5

L’homme en survêtement militaire bleu s’arrêta devant le bâtiment F 8. Jusqu’à ce matin, il ignorait même que l’Agence avait des locaux aussi délabrés sur son domaine. Il tenait à la main un petit sac en plastique. Il évita les larges flaques d’eau que le soleil matinal n’avait pas encore asséchées et, d’un bond puissant, sauta sur le perron métallique. Il essaya d’ouvrir la porte, mais elle était verrouillée. Il frappa. Devant l’absence de réponse, il fit le tour du baraquement, mais il n’y avait aucune fenêtre. Il revint vers la porte et frappa cette fois avec le plat de la main, beaucoup plus fort.

Il s’apprêtait à renoncer lorsque la porte s’entrebâilla. Gassner passa la tête, aussitôt ébloui par la lumière.

— Dumferson, qu’est-ce que vous faites là ? demanda-t-il.

L’homme dévisagea son supérieur, incapable de répondre. Il ne l’avait jamais vu ainsi, débraillé, avec une barbe de deux jours, les yeux rougis de fatigue.

— Eh bien qu’est-ce qui vous arrive, fit Gassner, ils vous ont arraché la langue ?

— Mon colonel, bafouilla Dumferson, je suis venu vous apporter à manger et vous dire…

— Rentrez, ne restons pas dehors, ça grouille d’oreilles indiscrètes.

Dumferson pénétra dans le bâtiment. Gassner referma derrière eux et verrouilla. Il fallut aux yeux de l’agent quelques instants pour s’habituer à la pénombre du lieu.

— Pardonnez-moi, mon colonel, mais vous êtes dans un sale état… Vous devriez dormir un peu.

Dumferson étudiait les yeux cernés de son chef. Au-delà de l’état d’épuisement visible, il reconnaissait ce regard pétillant, celui qui signifiait que le colonel était sur une piste et qu’il n’y aurait de repos pour personne avant d’avoir trouvé…

Non sans fierté, Gassner désigna son installation d’un mouvement du menton. Dumferson pivota et découvrit l’étonnante reconstitution du laboratoire des Destrel.

En s’aidant des clichés, Gassner avait disposé à l’identique les ordinateurs et tous les appareils saisis sur des tables de fortune. Avec de vieux clous et des ferrailles récupérées, il avait accroché les graphiques aux murs crasseux comme sur les photos et partout, sur le sol poussiéreux, jusque dans les recoins sombres du local, s’alignaient des documents répartis en petits tas soigneusement triés et empilés.

— Alors, qu’en pensez-vous ? fit Gassner. Je commence à peine à comprendre. Nous n’avions jamais eu la chance de lire directement leurs notes de travail personnelles. Je n’ai pas encore étudié tous les détails mais sur les grandes lignes, j’entrevois le but de leurs recherches. C’est inimaginable !

Dumferson se retourna vers le colonel. Au vu de ce travail insensé, ce qu’il avait à lui annoncer était encore plus difficile.

— Mon colonel…

Gassner n’entendit pas et poursuivit avec enthousiasme :

— On a bien fait de tout embarquer. Je savais que quelque chose clochait dans leur disparition. Il va sûrement nous manquer des éléments, mais on devrait pouvoir s’en sortir avec ce qu’on a sauvé. Hyson n’a pas eu le temps de tout détruire — une chance pour nous ! Ils ont fait un truc avec un casque, ils parlent de « marquage ». Je ne sais pas encore précisément de quoi il s’agit, mais je vais trouver et je vais même essayer. D’après les horloges internes des ordinateurs, c’est ce qu’ils ont fait juste avant de quitter leur maison. Il y a d’autres éléments, plus généraux, sur leur découverte. C’est une mine d’or ! Sur certains points techniques précis, il faudra que les gars du labo informatique me donnent un coup de main et on pourra lancer…

— Mon colonel, coupa Dumferson d’une voix ferme.

