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— Aucune nouvelle des deux autres ?

— Nous étudions les bandes vidéo de l’aéroport pour tenter de les repérer.

— Que disent les médiums ?

— Ils parlent d’un flux qui s’interpose et gêne leur perception.

— Ne peut-on pas les contraindre à faire un petit effort ?

— C’est ce que nous faisons depuis le début, monsieur. Pour les motiver plus, il faudrait en tuer un.

— Je vais y réfléchir.

— Je plaisantais, monsieur.

— Pas moi.


Le steward du ferry s’empressa d’aider la jeune femme qui portait un bébé à ramasser la clé de sa cabine. Peter profita de cet instant d’inattention pour se faufiler par la porte de service. Prenant garde de ne faire aucun bruit sur les marches métalliques, il descendit l’escalier qui conduisait au pont inférieur, celui des véhicules. Le bateau tanguait doucement. Peter débloqua l’ouverture de la lourde porte étanche à l’aide du système d’urgence.

Dans le vacarme des salles des machines situées au même étage, voitures, camping-cars et remorques étaient garés à touche-touche dans une lumière minimale. Le jeune homme se faufila jusqu’à son élégante Rover bleu nuit. Il s’approcha du coffre, posa son oreille contre la tôle et écouta aussi attentivement que possible malgré le bruit de fond. Il sortit la clé de sa poche et commanda l’ouverture centralisée. Il posa la main sur le bouton du coffre, hésita un instant puis ouvrit.

Stefan était là, ligoté comme un saucisson et délicatement calé par un amas de couvertures. Le prisonnier avait les yeux clos.

— Ne fais pas semblant de dormir, lui dit Peter en se maintenant à une distance prudente. Tu n’as aucune chance à ce petit jeu. Si tu essaies encore de me frapper, je referme et tu finis la traversée là-dedans.

Stefan ouvrit les yeux.

— Immonde salaud, lança-t-il.

— Désolé, mon vieux, je ne pouvais pas faire autrement.

— Tu me le paieras.

— Il ne tient qu’à toi que cela s’arrête. Pendant que tu fais le mariole dans le coffre, moi je bosse pour Valeria.

Stefan regarda ses poings rougis d’avoir tambouriné pendant des heures.

— J’aurais pu étouffer.

— Sûrement pas. Si un jour je veux te tuer, je sais comment faire, et un coffre de voiture bien aéré n’est pas la meilleure solution. Crois-moi, depuis deux jours, j’ai en moi toute l’expérience nécessaire…

— Où sommes-nous ?

— Quelque part entre l’Écosse et l’Irlande.

Peter jeta un coup d’œil à sa montre.

— Nous devrions accoster à Belfast d’ici deux heures. De là, nous essaierons de prendre l’avion.

— Combien de temps je vais rester là-dedans ?

— Aussi longtemps que ton comportement constituera un danger pour notre mission.

Pour la première fois depuis longtemps, Stefan regarda Peter dans les yeux.

— Si je promets de me tenir tranquille, tu me libères ?

— Affirmatif.

Stefan réfléchit. Il savait que Peter ne plaisantait pas lorsqu’il parlait de le laisser moisir dans le coffre encore des heures. Même s’il se méfiait toujours de lui, il n’en pouvait plus d’être enfermé. Il ne supporterait pas de voir se rabattre une nouvelle fois le couvercle sur lui, le laissant dans le noir, ballotté comme un paquet.

— Tu m’expliqueras ton plan ? demanda-t-il.

— J’y compte bien, d’autant que j’ai besoin de toi…


Le vent balayait le pont en rafales. Il n’y avait pas grand monde pour s’aventurer dehors. Accoudé au bastingage, Peter contemplait les côtes d’Irlande à présent bien visibles. Stefan frictionnait ses poignets endoloris.

— Il y a encore deux jours, confia Peter, j’avais le mal de mer. Impossible pour moi de mettre le pied sur un bateau sans blêmir et me vider.

— C’est l’autre qui a changé ça ?

— Je suppose. À vrai dire, je n’arrive plus à discerner les souvenirs qui proviennent de ma vie et ceux qui viennent de la sienne. C’est étrange, je me sens plus vieux, plus serein aussi. Comme si Frank m’avait apporté son expérience. Ça donne le vertige.

— Comment t’es-tu procuré la voiture et l’argent pour le billet du ferry ?

— À ma grande honte, assez facilement. Je les ai volés à l’aéroport de Glasgow. J’ai choisi ma victime, et je dois avouer que mon vieil instinct tout neuf ne m’a pas trompé. Le type avait de l’argent liquide et même un peu de nourriture.

Une mouette passa à leur hauteur en criant. Ils restèrent un instant à la suivre du regard.

— Je suis désolé pour Valeria, reprit doucement Peter.

Stefan tourna la tête vers lui. Il vit son désarroi, sa tristesse. Il retrouvait enfin le Peter qu’il connaissait.

