11.

L’ombre de Rudolf Hess hante encore le Berghof quand l’amiral Darlan rencontre le Führer, les 11 et 12 mai 1941.


Le vice-président du Conseil des ministres du gouvernement de Vichy est introduit dans le salon où Hitler l’attend.

Le Führer a le visage fermé et son attitude exprime dédain, hostilité.

Darlan, qui vient d’apprendre l’échappée anglaise de Hess, attribue d’abord le comportement de Hitler à cet événement imprévisible et impensable. La déception et la colère doivent submerger le Führer.

Mais dès les premiers mots de Hitler prononcés d’une voix gutturale, méprisante, l’amiral Darlan mesure que le Führer veut imposer sa volonté, sans rien négocier.

Il donne des ordres et le temps n’est plus aux précautions de langage.


« Je n’ai en vue que la protection des intérêts allemands, dit-il. La collaboration n’est pas une fin en soi. Si je n’ai pas confiance dans la France, je garderai à titre définitif les régions qualifiées aujourd’hui d’interdites… »


Darlan, figé, écoute Hitler égrener les territoires :

« Les ports de la Manche, le Nord, le Pas-de-Calais et, en plus, toute une bande de terre à la frontière belge, une partie de la Meuse, du département de Meurthe-et-Moselle, sans parler des trois départements constituant l’Alsace-Lorraine. »

Et il faut l’entendre ajouter, la voix plus rugueuse encore :

« En outre, quoique l’Italie manifeste de prétentions exagérées, je les satisferai. »


Silence.

Hitler lève la main pour prévenir une réponse de Darlan.


Il reprend sur le même ton :

« Mais si j’ai confiance dans la France, je réduirai au minimum les sacrifices territoriaux sur le continent. Je ne suis pas fanatiquement avide de territoires. »

Nouveau silence, puis :

« Il est grand temps pour la France de préparer sa paix. Il faut qu’elle décide si elle veut collaborer ou non. »


Le premier entretien – en fait un monologue de Hitler – s’achève.

Les termes du marché sont clairs et n’admettent aucune réplique. C’est une collaboration militaire qu’exige Hitler, sinon ce sera le dépeçage de la France.


Le lendemain, Hitler, allant et venant, évoque la puissance invincible de l’Allemagne, les victoires de ce printemps 1941.

Il s’interrompt, se dirige vers l’immense baie vitrée.

« Quant à la Russie, on ne peut que la mépriser », dit-il.

Ainsi, d’un mot, Hitler confirme le rapport d’un attaché militaire français en Roumanie qui a prévenu Darlan de l’imminence d’une attaque allemande contre la Russie.


Hitler, sûr de lui, regardant les cimes blanches de l’Obersalzberg, poursuit :

« Depuis la réforme de l’armée russe, trente mille officiers ont été exécutés, de sorte que l’armée manque de cadres. Les officiers ne savent ni lire ni écrire. La Russie doit se retirer au plus tôt des pays baltes. Elle comprendra cette nécessité. Si elle ne la comprend pas, elle sera battue en trois semaines. »


À cet instant, Darlan est sûr que la décision d’attaquer la Russie est prise, et que l’Allemagne sera victorieuse.

Il faut donc que la France soit aux côtés de ce Grand Reich qui va naître.

« La France, dit Darlan, est toute disposée à aider l’Allemagne à gagner la guerre. »

Il rappelle la collaboration militaire déjà engagée en Syrie. Il ose ajouter :

« Il serait opportun que, du côté allemand, on veuille bien lui faire des concessions. »

Darlan veut convaincre le Führer.


Il veut se faire adouber par Hitler, apparaître comme irremplaçable. Il est le seul homme d’État français capable de conduire cette politique.



« Je prends l’engagement formel, dit-il, de diriger la politique française dans le sens d’une intégration au nouvel ordre européen, de ne plus tolérer une politique dite de bascule entre les groupes de puissance, d’assurer la continuité de cette ligne politique. »

Hitler ne le quitte pas des yeux puis, d’un hochement de tête et d’une moue, met fin à l’entretien.


