Revolver en main, Peter força Jenson à pénétrer dans son repaire blindé. Derrière Valeria et Stefan, Morton suivait à petits pas, docilement. Son regard n’exprimait rien, et entrer au cœur du centre ne lui fit aucun effet. Il semblait indifférent à ce qui l’entourait. La dose de tranquillisants que lui avait fait ingurgiter Stefan l’avait littéralement assommé, mais il était aussi sous le choc d’une vie de certitudes réduites à néant.
Stefan installa Valeria, encore faible, sur une chaise.
— Reste là, lui dit-il d’une voix douce. Il faut que j’aide Peter. Tu ne crains plus rien maintenant.
Stefan étudia la salle et les vitrines. Peter dévorait déjà leur contenu des yeux. Il fixait quelques pages à demi brûlées. Une écriture fine y égrenait les commentaires qui se perdaient dans les contours carbonisés. La vue de ces documents réveilla en lui des sentiments troubles. Par bribes, la dernière nuit de Gassner lui revint. Passé et présent se mélangeaient. Entre l’ivresse d’avoir retrouvé Valeria, l’exaltation d’être confronté à ces archives, le désir de vengeance et la mélancolie, Peter se sentait comme une embarcation ballottée sur une mer d’émotions déchaînée.
— Ouvrez ces vitrines, ordonna-t-il au professeur.
— Que comptez-vous faire ?
Peter attrapa l’homme au col et le plaqua contre le montant métallique.
— Et vous, que comptiez-vous faire ? dit-il entre ses dents. Ces documents ne vous appartiennent pas.
Stefan lui posa une main apaisante sur le bras.
— Calme-toi, Peter. Et vous, donnez-lui les clés, sinon ça va mal tourner.
Jenson désigna le bureau.
— Dans le tiroir de gauche.
Stefan trouva le trousseau et ouvrit lui-même la première vitrine. Il tendit les clés à son ami.
— Ça doit te faire drôle, lui dit-il. Vas-y doucement…
Il retourna auprès de Valeria. Peter plongea la main dans le meuble vitré et effleura les pages. Malgré les années, l’odeur de brûlé était encore perceptible. Avec le parfum du feu et du papier vieilli, les souvenirs revinrent plus violemment encore. Son esprit était assailli d’images qui se superposaient — l’explosion de la porte d’entrée chez les Destrel, le feu dans la cheminée, le martèlement de la pluie sur les tôles dans son hangar, et lui en pleine nuit, s’affairant comme un possédé entre les petits tas de documents en partie détruits.
Assis dans son coin, Morton affichait un demi-sourire, comme si du fond de sa léthargie, il saisissait toute l’ironie de la situation.
Dans la vitrine voisine, Peter aperçut quelques feuillets d’un format inférieur, repliés et remplis de notes. Ceux-là n’étaient pas noircis par le feu, juste un peu jaunis par le temps. Après avoir essayé plusieurs clés, Peter trouva celle qui ouvrait le meuble. Il était fébrile. En le voyant ainsi, Valeria se leva et s’approcha.
Peter saisit les feuillets. Avec précaution, il les déplia. L’encre noire était parfaitement lisible. L’écriture était plus irrégulière que celle des Destrel. Les phrases étaient courtes. Parfois, les notes n’étaient que des questions, des hypothèses inabouties, des mots lancés comme autant de pistes. Les mains de Peter tremblaient. Alors que la découverte des écrits des Destrel n’avait fait que l’émouvoir, ces pages le bouleversaient. Peut-être parce qu’elles étaient directement liées à lui, à son histoire, à ses vies.
— Ce sont des documents très fragiles, intervint Jenson, paniqué de voir cet inconnu manipuler ses trésors.
— Je sais, répondit Peter, laconique.
— J’ignore ce que vous cherchez, ajouta Jenson, mais vous devriez partir avec votre amie et laisser tout cela. Fuyez avant que la sécurité ne vous découvre. En fouillant dans ces documents confidentiels, vous aggravez votre cas.
Peter ne répondit pas. Il s’assit tranquillement au bureau et avec le premier stylo venu, écrivit quelque chose sur le dernier feuillet.
— Vous ne devriez pas, insista le professeur, qui hésitait à lui retirer les feuillets de force.
— Reculez, lui intima Stefan.
Toujours serein, Peter acheva d’écrire, reposa le stylo et se leva. Il approcha de Jenson et lui plaça la feuille bien en évidence devant les yeux. Sur le feuillet, il avait recopié la dernière ligne tracée par Gassner : « Possibilité de marquer une mémoire d’une vie à l’autre. »
Les deux lignes étaient identiques. L’écriture n’était pas que ressemblante, elle était exactement la même. Le plus doué des faussaires n’aurait pas pu l’imiter avec ce degré de perfection. Sans l’ombre d’un doute, la même main avait écrit les deux lignes, à vingt ans d’intervalle. Jenson blêmit.
