13.

La Russie ? L’Union des républiques socialistes soviétiques ? Le Komintern, cette Internationale communiste ?

La haine, la terreur, la passion, le dévouement qu’ils suscitent, un nom les incarne :

Staline.


Staline, l’énigmatique, le silencieux, l’insomniaque à la peau grêlée, dont on ne sait jamais où il se trouve.

Ce Géorgien râblé de soixante-deux ans, à la moustache et aux cheveux grisonnants, cherche-t-il le sommeil dans sa datcha de Kountsevo ?

Réside-t-il au Kremlin ?


Personne n’ose poser ces questions, s’interroger sur celui qui est devenu le « Tsar rouge ».

Il a dressé lui-même les listes de ses camarades communistes des années 1920 qu’il a décidé de « liquider ».

À Moscou, à Leningrad, mais aussi dans un village de Sibérie ou une ville d’Ukraine, les responsables politiques et les simples citoyens savent qu’ils peuvent être arrêtés, sans motif, et disparaître. Tués d’une balle dans la nuque ou enfouis dans un camp de concentration ou une cellule de la prison de Loubianka.


Dans les milieux de l’intelligentsia, on murmure avec effroi qu’il arrive à Staline de téléphoner au milieu de la nuit pour annoncer à un écrivain sa disgrâce : ses livres ne seront plus publiés. Pasternak, Boulgakov, Ilya Ehrenbourg ont reçu de tels appels qui glacent.

Car rien ne retient la main de Staline. Le couperet peut tomber, trancher une vie.

Ehrenbourg, en ce printemps 1941, a été ainsi réveillé.

Staline, en quelques phrases onctueuses, lui a dit que le roman antinazi qu’Ehrenbourg vient d’écrire – La Chute de Paris – n’est plus interdit mais qu’au contraire Staline souhaite qu’il soit lu par des millions de Soviétiques.

« Tu as bien travaillé, camarade Ilya. »

Ehrenbourg balbutie. Il en déduit que Staline change de politique et considère désormais que l’Allemagne nazie est l’ennemie, que la guerre est probable.


Ce serait donc la fin de ce pacte de non-agression germano-soviétique qui, par sa signature le 23 août 1939, a rendu inéluctable la guerre entre l’Allemagne et la France et l’Angleterre.

Selon Ehrenbourg de nombreux signes indiquent que Staline est prêt à affronter Hitler.


Comment Staline pourrait-il ignorer ces centaines de milliers de soldats allemands tapis dans les forêts de Pologne ?

Le New York Times, presque chaque jour, rappelle que cent divisions allemandes sont massées à la frontière soviétique et que « les relations entre Soviétiques et Allemands semblent atteindre un point critique ».


N’est-ce pas une manière de réponse que d’attribuer le prix Staline au film de Einsenstein, Alexandre Nevski, qui exalte la lutte au XIIIe siècle de ce grand-duc de Novgorod contre les chevaliers Teutoniques ?

N’est-ce pas faire appel au patriotisme russe – et non plus aux idées communistes – que d’évoquer Alexandre Nevski, sanctifié par l’Église orthodoxe et célébré par le tsar Pierre le Grand ?

Staline est-il le successeur des tsars ou de Lénine ?

Cherche-t-il dans le passé russe le ressort qui dressera les Russes contre l’Allemand ?


La presse soviétique commence à publier des reportages sur la vaillance et l’héroïsme du peuple anglais qui refuse de plier malgré les bombardements terroristes de la Luftwaffe.

À Moscou, des officiers russes de l’état-major invitent à dîner l’attaché militaire britannique et l’on boit à la victoire sur l’ennemi commun allemand.


Mais ces signes, personne ne les commente.

On sait qu’il suffit d’un battement de paupières de Staline, d’un trait de crayon sous un nom, pour qu’on soit arrêté, déporté dans le Grand Nord, pour y creuser un canal et y mourir de froid et de faim.

On sait que les troupes du NKVD, la police politique, ont exécuté des milliers d’officiers polonais, à Katyn, dans les territoires acquis par la Russie après la signature du pacte germano-soviétique.

Et qui dénombrera les centaines de milliers de victimes ukrainiennes, baltes, russes ?


Alors on se tait, comme si Staline était tapi dans l’ombre, aux aguets, soupçonneux, prêt à frapper, à tuer.

Il vient de « purger » l’armée Rouge, en exécutant les meilleurs de ses officiers. Et les grands procès de Moscou ont brisé ceux qui au sein du parti communiste pouvaient être des rivaux.

En 1940, au Mexique, d’un coup de piolet, un agent de Staline a fracassé le crâne de Léon Trotski, l’adversaire le plus résolu de Staline.


On croit donc Staline capable de tout, et on le craint tant qu’on n’ose lui transmettre des informations qui pourraient contredire ses choix politiques.

Les connaît-on ?