Le 14 mai, Darlan est à Vichy et, devant le Conseil des ministres, il expose avec détermination et fougue ses certitudes. Après avoir rapporté les propos de Hitler, il affirme :

« C’est la dernière chance qui se présente à nous d’un rapprochement avec l’Allemagne. Si nous favorisons la politique anglaise, la France sera écrasée, disloquée, et cessera d’être une nation… »

Il exclut la politique de bascule entre les deux adversaires.

« Il faut nous ranger aux côtés de l’Allemagne, travailler pour elle dans nos usines, sans faire délibérément la guerre à l’Angleterre.

« Mon choix est fait, je ne m’en laisserai pas détourner par l’offre sous condition d’un bateau de blé et d’un bateau de pétrole ! »


Pétain dodelinant de la tête approuve ces « finasseries » qui se prennent pour une habile et grande politique.

Le 15 mai 1941, il adresse un message aux Français.

Langage de chef, de guide, d’autant plus martial que ce vieillard de quatre-vingt-cinq ans a la voix qui tremble.


« Français,

« Vous avez appris que l’amiral Darlan s’était récemment entretenu, en Allemagne, avec le chancelier Hitler. J’avais approuvé le principe de cette rencontre.

« Ce nouvel entretien nous permet d’éclairer la route de l’avenir…

« Il ne s’agit plus aujourd’hui, pour une opinion souvent inquiète parce que mal informée, de supputer nos chances, de mesurer nos risques, de juger nos gestes.

« Il s’agit pour vous, Français, de me suivre sans arrière-pensée sur les chemins de l’honneur et de l’intérêt national.

« Si dans l’étroite discipline de notre esprit public nous savons mener à bien les négociations en cours, la France pourra surmonter sa défaite et conserver dans le monde son rang de puissance européenne et mondiale. »


Darlan, les 23 et 31 mai, s’adresse lui aussi aux Français, et livre le sens de sa politique.

« Dans un monde anglo-saxon triomphant, la France ne serait qu’un dominion de seconde zone… Il s’agit de choisir entre la vie et la mort.

« Le Maréchal et le gouvernement ont choisi la vie. »

Pour Pétain, Darlan et leurs ministres, « la vie » c’est donc la victoire du Reich nazi, et la mort c’est l’Angleterre démocratique.

Ils préfèrent « vivre » dans l’Europe de Hitler que dans le monde de Churchill.

Comment peuvent-ils croire que les Français approuvent ce choix ?


Mais ils s’obstinent.

Le 21 mai, Darlan, le général Huntziger, Benoist-Méchin et Brinon se rendent à l’ambassade d’Allemagne à Paris, afin d’y discuter avec le général Warlimont du contenu de l’accord franco-allemand.

Ces Protocoles de Paris sont signés le 27 mai 1941.

En Syrie, en Tunisie, à Dakar, l’Allemagne est autorisée à utiliser les ports, les aérodromes, les voies ferrées à des fins militaires.

Jamais le gouvernement de Vichy n’a été aussi près d’entrer en guerre aux côtés de l’Allemagne.


Mais Darlan a obtenu que les Protocoles ne soient appliqués que si l’Allemagne permet à Vichy de « réarmer » l’Empire français.

Il est dit aussi que :

« Le gouvernement allemand fournira au gouvernement français par la voie de concessions politiques et économiques les moyens de justifier devant l’opinion publique de son pays l’éventualité d’un conflit armé avec l’Angleterre et les États-Unis. »


Finasseries ! Cynisme !

Il reste une dernière formalité : la ratification des Protocoles de Paris par le maréchal Pétain.

Simple formalité :

N’a-t-il pas, le 15 mai, approuvé devant les Français la politique de Darlan ?

Seulement, il ne s’agit plus de « messages » d’intention, mais bien d’une collaboration militaire pouvant conduire à « l’éventualité d’un conflit armé » avec les alliés d’hier !

Pétain ratifiera-t-il ?


