1.

En ce début du mois de janvier 1941, Winston Churchill, tête nue, dents serrées sur son cigare, marche lentement parmi les ruines.

De la cathédrale de Coventry ne se dressent plus que quelques pans de mur, vestiges d’un autre temps.



Winston Churchill s’attarde, dit aux maréchaux de l’air Portal et Dowding :

« Je suis sûr que nous allons gagner la guerre, même si je ne vois pas encore très bien comment. »


Dans les rues de Londres dont il ne reste dans certains quartiers populaires que des amoncellements de pierres, que fouillent les habitants à la recherche des souvenirs de leur vie détruite, Churchill répète ce qu’il martèle dans chacun de ses discours :

« Quoi qu’il arrive, l’Angleterre ira jusqu’au bout, dût-elle le faire absolument seule. »

Une petite foule l’entoure, l’applaudit, l’encourage et, à son secrétaire Coville, Churchill, mâchonnant son cigare, murmure qu’il ne comprend pas pourquoi il conserve une telle popularité. Après tout, maugrée-t-il, depuis son accession au pouvoir, tout a mal tourné et il n’a eu que des désastres à annoncer.


Puis lançant sa canne en avant, marchant d’un pas rapide, il marmonne :

« London can take it », Londres peut encaisser ça.

Le Blitz n’a pas brisé la volonté de la population, même si dans les quartiers populaires de l’East End les critiques, le défaitisme, l’antisémitisme fusent mais s’effacent vite lorsqu’on apprend qu’une bombe est tombée dans la cuisine du Premier Ministre, 10, Downing Street, que Buckingham Palace et le West End sont à leur tour touchés.

« Londres ressemble à un gigantesque animal préhistorique, dit Churchill, capable de recevoir sans broncher des coups terribles et qui, mutilé, saignant par mille blessures, persiste cependant à se mouvoir et à vivre. »


La bataille d’Angleterre, en dépit de l’acharnement quotidien et nocturne de la Luftwaffe, est donc gagnée par les Anglais.

Même si Churchill – nom de code pour ses déplacements : colonel Warden – peut chaque jour mesurer le saccage que réalisent les bombardiers allemands.

En janvier 1941, à Bristol, où Churchill doit décerner à l’ambassadeur des États-Unis et au Premier ministre australien deux doctorats honoris causa, la ville a été éventrée dans la nuit précédant la cérémonie. Et Churchill remet les doctorats, au milieu des ruines, devant des autorités qui, en uniforme de défense passive, viennent de participer aux secours.


Churchill paraît encore plus déterminé en ces circonstances. On a gagné la bataille d’Angleterre !

Il décrète qu’on doit livrer et gagner ce qu’il appelle la bataille de l’Atlantique contre les meutes de sous-marins de l’amiral Dönitz, qui attaquent les convois la nuit, coulant durant les deux premiers mois de 1941 640 000 tonnes de navires alliés. Or il faut à la Grande-Bretagne pour survivre importer 33 millions de tonnes par mois.

Churchill suit chaque jour l’évolution de cette bataille. Il connaît par cœur le chiffre des pertes. Il interroge les amiraux – Pound, Cunningham – qu’il appelle ses daily prayers.

Il les écoute, s’éloigne tête baissée en murmurant : « C’est terrifiant. »

« Ce danger mortel qui menace nos communications vitales me ronge les entrailles, dit-il. Combien je préférerais une invasion sur une grande échelle à ce péril insondable et impalpable. »


Il pense à ces navires torpillés qui deviennent des brasiers, à ces milliers de marins, noyés, asphyxiés par le mazout.

C’est la « mer cruelle ».

« Nous devons donner une priorité absolue à cette affaire », dit-il à l’amiral Pound.


Il veut tout contrôler. Il préside le Comité pour la bataille de l’Atlantique qu’il vient de créer.

Il rédige un document en treize points qui définit les buts, les moyens de cette lutte pour la survie. Car la guerre peut être perdue sur mer.

Le document Battle of the Atlantic Directive est achevé le 6 mars 1941.

Désormais, les sous-marins de l’amiral Dönitz, les cuirassés et les croiseurs de l’amiral Raeder (le Bismarck, le Tirpitz, le Scharnhorst, le Gneisenau) vont être les uns et les autres traqués, refoulés.

Churchill, Premier Ministre, mais ancien Premier lord de l’Amirauté, y veillera chaque jour.

La bataille de l’Atlantique doit être gagnée comme l’a été la bataille d’Angleterre.


C’est une guerre sans haine que mène Churchill. Il n’en abandonne jamais la direction. Il dicte jusqu’à l’aube. Il reçoit des visiteurs, lit des rapports toute la nuit.