A-t-il vraiment accepté l’idée que l’Allemagne va attaquer l’URSS ou bien pense-t-il qu’il peut repousser cette éventualité, peut-être jusqu’en 1942, ou mieux encore qu’il peut « circonvenir » Hitler, en lui livrant plus de blé et de pétrole, en félicitant le Führer pour les victoires allemandes dans les Balkans, en Grèce, en Crète, en Cyrénaïque ?


Et d’ailleurs, Staline ne soupçonne-t-il pas ces ennemis de l’URSS que sont l’Angleterre et les États-Unis, et d’abord ce vieil antisoviétique qu’est Churchill, de vouloir pousser l’Allemagne et la Russie à la guerre, puis à conclure une paix séparée entre l’Angleterre et l’Allemagne ?

Alors, Churchill tirerait les marrons du feu.


N’est-ce pas le sens de l’étrange arrivée de Rudolf Hess en Angleterre ? Et comment croire à la fable de la folie du numéro 2 du parti nazi, de l’un des deux héritiers désignés de Hitler !

Staline veut éviter ce piège, ne fournir à Hitler aucun prétexte pour le déclenchement de la guerre.


Il proteste contre les survols répétés du territoire soviétique par des avions de reconnaissance de la Luftwaffe. Mais au lieu de hausser le ton, quand la chute de l’un de ces avions confirme qu’ils sont bien équipés de caméra, Staline se montre conciliant.

« Le gouvernement soviétique a donné l’ordre de ne pas abattre les avions allemands survolant le territoire soviétique tant que de telles infractions resteront rares. »


L’ambassadeur allemand à Moscou, le comte von der Schulenburg, partisan de l’amitié germano-russe, essaie de convaincre Hitler des intentions pacifistes de Staline.

« Je suis certain, dit-il au Führer, que Staline est disposé à s’engager plus avant dans la voie des concessions. »

Hitler écoute, sans dévoiler à son ambassadeur l’existence du plan Barbarossa.

Il répond à Schulenburg que Staline peut être tenté d’attaquer l’Allemagne.

« Je dois être prudent. »

Il fait mine de croire à un renforcement des troupes soviétiques sur la frontière polonaise.

Schulenburg ose contester cette analyse de Hitler.

Il ignore que celui-ci ment effrontément, et que les ordres de marche, les plans d’attaque ont déjà été transmis aux généraux.

« À mon sens, dit l’ambassadeur, Staline s’alarme de la tension croissante des relations germano-soviétiques… Il veut, par ses efforts personnels, préserver l’URSS d’un conflit avec l’Allemagne. »


En fait, Staline, tout en veillant à ne pas « provoquer » Hitler, prend des mesures de précaution. Il signe un Pacte de non-agression avec le Japon, ce qui lui permettra de faire passer des divisions soviétiques de l’est de la Sibérie à la frontière avec la Pologne.

Il raccompagne lui-même le ministre des Affaires étrangères japonais Oruka Matsuoka à la gare de Moscou, lui donne l’accolade dans un geste de cordialité qui étonne, car on n’a jamais vu Staline céder à un mouvement spontané. Cette accolade a donc une valeur symbolique.

« Nous sommes des Asiatiques, nous aussi », confie-t-il au Japonais.

Schulenburg est présent sur le quai de la gare.

« Staline me fit signe d’approcher, raconte l’ambassadeur allemand, et m’entourant de son bras, il me dit : “Votre pays et le mien doivent rester amis, monsieur l’ambassadeur, et vous devez tout faire pour cela.”

« Puis Staline se tourne vers le colonel Krebs, s’assure qu’il est bien l’attaché militaire allemand, et lui dit : “Nous resterons vos amis contre vents et marée.” »


Staline veut donc croire que sa politique cherchant à étouffer la volonté allemande de faire la guerre peut – et doit – réussir. Il écarte toutes les informations qui la contredisent.

Aveuglement ?

Crainte de tomber dans le piège tendu par l’Angleterre ?

Souci d’éviter toutes les provocations ?

Et cependant, de toutes parts, on l’avertit de l’imminence de l’attaque allemande.


Churchill alerte personnellement Staline, dès le 3 février. Et l’ambassadeur britannique à Moscou, sir Stafford Cripp, semaine après semaine, transmet des rapports alarmants au ministre des Affaires étrangères, Molotov.

Dès la fin avril, il prédit pour le 22 juin 1941 l’ouverture des hostilités.

À Washington, le sous-secrétaire d’État, Summer Wells, convoque l’ambassadeur soviétique Oumanski, et donne au Russe le plan de campagne de l’état-major allemand.

« M. Oumanski pâlit et reste plusieurs secondes silencieux et dit : “Je me rends pleinement compte de la gravité de votre information et vais en faire part au Kremlin sur-le-champ.” »

Mais Staline s’obstine, ordonne aux troupes placées sur la frontière de ne répondre à aucune provocation allemande.

Cette guerre ne doit pas avoir lieu.

Staline ne tombera pas dans les pièges qu’à Londres et Washington on lui tend.


