— Quelque chose d’important est arrivé.
— Expliquez-vous.
— C’est comme si l’un des trois avait subi une rupture.
— Qu’entendez-vous par là ? L’un d’eux est mort ?
— Non, au contraire.
— De toute façon, nous en aurons très vite le cœur net. Nous sommes sur le point de les capturer.
Valeria avait mal au cœur à force de se retourner dans les virages pour vérifier qu’aucun véhicule ne les suivait. Ils roulaient depuis plus d’une heure maintenant, tournant au hasard des chemins et des routes perdues au fond des bois. Avec l’éloignement, la panique commençait à retomber.
— Je crois qu’on s’en est sortis, annonça la jeune femme. Pour cette fois.
À bout de nerfs, Stefan se rangea sur le premier accotement. Il serra le frein à main et pivota vers Peter.
— Nom d’un chien, dit-il, comment as-tu fait pour les repérer ?
— Je ne sais pas. La seule chose dont je sois sûr, c’est qu’ils surveillaient notre bungalow et que ce n’étaient pas des flics.
— Il a fallu que je sois à leur hauteur pour les remarquer. Même avec ma parano, je n’ai rien vu venir !
— Ne me demande pas de t’expliquer ce qui m’étonne moi-même, mais il n’y a aucun doute, insista Peter, sûr de lui.
— C’est inquiétant, fit Valeria.
— Qu’est-ce qui est inquiétant ? s’agaça Stefan. Que les services secrets soient à deux doigts de nous attraper ou que Peter puisse soudain les identifier à trois cents mètres ?
— On se calme ! s’exclama Valeria. On est tous dans la même galère. Heureusement qu’il les a vus, sinon on était bons. À présent, il faut trouver une autre planque. C’est une chance qu’on ait eu la mallette avec nous.
— Ils n’ont pas perdu de temps, grommela Peter. Comment ont-ils pu nous retrouver ? On a tout payé en liquide, on a des têtes de touristes comme les autres…
— Il faut qu’ils soient salement motivés pour se démener autant, constata Stefan.
Peter se passa la main sur le front. Stefan remarqua son geste et sur un ton radouci, demanda :
— Comment te sens-tu ?
— Un peu fiévreux, mais rien de grave. Il faut quitter la région avant que la voiture ne soit recherchée.
— Si ça se trouve, ajouta Valeria, ils ont peut-être déjà découvert notre intrusion à Édimbourg.
— Les flics prendront ça pour une connerie d’étudiants, avança Stefan.
— Les flics, peut-être, mais pas les agents qui nous courent après. Au contraire, ils vont être encore plus excités…
La nuit était tombée. En pleine nature, dans des landes escarpées du nord de la vallée de Glencoe, le trio avait déniché une grange abandonnée, loin de tout. La route la plus proche était à des kilomètres et le chemin qui menait jusqu’au flanc de leur colline perdue avait de quoi rebuter le plus aventureux des conducteurs de rallye.
— C’est la dèche, je ne sais pas comment on va s’en sortir. On n’a même pas de quoi manger. On est mal barrés, résuma Stefan.
La voiture était dissimulée entre la bâtisse à demi effondrée et trois arbres tout tordus. Peter dormait, étendu sur la banquette arrière. Valeria et Stefan étaient assis sur les éboulis d’un pan de mur. Au creux d’un angle, hors de vue, ils avaient allumé un petit feu qui crépitait doucement. Au-dessus d’eux, le toit crevé laissait entrevoir les étoiles. La jeune femme leva les yeux vers la charpente et dit :
— J’espère qu’on ne va pas prendre le reste des poutres sur la tête…
— Ça doit tenir ainsi depuis des dizaines d’années, ça tiendra bien une nuit de plus.
Sans se lever, Valeria grappilla autour d’elle quelques débris de bois et, d’un geste las, les jeta dans les flammes.
— Je suis inquiète pour Peter, soupira-t-elle.
— Moi aussi.