Il est soit à Downing Street, soit dans les appartements et les bureaux souterrains qui ont été aménagés à Storey’s Gate. Il passe les week-ends non plus dans sa propriété de Chartwell mais aux Chequers.


Il arrive le vendredi dans cette résidence du Premier Ministre avec une vingtaine de personnes – secrétaires, valet, chauffeurs, policiers, projectionnistes, assistants, membres de son cabinet, visiteurs.

Il épuise à la tâche son entourage. Il fume ses énormes cigares, il boit, infatigable.


Churchill se meut, à l’aise, avec une sorte de jubilation intellectuelle, dans cette guerre qui chaque jour gagne de nouveaux espaces.

Cyrénaïque, Libye, déserts, Égypte, Érythrée, Somalie, Éthiopie, et bientôt les Balkans, la Grèce, la Crète : tous ces lieux parlent à sa mémoire d’homme de culture classique, pour qui la Méditerranée a été – est encore – le centre de la civilisation.


Le 5 janvier 1941, il célèbre la victoire des troupes du général Wavell, qui viennent de mettre en déroute l’armée italienne en s’emparant de Bardia.

Il ordonne qu’on chasse les Italiens de toute la Cyrénaïque, qu’on encercle et prenne Tobrouk, puis il change d’avis, craignant une intervention allemande en Grèce au secours des troupes italiennes menacées.

Il explique à Wavell que « le soutien à la Grèce doit désormais avoir priorité sur toutes les opérations au Moyen-Orient ».


Les généraux anglais chancellent sous ce déluge d’ordres et de contrordres, de questions.

« Churchill nous bombarde de mémorandums sur tous les sujets imaginables, petits ou grands, et nous perdons beaucoup de temps pour y répondre », commente le général Kennedy, directeur des Services des opérations militaires et de la planification.

« Ces réunions, ces midnight follies, se tiennent vers 21 h 30 et les séances se prolongent jusqu’à 3 heures du matin.

« L’imagination stratégique de Churchill est inépuisable et beaucoup de ses idées nous paraissent aussi farfelues qu’inexécutables… »


Mais c’est lui qui a décidé, dès le mois d’août 1940, d’envoyer les meilleures unités blindées d’Angleterre en Égypte, persuadé que Hitler ne tenterait pas de débarquer en Grande-Bretagne.

C’est lui qui, dans la nuit du 11 au 12 novembre 1940, a fait bombarder à la torpille par des biplans la base de Tarente, où s’était réfugiée la flotte italienne.

C’est lui qui, à la fin mars 1941, ordonne à la Royal Navy d’attaquer au large du cap Matapan la flotte italienne, remportant la plus grande bataille navale de la guerre en Méditerranée.

Et c’est lui qui transforme ces deux verrous – Gibraltar et Malte – en forteresses inexpugnables.


Après les réunions, aux Chequers ou au 10, Downing Street, Churchill se laisse aller, les yeux mi-clos, le visage enveloppé par la fumée de son cigare.

Il soliloque pendant les repas.

« Je ne déteste personne et je ne crois pas avoir d’ennemis, à part les Boches, et encore c’est professionnel ! » dit-il.

Il se moque de ces généraux italiens qui doivent être de « bons coureurs ».

Il cite le message envoyé par le général Graziani le 8 février au Duce, et décrypté par les services de renseignements anglais :

« Duce, les derniers événements ont fortement déprimé mes nerfs au point de m’empêcher d’assumer le commandement dans la plénitude de mes facultés. Je vous demande donc mon rappel et mon remplacement. »

Le général Wavell fera cent trente mille prisonniers italiens en janvier-février 1941, à Bardia, Tobrouk, Derna et Benghazi.


« Après la guerre, reprend Churchill, il faudra mettre un terme à toute effusion de sang, même si j’aimerais voir Mussolini, ce pâle imitateur de la Rome ancienne, étranglé comme Vercingétorix dans la meilleure tradition romaine. Quant à Hitler et aux chefs nazis, je les exilerai dans une île quelconque mais pas question de profaner Sainte-Hélène ! »


En fait, ces moments où Churchill s’abandonne à de libres propos lui permettent d’affronter une situation qui, dans les trois premiers mois de 1941, reste périlleuse. Car l’Angleterre est encore seule comme nation face à l’Empire nazi qui contrôle une bonne partie de l’Europe continentale et dont les troupes s’apprêtent à déferler dans les Balkans, en Grèce, en Cyrénaïque.