— C’est impossible, murmura-t-il.
Valeria saisit le feuillet, l’observa et demanda à Peter :
— Tu as découvert d’où te venait le rêve, c’est ça ? C’est par celui qui a rédigé ces feuillets ?
— Il s’appelait Frank Gassner. Il était chargé de surveiller les travaux des Destrel. Il a été trahi, comme eux.
— Était-il leur ami ou leur ennemi ?
— Ils ne se connaissaient pas, intervint Stefan. Mais une chose est certaine : aujourd’hui, Gassner est leur allié.
Valeria rendit le feuillet à Peter et d’un air accablé, confia :
— Ce matin, de force, ils ont essayé de réveiller ma mémoire antérieure. Avec ça.
Elle désigna le sarcophage et le casque. Elle retira le drap. Stefan s’approcha du système qui ressemblait à celui qu’il avait reconstitué à l’université d’Édimbourg. Il souleva le casque, beaucoup plus moderne que le leur, puis s’installa devant le clavier de la console. En jetant un coup d’œil à l’écran, il pianota.
— Ne touchez pas à ça ! hurla Jenson en fonçant vers le jeune homme. C’est du matériel ultra-sophistiqué. Vous allez tout détraquer.
Peter arrêta le professeur d’un mouvement sec. Stefan s’infiltra dans les programmes et navigua entre les différentes applications, puis lâcha :
— Ça ne peut pas marcher. Il manque des pas de programme. Je vois aussi d’après le journal d’expérimentation qu’ils ont fait des essais avec plusieurs gammes de fréquences pour la stimulation, mais ils n’ont pas les bonnes.
— Qu’est-ce que vous en savez ? lança Jenson, dédaigneux.
Peter se contenta de sourire. Stefan revint vers Valeria.
— Et maintenant, lui demanda-t-il, comment te sens-tu ?
— J’ai eu très mal à la tête, rien d’autre.
— Tu as dormi depuis leur tentative ? s’enquit Peter.
— Juste un peu.
— Et à ton réveil, tu n’as rien ressenti ? Comme si des idées arrivaient en toi et s’installaient ?
— Non.
Jenson les observait, mi-fasciné mi-effrayé.
— Qui êtes-vous ? interrogea-t-il.
Morton eut un petit gloussement.
— Vous ne comprendrez pas dans cette vie-là, répondit Peter.
— Votre mépris m’indiffère, répliqua Jenson. Si toutefois vous arrivez à sortir d’ici, vous serez recherchés comme des criminels de la pire espèce. Vous n’aurez plus jamais la paix, vous passerez le reste de votre existence en cavale, la peur au ventre. Et tôt ou tard nous vous retrouverons, tous les trois.
En entendant la menace, Valeria songea au calvaire qu’avaient enduré les Destrel.
Peter s’avança tranquillement vers Jenson. Il le dominait. Le scientifique recula mais se retrouva bloqué contre une vitrine. Il émanait du jeune homme une puissance effrayante. Jenson plaça instinctivement un bras devant son visage pour se protéger.
— Écoutez-moi, professeur. Personne ne sait que ce centre existe. L’affaire Destrel n’était connue que du général et de vous. Vous avez manipulé tous les autres employés sans jamais leur dire sur quoi ils travaillaient vraiment. La totalité des archives est contenue dans cette pièce. Une fois tout cela détruit, pas un humain sur cette terre ne croira ce que vous pourrez raconter sur nous. Vous vous êtes vous-même acharné à décrédibiliser les preuves…
— Qui vous dit que tout est ici ?
— Croyez-moi, je suis bien placé pour le savoir, et le général Morton m’a appris ce que j’ignorais depuis vingt ans. Avant que le choc fasse vaciller son esprit, nous avons eu le temps de parler. J’ai lu son dossier sur ce centre. Il m’a même confié des choses dont vous n’êtes pas informé… Vous n’avez plus rien à m’apprendre.
— Vous ne pouvez pas détruire ces documents, vous n’en avez pas le droit ! Ils sont inestimables !
— C’est pour cela que personne ne doit les posséder. Des gens comme vous n’en feront rien de bon.
L’intercom posé sur le bureau bipa.
— Répondez, ordonna Peter. Un conseil : ne tentez rien et soyez naturel.
Jenson appuya sur le commutateur de l’interphone.
— Qu’y a-t-il ?
— C’est vous, professeur ?
— Oui.
— Ici le poste de sécurité, nous avons un problème. Nous avons découvert votre assistante enfermée dans une salle d’examen. Elle était inconsciente. Nous préférons ne prendre aucun risque. Le chef et ses hommes sont en route pour vous mettre en sûreté, vous et le général…
À la seconde où l’agent prononçait ces mots, l’ascenseur s’ouvrait face à la porte blindée restée béante.