22

— Nous avons la fille.

— Combien de temps faut-il pour la transférer au centre ?

— Une vingtaine d’heures.

— Effacez toute trace de son passage en Écosse et inventez-lui un accident à l’autre bout du monde. Trouvez un corps équivalent et méconnaissable. Désormais, elle est au secret.

— Et qu’arrivera-t-il si elle ressort ?

— Mon pauvre ami, vous êtes parfois d’une affligeante naïveté…


Stefan était confortablement allongé, mais il se rendit compte aussitôt que ses mains et ses pieds étaient attachés. Il ouvrit les paupières. La voiture roulait à une allure régulière. Il était étendu sur la banquette arrière et sentait à peine le balancement dans les virages. Il devait s’agir d’une berline haut de gamme. À travers des flashs, les souvenirs lui revinrent les uns après les autres. La tension remonta brutalement en lui. Toutes les images disparaissaient au moment où Peter lui avait saisi le cou.

Il tenta de se redresser. Le Hollandais était au volant.

— Qu’est-ce qu’on fiche dans cette voiture ? demanda Stefan avec agressivité. Où m’emmènes-tu ?

— Je vais t’expliquer, répondit Peter d’une voix très calme. Comment te sens-tu ?

Stefan laissa exploser sa colère.

— Comment je me sens ? Tu n’en as pas une petite idée ? Ah ça oui, tu vas m’expliquer ! Tu vas me dire pourquoi je suis attaché, pourquoi tu as laissé ces salauds enlever Valeria !

— Il le fallait, répondit Peter, laconique.

— Espèce de fumier ! ragea Stefan.

Prenant appui sur le dossier de la banquette, le jeune homme se lança de toutes ses forces entre les deux sièges avant. Il essaya d’assener un coup de tête à Peter. La voiture fit une embardée.

— Arrête, hurla Peter, tu vas nous tuer !

Stefan n’écoutait pas. Il chargeait comme une bête furieuse. Peter le repoussa sans ménagement, mais rien n’y fit.

— Salaud ! braillait Stefan. Tu les as laissés faire !

Peter écrasa d’un coup la pédale de frein et la voiture se mit en travers de la route dans un crissement de pneus. Stefan fut projeté sur le tableau de bord et retomba lourdement. Peter profita de l’effet de surprise pour se ranger sur le talus. Sans affolement, il détacha sa ceinture et descendit. Il claqua la portière, contourna le véhicule par l’avant et ouvrit côté passager.

— Maintenant, gronda-t-il, il va falloir qu’on discute sérieusement.

Il agrippa son compagnon par le col et le tira hors de la voiture. D’un coup de talon, il referma la porte et traîna Stefan jusqu’à un petit bois.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda ce dernier, secoué.

— Tu verras bien, répondit le grand Hollandais, le regard sombre.

Ils étaient au milieu de nulle part, perdus dans une campagne plantée d’arbres chenus. Comme un sac, Peter jeta Stefan dans les hautes herbes. Le dos du jeune homme heurta le tronc d’un bouleau.

— Dans quel camp es-tu ? demanda celui-ci, le souffle court.

Le dominant, Peter, énervé, faisait les cent pas en tournant comme un fauve en cage.

— Je ne te reconnais plus, poursuivit Stefan d’une voix tendue. Depuis ton marquage, tu n’es plus le même…

— Et crois-moi, ce n’est pas facile à vivre, grinça Peter en passant sa main dans ses cheveux ébouriffés.

Il était comme une pile électrique.

— Laisse-moi partir, supplia Stefan. Détache-moi et oublie-moi.

Peter semblait en lutte contre lui-même. Il ne tenait pas en place, ses moindres gestes trahissaient une tension extrême.

— Peu importe qui tu es, insista Stefan. Au nom de ce que nous avons vécu ces derniers jours, laisse-moi filer. J’irai récupérer Valeria et tu n’entendras plus parler de nous…

Peter s’agenouilla vivement et pointa un index menaçant sur son prisonnier.

— Tu n’iras nulle part, dit-il en plissant les yeux.

Une intense douleur lui traversa le cerveau. Il laissa échapper un gémissement. Stefan pensa que son compagnon avait perdu l’esprit. Il le regardait crisper ses poings serrés.

— Stefan, tu vas m’écouter, dit Peter d’une voix grave.

Craignant un geste de folie, Stefan s’empressa d’acquiescer. Il avait peur. Il sentait sa vie en danger. Peter était là, tout proche, avec un regard qu’il ne lui avait jamais vu. Tout son visage semblait soudain différent : les lèvres étaient plus fines, l’expression moins juvénile. Peter avait changé. Il avait vieilli.

— Je ne comprends pas exactement ce qui m’arrive, commença le jeune Hollandais, mais je crois que l’opération de réveil de ma mémoire antérieure a fonctionné…

La peur de Stefan se mua en effroi. Il était au bord de la panique.