Churchill à chaque instant doit analyser, trancher, choisir entre des priorités :

« Aucun de nos problèmes, dira-t-il, ne pouvait être résolu indépendamment des autres. Ce que l’on affectait à un théâtre d’opérations devait être soustrait à un autre ; ouvrir un front quelque part c’était s’exposer à un risque ailleurs ; nos ressources matérielles étaient strictement limitées, et l’attitude d’une douzaine de puissances amicales, opportunistes ou potentiellement hostiles, était imprévisible. En métropole, nous devions faire face au péril sous-marin, à la menace d’invasion et à la poursuite du Blitz ; il nous fallait aussi conduire une série de campagnes au Moyen-Orient, et enfin constituer un front contre l’Allemagne dans les Balkans. »


Churchill estime que seules l’aide puis l’entrée en guerre des États-Unis lui permettront de desserrer l’étau nazi.

Il doit donc faire pression sur le président Roosevelt, sur l’opinion américaine, enrôler dans cette campagne de « propagande » Graham Greene, Alfred Hitchcock et le philosophe Isaiah Berlin, invités à donner des conférences, à publier des articles, à affirmer l’« unité des peuples de langue anglaise ».



Puisque le roi George VI est populaire aux États-Unis, Churchill demande à ce que l’on utilise le bombardement du palais de Buckingham par la Luftwaffe pour mobiliser l’opinion américaine.

« Comprenez, dit Churchill à de Gaulle, que le bombardement d’Oxford, de Coventry, de Canterbury, provoquera aux États-Unis une telle vague d’indignation qu’ils entreront dans la guerre. »


Illusion, Roosevelt tient compte de l’état de l’opinion, décidée à rester hors du conflit.

Le président agit donc avec prudence, décidé à aider l’Angleterre sans s’engager directement dans la guerre.

Churchill lui adresse lettre sur lettre.


Le 7 décembre 1940, il dicte au cours de deux nuits une longue missive dont l’argumentation, le ton résolu mais aussi pathétique doivent bouleverser Roosevelt, lui expliquer en détail ce que l’Angleterre attend des États-Unis. Des armes, des tanks, des navires, deux mille avions supplémentaires chaque mois.


Car il y a communauté d’intérêts entre l’Angleterre et les États-Unis.

« Soyez assurés que nous sommes prêts aux souffrances et aux sacrifices ultimes dans l’intérêt de la Cause et que nous nous faisons gloire d’en être les champions, écrit Churchill.

« Si comme je le pense, vous êtes convaincu, monsieur le Président, que la défaite de la tyrannie nazie et fasciste est une affaire suprêmement importante pour les États-Unis et l’hémisphère occidental, vous voudrez bien considérer cette lettre non comme un appel à l’aide mais comme l’énoncé des mesures minimales nécessaires à l’accomplissement de notre tâche commune. »


Roosevelt est touché, se tourne vers l’opinion publique, affirmant dans de nombreuses interventions que le meilleur moyen pour les États-Unis de ne pas entrer en guerre, c’est d’aider « les nations qui résistent aux attaques de l’Axe plutôt que d’accepter leur défaite ».

Le 5 janvier 1941, il désigne un ambassadeur auprès du… maréchal Pétain. Ce sera l’amiral Leahy, dont la mission est de conforter le gouvernement de Vichy, afin qu’il reste hors du conflit.

Le 6 janvier, il envoie à Londres l’un de ses plus proches conseillers, Harry Hopkins, chargé d’évaluer les besoins anglais et de mesurer la capacité de Churchill à résister à l’Allemagne.


Harry Hopkins est entraîné par l’énergique tourbillon que provoque Churchill. Il est séduit, admiratif, convaincu qu’il faut aider l’Angleterre, lui fournir des destroyers, des tanks, des hydravions, des bombardiers B17.

Si les Anglais ne peuvent payer, ils régleront leurs dettes plus tard.

Roosevelt le confirme dans une allocution :

« Imaginez que la maison de mon voisin soit en feu et que j’aie un tuyau d’arrosage, dit-il, je ne vais pas le lui vendre, je le lui prêterai et il me le rendra lorsque son incendie sera éteint. »


On passe ainsi de la loi Cash and Carry à la loi Prêt-Bail adoptée en mars 1941 par le Congrès.

C’est un grand pas vers la participation des États-Unis à la guerre.

Et la conviction, l’obstination, l’intelligence, la foi de Churchill ont joué un rôle déterminant dans l’évolution de Roosevelt.


« Les gens sont stupéfiants, écrit Hopkins au président. Et si le courage suffisait pour gagner une guerre, ce serait déjà chose faite. Le gouvernement, c’est Churchill, lui seul assume la direction de la haute stratégie et il veille souvent aux détails. Jamais il ne flanche, jamais il ne trahit le moindre découragement.