— Tu n’y es pour rien, soupira-t-il. De toute façon, je crois qu’on n’aurait pas réussi à la délivrer.

— Je me sens coupable de ne pas avoir vu venir le coup. Je les ai sous-estimés. Je m’en veux.

— Qu’as-tu fait de la mallette ?

— Elle est en sûreté, cachée.

— Sur le bateau ?

— Non, je l’ai laissée en Écosse.

Stefan hésita à poser sa question.

— J’ai l’impression que tu ne veux pas me dire où tu l’as planquée.

— Je crois que c’est préférable.

— Tu n’as pas confiance en moi ?

— Il ne s’agit pas de ça. Je commence juste à savoir de quoi ils sont capables pour faire parler quelqu’un.

— Et qui te dit que je parlerai plus que toi ?

— Frank Gassner.

Stefan baissa les yeux vers la ligne de flottaison et regarda les remous le long de la coque, pensif. Peter reprit :

— Notre premier objectif est de sauver Valeria. Lorsque nous serons de nouveau tous les trois réunis, nous prendrons une décision ensemble quant à cette mallette.

Stefan resta un moment silencieux puis déclara :

— Je donnerais n’importe quoi pour savoir où est Valeria.

— Mais tu n’as rien, mon cher Stefan, à part un grand cœur. Alors laisse tomber, d’autant que je crois savoir où ils l’ont emmenée…

Stefan se tourna vers son complice.

— C’est-à-dire ?

— Vois-tu, depuis l’expérience, j’ai appris deux ou trois trucs que même les Destrel ignoraient. Par exemple, que la mémoire et l’esprit s’auto-entretiennent pendant que nous dormons. Je me suis aperçu que les souvenirs de Gassner se mettaient en place en moi pendant mon sommeil. Tout à l’heure, pendant que tu t’excitais dans le coffre, j’ai fait un petit somme. Chaque fois que je me réveille, j’ai, pendant un bref instant, la perception de ce qui s’est ajouté en moi, puis très vite, ce discernement disparaît, et alors ma mémoire n’est plus qu’un tout unique qui a intégré à la perfection les derniers ajouts.

— Quel est le rapport avec Valeria ?

— Cela ne concerne pas qu’elle. Il est question de vous deux.

Peter fixa son comparse silencieux et reprit :

— Je crois que la réincarnation n’existe pas, ou plutôt que le terme est inexact. Mon corps est celui de Peter, mon histoire physique dans cette vie est celle de Peter, mais mon esprit est l’addition de ceux de Peter et de Frank. Ce n’est pas sa vie qui continue, mais son esprit qui fusionne avec le mien.

— Bon sang ! ragea Stefan, si seulement nous avions tous eu le temps de réveiller nos mémoires antérieures, nous serions mieux armés pour affronter tout cela !

— Pas forcément. Toi et Valeria avez hérité de deux scientifiques. Ils avaient pour ainsi dire achevé leur mission avant de mourir. Ils avaient percé le secret de la mémoire. La seule chose qui leur importait encore était leur amour. Ils ont décidé de mettre leur découverte au service de leur affection après avoir fait l’inverse pendant des années. Ce qu’il leur restait à vivre était purement affectif.

— Et dans ton cas ?

— Je ne sais pas trop. C’est assez paradoxal, mais je ne sais pas encore grand-chose de Frank Gassner. Je le ressens un peu, cependant il me manque encore des données. Je n’ai pas de recul. J’ai l’impression qu’il n’a pas tué les Destrel. J’ai le sentiment qu’il a détesté ce qui leur est arrivé, qu’il en a conçu une vraie colère et une profonde tristesse. Je me demande si aujourd’hui, il n’est pas décidé à se ranger de leur côté pour tout réparer… En tout cas, c’est ce que j’ai envie de faire.

— Des remords ?

— Pas seulement. Je devine aussi la désapprobation d’un système qu’il a servi de toutes ses forces et qui a trahi ses idéaux.

Peter sourit avant d’ajouter :

— Je crois que Frank était beaucoup plus naïf que moi…

— Où crois-tu qu’ils l’aient emmenée ?

— Là où ils pratiquent tous les interrogatoires qui ne sont pas ordonnés par voie légale : au siège de la NSA, aux États-Unis.

— On ne pourra jamais y entrer, ça doit être une forteresse.

— Je la connais, chaque nuit un peu plus. J’y ai travaillé pendant plus de quinze ans…

Stefan se redressa et dévisagea Peter.

— Parfois, je dois t’avouer que tu me fais peur…

— Et à moi, qu’est-ce que tu crois que ça me fait ? De plus en plus, je raisonne comme un stratège. Cette histoire a dilué ma vie. Je suis obsédé par les Destrel, par leurs travaux, par le mal qu’on leur a fait. Tout ce que j’apprends, chaque information que je reçois est aussitôt mise au service de cette mission. Je n’ai plus de vie, Stefan, je ne suis plus que l’outil d’une folie qui a commencé il y a plus de vingt ans…

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