— La nuit qui a suivi l’expérience, j’ai fait d’innombrables rêves, j’ai vu plein d’images. Tout cela m’a d’abord paru fou, irréel, fantastique. Pourtant, je sens que ces images, ces souvenirs, sont en train de m’envahir. Petit à petit, ils se mélangent aux miens. La mémoire de l’autre est en train de s’additionner peu à peu à la mienne.

Stefan dévisageait son compagnon, terrifié.

— Avant de réveiller cette mémoire, je n’étais pas capable de repérer des agents du gouvernement, de garder mon sang-froid en voyant Valeria se faire arrêter, je n’étais pas capable non plus de t’endormir d’une pression sur le cou comme le font les experts en arts martiaux…

— Qui es-tu ? demanda Stefan sur ses gardes.

Peter se redressa. Il se frictionna vigoureusement le visage et plongea son regard dans celui de Stefan.

— Il va falloir que tu me fasses confiance, dit-il. Tu vas devoir surmonter ta peur et te fier à moi, parce que sinon…

— Sinon quoi ? s’inquiéta Stefan.

— Sinon je n’y arriverai pas. Sinon tu ne reverras pas Valeria et nous ne nous en sortirons pas.

— Qui es-tu ? insista Stefan.

— Je n’en suis pas encore certain, hésita Peter, mais je crois que je suis celui qui vous a pourchassés il y a vingt ans…

Stefan sentit un frisson le parcourir. La sueur coula le long de sa colonne vertébrale. Il était pétrifié.

— Tu es un agent des services secrets, murmura-t-il, incrédule. Tu es un chacal… C’est pour ça que tu voulais aller voir les autorités…

— Je suis Peter. La mémoire de l’autre se mélange à la mienne, elle ne l’anéantit pas. Je ne t’ai pas livré. Tu n’as pas le droit de penser que je suis contre toi. Jusqu’à présent, l’expérience de l’autre m’a surtout servi à nous préserver.

Stefan brandit ses poignets entravés.

— Alors, détache-moi. Pendant que tu te contrôles encore, laisse-moi foutre le camp !

— Quelque chose me dit que ce « chacal », comme tu dis, n’était pas quelqu’un de mauvais…

— Tu es dingue, Peter ! C’est un de ceux qui les épiaient sans relâche, qui voulaient leur confisquer leurs inventions au profit de l’armée ! Ce type a poussé les Destrel à se tuer !

— Il n’aurait jamais fait ça.

— Tu le défends parce qu’il fait partie de toi, tu te défends ! Qui était ce type ? Comment doit-on t’appeler ?

— Arrête ça ! Je suis et je reste Peter. Pour ce qui est des détails, je n’ai pas eu le temps de lire l’article, je n’en sais pas grand-chose. Il s’appelait Frank Gassner, il était colonel de l’armée américaine détaché à la NSA.

Stefan jura.

— Qui que tu sois, détache-moi ! s’emporta-t-il. Je n’ai rien à faire avec toi ! Tu es notre pire ennemi !

Peter se détourna. Stefan commença à se tortiller sur le sol, essayant d’arracher la corde qui lui maintenait les chevilles.

Peter fit volte-face et se précipita pour lui saisir les mains.

— Stefan, arrête. Je ne sais pas où j’en suis. Tout est flou dans mon esprit. J’ai l’intuition que cette mémoire n’est pas mauvaise, qu’elle n’est pas violente. Il me faut un peu de temps, peut-être une autre nuit, je n’en sais rien. Ne me complique pas la vie.

— C’est ça, je dois attendre sagement que le type qui m’a déjà flingué il y a vingt ans se réincarne pour recommencer !

— Je sens qu’il y a autre chose…

— Je n’ai pas envie de savoir quoi. Valeria est quelque part, seule, elle doit être morte de peur. J’aurais préféré que ce soit moi qu’ils attrapent. Je dois faire vite.

— Je sais. C’est pour cela que tu dois me faire confiance. Seul, tu n’arriveras à rien.

Stefan n’écoutait pas. Peter secoua la tête d’un air désolé mais résolu.

— Décidément, tu es trop pénible, gronda-t-il.

Peter se pencha sur son compagnon, qui ouvrit de grands yeux terrifiés. Le Hollandais lui saisit le cou et referma ses doigts avec une précision qui fit de nouveau mouche. Stefan s’affala sur le côté, inconscient. Peter, tel un félin traqué, jeta un œil à la ronde pour s’assurer que la campagne était bien déserte. Il contempla sa main d’un air dubitatif, fasciné de l’efficacité de son geste. Il n’avait pas hésité, il n’avait pas tremblé. Si lui ignorait d’où lui venait cette capacité, Gassner le savait certainement…

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