« Jusqu’à quatre heures du matin, il a arpenté la pièce où nous étions, m’exposant ses plans offensifs et défensifs. C’est la force motrice qui anime pour l’essentiel la stratégie et la conduite générale de la guerre. »

Il est la figure de proue du peuple anglais dont Hopkins exalte le courage et la volonté de résistance.

« Il faudra autre chose que la mort de quelques centaines de milliers de personnes pour vaincre la Grande-Bretagne, dit-il. Si nous agissons hardiment et sans délai, je suis persuadé que le matériel que nous enverrons à la Grande-Bretagne pendant les semaines qui vont suivre constituera l’appoint de forces nécessaire pour abattre Hitler. »


Hopkins s’illusionne : dans l’année 1941, Hitler est au faîte de sa puissance, et pour briser la force nazie, il faudra plus que du matériel, l’engagement de millions d’hommes, Américains et Russes. Churchill le sait. Mais il a commencé à nouer une alliance décisive avec les États-Unis.


À partir du mois de janvier 1941, des réunions secrètes entre les états-majors anglais et américain ont lieu à Washington.

On y évoque la stratégie à adopter si l’Angleterre et les États-Unis se trouvaient engagés dans une guerre contre l’Allemagne et le Japon.

Dans ce cas, la priorité serait donnée à la guerre contre l’Allemagne.

On établit une coopération entre les services de renseignements des deux nations.

Ils vont mener une lutte contre les agents de l’Axe.


Or l’Angleterre possède un atout maître dans cette guerre de l’ombre dont Churchill sait en historien, en combattant, le rôle décisif qu’elle joue.

Ainsi Churchill se déplace toujours avec une grande boîte en cuir rouge et, plusieurs fois par jour, il demande, d’un ton anxieux et autoritaire : « Où sont mes œufs ? »

Seuls quelques très rares initiés savent que Churchill nomme ainsi les décodeurs qui ont réussi à briser les codes secrets de la Luftwaffe, de la Kriegsmarine, et qui s’acharnent à percer ceux de la Wehrmacht.

Ces « décodeurs » qui pondent des « œufs d’or » sont installés dans le manoir de Bletchley et ses dépendances, situés dans un parc immense à 80 kilomètres au nord-ouest de Londres.

Des centaines de professeurs et d’étudiants d’Oxford et de Cambridge, de mathématiciens, d’inventeurs d’un prototype Colossus qu’on commence à appeler « ordinateur », traitent chaque jour des centaines de messages cryptés par la machine allemande Enigma, qui est capable de coder les messages en opérant deux cents millions de transpositions.

Polonais et Français, on le sait, ont décrypté ces messages, et ont transmis leur découverte d’Enigma aux Anglais de Bletchley Park. Et Churchill aussitôt se passionne pour ce « TOP SECRET ULTRA » – on dira le système ULTRA.

À tout instant, il veut connaître les « œufs d’or » pondus par les décodeurs, et découvrir ainsi la stratégie allemande.

Dans le « secret circle », le major Desmond Morton décide de la diffusion de tel ou tel renseignement et veille à ne pas alerter les Allemands, en révélant par une disposition prise sur le terrain qu’on lit leurs messages codés.

Et les Allemands, pendant toute l’année 1940, ont percé le code de la Royal Navy, et celui de la Merchant Navy.


Mais la supériorité anglaise est flagrante, et Churchill s’emploie à la conserver, à utiliser à chaque instant les données qu’elle fournit, et à collecter celles que recueillent les services de renseignements, le Special Operations Executive (SOE), le Military Intelligence 5 (MI5) chargé du contre-espionnage et opérant sur le territoire britannique, et le Military Intelligence 6 (MI6), service de renseignements fonctionnant à l’étranger.

Churchill veut maîtriser cette « guerre de l’ombre », cette « quatrième arme » dont il pense, en ce début d’année 1941, qu’elle sera décisive.

Car il le sent, il le sait, il le veut – les théâtres d’opérations vont se multiplier – la guerre va devenir mondiale.

Et la « quatrième arme », le système ULTRA, permettra à l’Angleterre d’être la clé de voûte de la Grande Alliance, qui se constituera contre l’Allemagne nazie et ses alliés.

Grande Alliance : en souvenir de la Grande Coalition constituée par le duc de Marlborough, l’ancêtre de Churchill, contre Louis XIV.


Winston Churchill est heureux d’être, comme Marlborough, à la barre de la glorieuse et indestructible Angleterre.

Загрузка...