À Vichy, la tension monte au moment de franchir ce Rubicon qu’est une ample collaboration militaire qui ne pourra être maîtrisée et qui conduira mécaniquement à un affrontement armé avec ceux que Darlan appelle « Anglo-Saxons ».

Mais les Allemands restent, dans l’opinion, les « Boches », les « Fridolins », les « doryphores », les ennemis acharnés de 1870, de 1914-1918, ceux qui détiennent un million et demi de prisonniers, qui « raflent » tout, le charbon, le blé, les pommes de terre, la lingerie fine, le bordeaux et le champagne, et qui exigent que les jeunes hommes aillent travailler en Allemagne !

Pétain, le général Weygand arrivé d’Afrique du Nord à Vichy, les autres gouverneurs de l’Empire éprouvent eux-mêmes cette défiance à l’égard des Allemands et savent quel est l’état de l’opinion.

En outre, les Allemands ne « donnent » rien en échange de ce qu’ils exigent. Benoist-Méchin, resté à Paris, le dit à Otto Abetz : « La réduction des frais d’occupation promise le 6 mai est encore en discussion et en dehors des prisonniers anciens combattants, dont le chiffre a d’ailleurs considérablement diminué, rien de substantiel n’a été apporté à la France. »


Alors, à Vichy, on écoute le général Weygand qui refuse toute collaboration militaire avec les Allemands.

« Aucune base en Afrique ne peut être mise à la disposition des Allemands et des Italiens, dit-il. Je n’ai aucune qualité pour combattre la politique de mon gouvernement, mais je peux refuser de la faire. À politique nouvelle, homme nouveau. »

Il évoque donc sa démission mais il ajoute :

« Je ferai tirer sur les Allemands contre les ordres de mon gouvernement s’il le faut, afin qu’ils ne pénètrent pas en Afrique. »


Le maréchal Pétain réunit le Conseil des ministres.

« J’observe, dit-il d’une voix pateline, que la politique de l’Amiral et de moi-même est l’objet de vives critiques. Je prie les ministres présents d’exprimer leur opinion. »

Il n’est plus le guide, le chef, mais l’homme qui veut dégager sa responsabilité.

Trois ministres s’engagent aux côtés de Weygand – qui ne siège pas au Conseil – et soulignent que la démission du général serait catastrophique.

Tous les autres ne se prononcent ni pour ni contre l’application des Protocoles de Paris.

Quant à Pétain et Darlan, ils se taisent.

Mais l’un et l’autre paraissent satisfaits de ne pas avoir à mettre en application les Protocoles, tout en se présentant devant les Allemands comme impuissants face à Weygand.

Le général qui a quitté Vichy est bouc émissaire et bouclier !

Et ils vont pouvoir continuer de « finasser » à la recherche du « moindre mal ».


Mais pendant ce temps-là, les avions de la Luftwaffe se posent sur l’aérodrome d’Alep en Syrie.

Et les cargos chargés d’armes et de matériel – automitrailleuses, Panzers – déchargent leurs cargaisons destinées à Rommel dans le port de Bizerte.


Sur le champ de bataille qu’est devenue la Syrie, les Français du général Dentz – les vichystes – s’opposent aux Français du général Catroux – les gaullistes.

Douze cents morts parmi les vichystes.

Huit cents morts parmi les gaullistes.

Sur les vingt mille hommes du général Dentz, deux mille seulement s’engageront aux côtés des Forces françaises libres. Les autres seront autorisés par les Anglais à regagner la France avec leurs armes individuelles.


Dans le cimetière de Damas, les tombes des Français Libres voisinent avec celles des soldats tués au service de Vichy.

« Toutes sont semblables, écrit le général Catroux, et portent la même épitaphe faite de ces mots “Morts pour la France”, et toutes sont honorées avec la même piété. »


Les finasseries, les lâchetés, les illusions et les mensonges de la collaboration se paient au prix du sang versé dans ces combats fratricides.

Et la compassion pour les victimes ne peut effacer les responsabilités des hommes de Vichy, médiocres et veules politiciens, sordides ambitieux, impuissants et dérisoires face à l’ampleur des événements qui se préparent.

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