— Je me demande comment il a pu repérer les agents tout à l’heure. Ça ne lui ressemble pas du tout.
— Tu le connais depuis plus longtemps que moi… fit Stefan.
— Quelques jours, et nous n’avons pas vraiment eu le temps de parler. Je me souviens que la première fois que je l’ai vu, il sortait d’une voiture. Il s’est cogné. Je l’ai trouvé un peu distrait, un peu brouillon. Il l’admet lui-même, d’ailleurs. Je crois que c’est quelqu’un de bien. Il est attachant, en tout cas.
Valeria réfléchit.
— C’est bizarre, mais j’ai l’impression qu’il n’aurait pas été capable de les voir il y a encore quelques jours…
Ils se regardèrent. Les implications de cette remarque étaient effrayantes, mais il leur fallait bien se rendre à l’évidence : il y avait en Peter quelque chose d’autre que ce qu’ils connaissaient. Valeria se força à sourire. Stefan préféra changer de sujet.
— Avec ce qui nous reste d’essence, dit-il, on peut encore faire deux cents kilomètres. Nous n’avons plus beaucoup d’argent et ce n’est même pas la peine d’aller dans une banque essayer d’en retirer. Je suis certain que nos comptes sont bloqués. On risque juste de se faire coincer.
— On pourrait tenter de rejoindre l’Espagne, proposa Valeria. J’ai beaucoup d’amis et ma famille ne nous laissera pas tomber. Ils nous cacheront.
— Je crois que personne n’est capable de nous aider, déclara Stefan. Qui pourrait comprendre ? Tout ça nous dépasse. Finalement, on se retrouve dans la même situation que les Destrel. Nous avons leur découverte, et nous sommes nous aussi recherchés.
— Comment vois-tu la suite ?
— Je n’en sais rien. On a encore un peu d’avance sur nos poursuivants. Il nous faut une bonne idée, sans quoi nous ne tiendrons plus longtemps. Il y a vingt ans, les Destrel n’ont pas eu d’autre alternative que de disparaître… Je n’ai pas l’intention de faire comme eux.
La nuit fraîchissait. Valeria frissonna et tendit ses paumes vers le feu pour les réchauffer.
— Tu arrives à imaginer qu’une part d’eux est en nous ? demanda-t-elle.
— J’y pense. Mais honnêtement, j’ai toujours la sensation d’être moi-même.
— Ils s’aimaient vraiment.
— Je crois que sans cela, ils n’auraient jamais eu le courage d’aller au bout de leur plan insensé.
— Tu crois que cet amour est quelque part en toi et moi ?
Stefan se tourna vers la jeune femme. Il mit quelques secondes à répondre.
— Je l’ignore. À vrai dire, je ne l’éprouve pas pour l’instant.
— Moi non plus, s’empressa de préciser Valeria.
— En réactivant la mémoire antérieure, peut-être resurgirait-il ?
— Je trouve épouvantable que l’on puisse ressentir des sentiments que l’on ne choisit pas, dit pensivement la jeune femme.
— C’est pourtant le cas, fit Stefan. Pour nous et pour tous les êtres humains. On ne décide jamais des personnes qu’on aime. Elles s’imposent à nous. Qu’il s’agisse d’un coup de foudre ou d’un attachement plus lent, on ne le provoque pas, on le subit. Personne ne sait ce qui fait naître nos sentiments. Certains disent que tout est chimique, d’autres que cela vient de nos vies d’avant.
Valeria sourit.
— Qu’y a-t-il ? demanda Stefan.
— Rien, c’est ta façon de présenter les choses.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Tu es toujours pondéré, pragmatique. Tu analyses en toute objectivité.
— Désolé, je suis comme ça.
— Oh, ce n’est pas un reproche, c’est juste inhabituel. La première fois que je t’ai aperçu, tu courais dans les bois, tu avais l’air très physique. La seconde fois, tu m’es tombé dessus et tu m’as collé un revolver sur la gorge. Depuis, je te vois agir, je t’écoute et je me dis que tu es un garçon étonnant.
