cou pour très longtemps !
Il ne décolérait pas. Son regard bleu fusilla chacun de ses hommes.
— Dans moins de neuf jours se tiendra cette conférence à Oslo, et si cet idéaliste de Destrel révèle ses résultats au monde entier comme il en a l’intention, il déclenchera une foire d’empoigne historique. Avec sa naïveté et ses idées d’égalité, il va flanquer une panique apocalyptique !
Un grand costaud qui jouait nerveusement avec le cadran de sa montre de plongée hasarda une remarque :
— Colonel, vous savez bien qu’on fait l’impossible. On est moins d’une vingtaine pour surveiller soixante personnes sur trois continents. On dort pas, on bouffe pas. Au départ, c’était une simple surveillance. Et puis c’est devenu une course-poursuite planétaire. Si c’est si important que ça, ils n’ont qu’à nous donner les moyens…
Gassner se prit la tête dans les mains en s’adossant au mur. Il répondit d’une voix contrôlée :
— Wayne, je sais cela et je suis d’accord. Je viens d’un laboratoire de recherche gouvernemental. Je connais le décalage entre les ambitions des politiques et ce qu’ils sont prêts à mettre pour réussir. J’ai accepté cette mission parce que le sujet me passionnait. Cela fait deux ans que je réclame des moyens et des hommes à l’Agence. Mais nous n’en sommes plus là. Ce n’est plus une question de budget ou de chef de service qui fait la sourde oreille. Nous vivons des jours décisifs. Nous sommes à un tournant de l’histoire humaine. Il y aura eu un avant et un après. Tout se joue maintenant. Soit on saisit la balle au bond, soit on est en dehors du coup définitivement. Nous devons découvrir ce que Destrel a mis au point et le sécuriser avant la conférence !
Une jeune femme fit soudain irruption dans la salle. D’un geste fébrile, elle désigna le téléviseur installé dans l’angle de la pièce :
— Allumez, passez sur Sky News, ils ont abattu Destrel !
Gassner, incrédule, prit appui sur la table pour ne pas chanceler. À l’écran, le présentateur du flash spécial remerciait un correspondant joint par téléphone. Il fit face à la caméra et déclara :
— C’est donc ce matin peu avant 10 heures que des agents des gouvernements français et britannique ont interpellé le professeur Marc Destrel et son épouse Catherine à l’aéroport de Glasgow, alors qu’ils s’apprêtaient à embarquer sur un vol à destination de Rome. Les enquêteurs ne savent pas à l’heure actuelle quelles étaient leurs intentions une fois arrivés là-bas. Personne n’aurait pu prédire que ce professeur mondialement respecté pour ses travaux se trouverait un jour mêlé à un tel débordement de violence. La communauté scientifique est sous le choc et les représentants des services de sécurité présents sur place se refusent à faire le moindre commentaire.
L’homme porta la main à son oreillette :
— On m’annonce que nous sommes maintenant en mesure de vous présenter en exclusivité les enregistrements vidéo des caméras de surveillance de l’aéroport qui ont filmé le drame.
L’image clinquante du studio de télé fit place à celle, moins nette, en noir et blanc et muette, des caméras de contrôle de l’aéroport. On y distinguait le couple vu du haut de l’aérogare, se dirigeant avec un maigre sac de voyage vers le comptoir d’embarquement.
Une dizaine d’hommes et de femmes qui, quelques instants plus tôt, semblaient être de simples voyageurs, se regroupèrent pour les encercler. On voyait nettement le professeur étreindre son épouse. S’ensuivit un échange verbal dont le ton, à en juger par les gestes vifs de chacun, était loin d’être cordial. L’absence de son rendait chaque mouvement plus violent, plus révélateur. Destrel repoussa ses interlocuteurs, mais deux hommes agrippèrent alors Catherine Destrel pour la séparer de son mari. Un troisième homme dégaina une arme et s’interposa entre les deux scientifiques pour les écarter l’un de l’autre. C’est alors que le professeur sortit un revolver et fit feu. Sur l’image approximative, l’arme cracha deux éclairs lumineux. L’agent gouvernemental s’écroula aussitôt. La panique gagna le hall, le professeur continua de tirer en direction des hommes qui retenaient sa compagne, mais ce fut elle qui reçut les balles en pleine poitrine. Le professeur fit alors demi-tour et s’échappa en courant.
Il prit la fuite hors du hall et fut bientôt repéré par une autre caméra braquée sur l’accès à la zone de fret. On distinguait clairement la silhouette du professeur courant aussi vite qu’il le pouvait, son arme à la main. C’est en pleine course qu’il fut rattrapé par un projectile qui le traversa, puis par une bonne demi-douzaine d’autres. Il s’effondra au sol en glissant sur quelques mètres.
Le journaliste réapparut à l’image, visiblement bouleversé. Il mit quelques instants à se ressaisir.
— À l’heure où je vous parle, le bilan est donc de trois morts, dont un agent britannique du contre-espionnage, et de quatre blessés graves. Le professeur Destrel et son épouse sont décédés. Des rumeurs, que les autorités refusent également de commenter pour l’instant, font état d’éventuelles découvertes révolutionnaires que le professeur partait vendre à une puissance d’Asie. De source officielle, on nous précise cependant que lui et sa femme étaient soupçonnés d’espionnage et de haute trahison…
Gassner éteignit la télé.
— On peut avoir une copie des bandes de l’aéroport ? demanda-t-il à la jeune femme.
— Laissez-moi deux heures, répondit celle-ci.
— Essayez d’avoir les originales, histoire qu’on ne bosse pas sur des éléments trafiqués…
— Comptez sur moi, fit-elle avant de sortir dans un silence pesant.
Gassner se redressa difficilement. Il était sonné. Comme un robot, il commença à ranger les photos et ses fiches dans les dossiers.
— Je veux comprendre, maugréa-t-il. Minute par minute, je veux savoir ce qui s’est passé entre le moment où nous les avons perdus et ce carnage. Washington va nous rappeler, nous n’avons que quelques heures pour reconstituer le puzzle.
— Je m’excuse, mon colonel, demanda l’un des agents, mais à quoi ça va servir ? C’est fini.
Gassner le fixa d’un regard sévère et rétorqua :
— Eux sont morts, mais pas leurs découvertes. Leurs comptes rendus, leurs dossiers, leur matériel et leurs résultats ne tenaient sûrement pas dans le minuscule sac de voyage de Catherine Destrel. Nous n’avons peut-être pas encore tout perdu.
Le plus jeune des agents risqua une hypothèse :
— En prenant l’avion à Glasgow, ils venaient certainement de leur propriété près d’Aberfoyle.
— Leur maison dans ce trou perdu d’Écosse ? interrogea Gassner. Mais je croyais qu’ils n’y étaient pas hier…
— Nous n’avons fait que téléphoner. Ça ne répondait pas.
Gassner blêmit. L’agent se justifia aussitôt :
— C’est le bout du monde ! On ne peut pas envoyer quelqu’un vérifier chaque fois qu’un téléphone sonne dans le vide… Nous avons parié qu’ils ne se cacheraient pas dans un endroit aussi évident.
Gassner s’appuya des poings sur la table. Son visage devint rouge de colère. Il éructa :
— Vous avez parié ? Vous croyez que tout cela est un jeu, Smith ? Il fallait vérifier, bon sang ! Le hasard ou les suppositions ne doivent pas avoir cours à ce niveau d’enjeu. Vous les avez perdus alors que les Anglais et les Français, eux, ont réussi à les localiser ! Préparez l’hélico, on file là-bas. Personne ne doit fouiller leur maison avant nous…