Il ne veut même pas écouter ses propres espions.

L’Allemand Richard Sorge, en poste à l’ambassade nazie à Tokyo, transmet la date du 22 juin pour le déclenchement de l’attaque allemande.

Les espions du réseau Orchestre rouge dirigé par Léopold Trepper, et qui opèrent à Bruxelles et à Paris, confirment que la décision allemande est prise.

Et des communistes français prennent le risque de se présenter au consulat soviétique à Paris pour avertir les Soviétiques de l’attaque allemande.


Mais Staline ne modifie pas sa politique conciliante.

L’agence de presse Tass, le 14 juin, publie un communiqué dénonçant « la vaste tentative de propagande des puissances hostiles à l’URSS et à l’Allemagne qui souhaitent une extension du conflit.

« Suivant les informations soviétiques, l’Allemagne respecte scrupuleusement les clauses du pacte de non-agression germano-soviétique, tout comme l’URSS… ».


Le plan Barbarossa fixe l’attaque de l’URSS au 22 juin 1941… soit huit jours après la publication de ce communiqué.


Staline peut-il, enfermé dans ses certitudes, croire qu’il contraindra Hitler à ne pas attaquer la Russie ?

Son obsession du « complot » des puissances hostiles à l’URSS l’a-t-elle aveuglé ?

En fait, Staline a deux fers au feu.

L’un pour « désarmer » par des concessions l’agressivité de Hitler est poussé au rouge vif.

L’autre « fer » consiste à renforcer le potentiel militaire de l’URSS. Il est bien tard pour le « chauffer » mais Staline ne le néglige pas.


Le 1er mai 1941, il est sur la place Rouge.

Entouré des dirigeants du parti et des chefs militaires, il assiste à la parade de l’armée Rouge.

Le général Joukov répète qu’elle est « la plus puissante du monde » et annonce que l’année 1941 sera celle « de la reconstruction de tout le système d’entraînement et de formation des soldats ».

Des milliers d’hommes défilent au pas de parade.

Ils sont survolés par des centaines d’avions et suivis par des unités motorisées, de nouveaux chars, les KV1 et les T34, engins énormes, dont la maniabilité paraît grande.

On murmure dans l’immense foule qui assiste à la parade que les usines d’armement tournent à plein régime, qu’on en construit de nouvelles à l’abri des monts de l’Oural.

On dit aussi que les unités qui défilent se dirigeront, dès la fin du défilé, vers Minsk, Leningrad et la frontière polonaise.


Staline, serré dans sa vareuse, salue les unités d’un petit geste de la main.

Il paraît le plus insignifiant des dirigeants et des chefs militaires qui sont alignés sur la tribune située sur le mausolée de Lénine.

Mais le 6 mai, Staline devient Président du Conseil des commissaires du peuple.

Le secrétaire général du parti s’est mué en chef du gouvernement soviétique. Il concentre tous les pouvoirs.

C’est un signe du danger qui menace le pays.

On s’attend à la guerre et cependant on ne la croit pas possible. Hitler serait-il assez fou pour attaquer la première armée du monde, et ce pays où s’est désagrégée la Grande Armée, cet espace où s’enlisent depuis des siècles ceux qui croient pouvoir le conquérir ?


Le 5 mai, des centaines de jeunes officiers qui viennent de terminer leurs cours dans les académies militaires sont reçus au Kremlin par Staline.

On a rétabli, au bénéfice de ces jeunes hommes, le « commandement personnel des officiers ». Ils ne sont donc plus soumis à l’autorité des commissaires politiques.

Joukov a exalté le « professionnalisme militaire » et expliqué la défaite de la France par l’« avachissement de l’armée ».

« Ce ne sera pas le cas de l’armée Rouge », dit le général.

Staline prend la parole devant ces jeunes officiers figés, tant ils sont tendus, écoutant cet homme sans prestance, mais qui est un bloc de pouvoir auquel la crainte qu’il inspire donne une aura mystérieuse.

On est terrorisé par ce « tsar » et on a foi en lui.


Il parle quarante minutes d’une voix monocorde, sans aucune emphase.

« L’armée Rouge n’est pas encore assez puissante pour écraser facilement les Allemands, dit-il.

« Pas assez de chars, d’avions modernes, de soldats entraînés. Des défenses frontalières insuffisantes.

« Donc place aux moyens diplomatiques pour repousser une attaque allemande jusqu’à l’automne, et il sera alors trop tard pour les Allemands.

« Mais il sera presque inévitable que nous devrons combattre l’Allemagne en 1942.

« Les conditions seront bien plus favorables. Nous attendrons l’attaque ou nous attaquerons, car il n’est pas normal que l’Allemagne nazie s’installe comme puissance dominante en Europe. »


Sans forcer le ton, Staline conclut que les mois à venir, jusqu’au mois d’août 1941, seront les plus dangereux.

Il n’a jamais prononcé le nom de Hitler.

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