— C’est un compliment ?
— Pour parler comme toi, répondit-elle, disons que ce n’est ni un compliment ni une critique, c’est juste un fait. Une perception de mon esprit avec tout ce que cela implique de subjectif.
Stefan sourit à son tour. Il tourna la tête vers sa compagne de fuite et la regarda avec une attention accrue.
— Heureusement qu’on s’est rencontrés, murmura-t-il.
— Vous êtes plusieurs à me dire ça ces derniers temps…
Peter s’étira. Sa nuit en position recroquevillée sur la banquette de la voiture lui avait laissé quelques raideurs dans les muscles. Adossé contre le véhicule, il inspira profondément l’air frais du petit matin. Il frissonna. La lande s’étendait à perte de vue, recouvrant dans une infinité de nuances les rondeurs qui composaient un massif montagneux. Ce matin, le soleil brillait. Il y avait de quoi se croire au bout du monde, au début des temps, sur une terre vierge. Le vent chassait les nuages dont les ombres aux contours nets glissaient sur les flancs des collines.
Entendant des pas derrière lui, il se retourna.
— Alors, bien dormi ? lui demanda Stefan qui arrivait des ruines. Tu as récupéré ?
— J’ai roupillé comme une masse. Par contre, j’ai fait plus de rêves sans queue ni tête que dans tout le reste de ma vie. Et vous ?
— Valeria dort encore. On a eu peur de te réveiller, alors on t’a laissé la voiture.
— C’est gentil. Mais du coup, c’est toi qui as l’air épuisé.
— J’ai passé une bonne partie de la nuit à te surveiller à travers les vitres. J’avais peur que tu nous refasses une crise. Il fallait aussi entretenir le feu pour que notre demoiselle n’ait pas trop froid.
— Si tu veux, tu peux aller te reposer. Je me sens bien, je vais prendre le relais.
— On verra plus tard. Il faut d’abord décider de ce qu’on fait.
— J’ai réfléchi, dit Peter. On ne pourra pas jouer longtemps à cache-cache. Il faudrait peut-être aller spontanément trouver les autorités et négocier.
Stefan le regarda avec stupéfaction.
— Aller voir les autorités ! répéta-t-il, incrédule. Tu as perdu la raison ? Il est hors de question de se rendre.
— Il ne s’agit pas de se rendre mais d’aller s’expliquer.
— Écoute, Peter, tu peux aller leur parler si tu veux, mais c’est sans nous et sans le contenu de la mallette. Nous sommes au moins quatre à être d’accord là-dessus…
— Comment ça, quatre ?
— Valeria, les Destrel et moi !
— Ne te fâche pas, ce n’est qu’une suggestion. Je reste avec vous. Si vous ne voulez pas, on décampe.
Valeria apparut à l’entrée de la ruine.
— Eh alors, les garçons, pourquoi ces éclats de voix ?
Éblouie par la lumière franche du matin, elle plissa les yeux.
— Ce n’est rien, répondit Peter, nous discutions de la marche à suivre pour le futur.
À la mine renfrognée de Stefan, Valeria comprit qu’il se passait autre chose, mais elle décida de ne pas insister.
Peter poursuivit :
— Je crois qu’il vaudrait mieux rallier le continent. L’aéroport le plus proche est celui de Glasgow. On saute dans le premier avion où on trouve de la place et on avise…
— Tu n’as pas peur que l’aéroport soit surveillé ? demanda Valeria.
— En cette saison, c’est forcément plein de jeunes de notre âge, et il y a beaucoup de vols. On pourra facilement se fondre dans la foule.
— Et puis les services de renseignement croiront qu’on ne s’y risquera pas, renchérit Stefan, qu’on choisira de fuir par des moyens moins évidents.
Valeria se frictionna les bras pour se réchauffer et dit :
— Puisque vous êtes tous les deux d’accord, allons-y !