— Quoi ?

— C’est fini. Notre équipe est dissoute et le projet est classé. Ils vous attendent…

Gassner reçut la nouvelle comme un coup de poing. Hébété, il bredouilla :

— Maintenant ? Déjà ?

— Oui. Ils en ont terminé avec nous. Malgré les pressions qu’ils ont exercées, ils n’ont pas réussi à convaincre les gars de vous charger. On est restés solidaires.

— C’est bien, je n’avais aucun doute sur vous tous, fit Gassner en lui posant la main sur l’épaule avec un sourire.

Dumferson baissa les yeux et ajouta :

— Je crois qu’ils vont vous mener la vie dure.

— Ne vous inquiétez pas, ils ne peuvent pas arrêter la mission maintenant. Je sens que j’approche de la solution, mais j’ai encore besoin de vous tous, des budgets. On n’a pas fini le boulot ! C’est énorme !

— Mon colonel, avalez un sandwich et allez-y. Ne les faites pas attendre, vous savez comment ils sont.


Avec un bruit feutré, la porte d’ascenseur s’ouvrit sur l’étage du commandement opérationnel. Gassner n’avait pas eu le temps de se changer. Il remonta le couloir. Tous ceux qu’il croisait le dévisageaient. Au milieu des uniformes rutilants, sa tenue sale et fripée tranchait.

Il pénétra dans le secrétariat privé du général Morton. En le reconnaissant, Martha, la secrétaire, bondit de son siège et contourna son bureau.

— Frank ! s’exclama-t-elle. Mais où donc étiez-vous ? Le général vous cherchait et j’étais inquiète.

Réalisant à quel point il était négligé, elle fronça le sourcil avant de lui adresser un sourire compatissant. Elle ajouta en secouant la tête :

— Mon pauvre Frank. Ils vous en auront fait voir de toutes les couleurs.

Elle se pencha vers lui et, baissant le ton, ajouta :

— Vous savez, le général est d’une humeur de chien…

Gassner soupira tristement.

— Ma pauvre Martha, j’ai bien peur que votre héros n’en soit plus un. Ils vont essayer de me broyer.

— Ne dites pas cela ! Le général vous a toujours soutenu. Il vous aime bien.

— On va être vite fixés. Il est seul ?

Martha eut l’air embarrassé :

— Il y a des fédéraux et un type de la CIA. Ils ont vraiment l’air de croque-morts.

— Je ne suis pas certain que leur présence soit un gage d’affection…

Gassner se dirigea vers la porte du bureau du général. Martha lui attrapa le bras et souffla :

— Soyez prudent, Frank. Ils n’ont pas l’air commode et je n’ai jamais vu le général dans cet état…

Gassner lui serra doucement la main.

— N’ayez aucune inquiétude, répondit-il. J’ai quelques bonnes cartes dans ma manche. Je vous raconterai.


Lorsque Gassner entra, les conversations cessèrent et tous les regards convergèrent vers lui. Solennel, le général Morton se tenait derrière son grand bureau. Sur la droite, trois hommes en civil, costume strict gris foncé, étaient assis face à une chaise vide. Un peu en retrait, un aide de camp se tenait devant un magnétophone, prêt à tout enregistrer. Aucun doute n’était possible, l’ambiance était celle d’un tribunal. Tous détaillèrent le colonel de la tête aux pieds. Le général semblait particulièrement gêné de découvrir son officier dans un état aussi piteux.

— Mon général, commença aussitôt Gassner, je suis heureux que ce soit avec vous que l’on règle ça parce que…

— Colonel, l’interrompit froidement le gradé, ceci est un entretien préliminaire officiel.

— Préliminaire à quoi ? demanda Gassner.

Son supérieur ne daigna pas répondre et présenta directement ses voisins.

— Nous avons ici messieurs Kelman, représentant du gouvernement pour les affaires scientifiques, Travis, de la CIA, et Delware, du FBI.

Gassner resta impassible. L’agent de la CIA intervint, la mine dégoûtée :

— C’est à cet homme-là que vous aviez confié la mission ?

Mal à l’aise, le général Morton ne releva pas.

— Asseyez-vous, colonel Gassner, ordonna-t-il. Nous sommes ici pour essayer de tirer les conséquences de ce qui s’est passé en Grande-Bretagne.

— Sauf votre respect, mon général, il est trop tôt.

— Écoutez, Gassner, ne me compliquez pas la tâche. Je connais vos états de service et nous en tiendrons compte. Je n’aime pas plus que vous vous voir ici, sale comme un clochard et en infraction sur tous les points du règlement militaire. Nous allons vous poser des questions et vous allez y répondre. C’est tout.

— Mais mon général, certains éléments n’ont pas encore été portés à votre connaissance !

Le général pivota vers son aide de camp et grogna :

— N’enregistrez pas ce que je vais dire.

Il se tourna vers Gassner et, la mâchoire crispée, lâcha :

— Frank, pour une fois vous allez faire ce que l’on vous dit. Nous sommes tous dans le même bain. J’ai Washington sur le dos. Les huiles de la Maison-Blanche sont furieuses. Le Congrès va demander des comptes. Tous les services secrets du monde se payent notre tête, mais ce n’est pas le plus grave. Il semblerait que la découverte des Destrel ait été exceptionnelle.

— Elle l’est effectivement, coupa Gassner.

Le général resta interloqué.

— Reprenez l’enregistrement, demanda Delware.

— Que voulez-vous dire ? interrogea Morton.

— Depuis notre retour, expliqua Gassner, je passe au crible tous les documents que nous avons sauvés de la destruction ainsi que leurs archives informatiques. Je n’ai pas encore eu le temps de recouper toutes les données, mais j’ai au moins acquis une certitude : l’affaire ne s’arrête pas avec la mort des Destrel.

— Expliquez-vous ! gronda le général.

— Nous avons été manipulés par les deux scientifiques. Si vous étudiez soigneusement les bandes vidéo filmées à l’aéroport, vous verrez que ce n’est pas par accident que le professeur a tiré sur son épouse.

— Vous divaguez ! intervint Kelman, l’expert scientifique du gouvernement. Leur attachement était notoire, nous avions même préconisé que vous vous en serviez pour faire pression.

Gassner ne se démonta pas.

— Je crois que le professeur Destrel a délibérément tué sa femme parce qu’il l’aimait et voulait la protéger.

La stupéfaction se lut sur tous les visages. Travis ricana.

— Mon pauvre Frank, déclara le général d’une voix triste, manifestement, vous délirez. Je ne vous voyais pas sombrer sur un échec, mais il faut se rendre à l’évidence.

— Comprenez-moi, mon général, se défendit Gassner. Je ne vous demande pas de me croire sur parole, laissez-moi quelques jours et vous aurez les preuves de ce que j’avance. La partie n’est pas terminée !

Morton interrogea du regard les hommes en costume.

— Deux jours, insista Gassner, c’est tout ce que je réclame.

Le général regarda sa montre pour se donner contenance.

— De toute façon, nous n’avons plus le temps, dit-il.

— Vingt-quatre heures ! supplia le colonel.

— J’ai une semaine chargée et tout doit être réglé aujourd’hui, continua le général sans même lui prêter attention. Je vous propose donc de nous retrouver ici même à 19 heures pour clore le dossier.

Le FBI et la CIA opinèrent.

— Pourrai-je avoir accès aux pièces saisies ? demanda l’expert du gouvernement.

Le général acquiesça et se leva pour abréger l’entretien. Il s’adressa à Gassner :

— Dès ce soir, je veux que toutes les archives de l’affaire Destrel soient transférées au bureau du gouvernement. Pas d’histoires, colonel, et prenez une douche avant de revenir tout à l’heure.

Загрузка...