23.

En ce printemps et cet été 1941, en France, en zone occupée comme en zone libre, à Paris comme à Vichy, les masques tombent.


« Le sang appelle le sang », dit le major Boemelburg, l’officier de liaison de la Wehrmacht auprès de la Délégation générale du gouvernement de Vichy en zone occupée.

Il exige la condamnation à mort des communistes et autres « terroristes » que détiennent les prisons « françaises ».

Qu’on crée une juridiction particulière, une Section spéciale.

Ce tribunal recevra l’« ordre » de prononcer la peine de mort contre les accusés. Les lois répressives promulguées seront rétroactives.


« Le sang appelle le sang. »

Les exigences allemandes sont précises : « Six condamnations capitales au moins devront être prononcées et exécutées au plus tard le 28 août 1941, date des obsèques de l’aspirant de la Kriegsmarine Moser. »

Pucheu, ministre de l’intérieur, obéit, rejette les recours en grâce que formulent auprès du chef de l’État les trois premiers condamnés à avoir la tête tranchée.

Et le couperet tombe.

Pétain, qui devrait seul avoir le droit de grâce, s’écrie :

« C’est scandaleux ! On me met devant le fait accompli. Je proteste. »

Mais les têtes ont déjà roulé dans le panier ! Et trois autres suivront.


« Le sang appelle le sang. »

À Lille, le 23 août, deux officiers allemands sont tués par des membres de l’Organisation spéciale.

Le lendemain, à Marquette, toujours dans le Nord, ce sont deux soldats de la Wehrmacht qui sont abattus.

Une liste d’otages est aussitôt dressée : cinquante noms y figurent, et ce chiffre sera doublé quelques jours plus tard.


Une ordonnance du commandement de la Wehrmacht en France décrète que tous les Français mis en état d’arrestation seront désormais considérés comme otages et « qu’en cas d’un nouvel acte terroriste, un nombre d’otages correspondant à la gravité de l’acte criminel commis sera fusillé ».

Des primes sont promises à tous ceux qui fourniront des renseignements sur les « terroristes ». Et les délateurs pourront obtenir la libération de leurs proches retenus prisonniers en Allemagne.


Rien n’y fait ; « le sang appelle le sang ».

Presque chaque jour, des militaires allemands sont attaqués.

Des membres de l’OS communiste les traquent dans le hall des hôtels. Ils abattent aussi un ancien député communiste – Gitton – accusé de trahison.

Des officiers tombent à Paris, rue Lafayette, boulevard Magenta. Les tueurs sont souvent à bicyclette et des groupes de protection favorisent leur fuite.


Les affiches rouges annoncent les exécutions de dix, puis de douze otages. Le mois de septembre 1941 est ainsi l’un des plus sanglants.

La terreur s’installe.

L’heure du couvre-feu est avancée. Paris est, dès 21 heures, une ville déserte, plongée dans l’obscurité.

Les rafles de Juifs « apatrides étrangers » se multiplient. Six des sept synagogues de Paris sont dynamitées dans la nuit du 2 au 3 octobre.

Les attentats touchent désormais les grandes villes de la zone occupée.

Ce mois d’octobre 1941 s’annonce ainsi dès ses premiers jours comme l’un des plus meurtriers.


Les communistes de l’OS ont décidé de frapper à Rouen, à Bordeaux, à Nantes.

Le lundi 20 octobre, le lieutenant-colonel Holtz est abattu, place de la Cathédrale à Nantes. « Il s’effondre, dit l’auteur des coups de feu – Brustlein – en hurlant comme un cochon qu’on égorge. »

La réaction de Stülpnagel est immédiate : dans la journée, un officier allemand se rend au camp d’internement de Châteaubriant consulter la liste des détenus.

Dès le 21 octobre, une affiche annonce que « le Feldkommandant de Nantes ayant été tué par de lâches criminels à la solde de l’Angleterre et de Moscou », ordre a été donné « en expiation de ce crime » de faire fusiller cinquante otages, cinquante autres suivront si les coupables ne sont pas arrêtés avant le 23 octobre à minuit.

Une récompense de 15 millions de francs est offerte à tous ceux qui permettront ces arrestations.


Alors que se prépare l’exécution des cinquante premiers otages, le conseiller d’administration militaire Reimers est abattu, le 21 octobre, place Pey-Berland à Bordeaux.

Un groupe de républicains espagnols a protégé le tireur.


« Le sang appelle le sang. »

Une liste de cent otages est présentée par les Allemands au ministre de l’intérieur Pucheu.

Il argumente, réussit à faire réduire la liste à cinquante noms.

Puis il constate que, parmi ces derniers, il y a quarante anciens combattants de 1914.

« Non, pas ceux-là », dit Pucheu. Les Allemands lui soumettent une liste qui ne contient plus, à six exceptions près, que des communistes. Parmi eux, le fils d’un député, Guy Môquet, âgé de dix-sept ans, des syndicalistes (Jean-Pierre Timbaud), deux instituteurs dont la libération était prévue le jour même.

Pucheu ne commente pas cette liste.

Quarante-huit otages sont exécutés le 22 octobre dont vingt-sept à Châteaubriant.


Le lieutenant de gendarmerie Touyr a rassemblé dans une baraque du camp de Châteaubriant les otages. Il serre la main de l’officier allemand qui les prend en charge. On leur remet une feuille de papier, un crayon et une enveloppe.

Dans les camions, ils chantent La Marseillaise, et les quatre cents prisonniers du camp l’entonnent à leur tour.

En traversant la ville de Châteaubriant, les otages continuent de chanter.

Dans les rues, les gens se découvrent.

Les otages seront fusillés dans une carrière, en trois salves successives, à 15 h 55, 16 heures et 16 h 10.

Ils chantent encore La Marseillaise.

Tous ont refusé de se laisser bander les yeux et lier les mains.


Ce soir-là, Pucheu tente de justifier son attitude.

« J’ai fait ce qu’aurait fait à ma place tout ministre de l’intérieur ayant le sens de ses responsabilités, dit-il. Je ne pouvais, je ne devais pas laisser fusiller quarante bons Français. »


L’un des ministres de Vichy, Romier, s’indigne :

« Mais comment avez-vous pu désigner vous-même les otages ?

— Je ne les ai pas désignés. J’ai laissé seulement les Allemands substituer une seconde liste à une première.

— Vous n’aviez pas le droit, mon pauvre ami. Anciens combattants ou communistes, c’étaient de bons Français. Vous n’aviez pas à faire un choix, à prendre parti. Il fallait laisser aux Allemands la responsabilité de ce massacre. Vous la partagez maintenant avec eux. Comment n’avez-vous pas senti cela ? »


Pucheu ne peut comprendre. Dans l’Ordre nouveau qui se met en place – et il veut en être l’un des bâtisseurs –, ce n’est pas la nationalité qui compte, mais l’appartenance à une race, à une idéologie.

Un communiste, un Juif ne peuvent être de « bons Français », quels que soient leurs mérites.


Le lendemain 23 octobre, un officier supérieur allemand ayant été abattu, cinquante otages extraits du camp de Souges seront passés par les armes.

Les Allemands auront ainsi exécuté quatre-vingt-dix-huit Français en moins de quarante-huit heures.


Pétain s’adresse, la voix hésitante, aux Français, le soir-même.

Pas un mot pour dénoncer l’arithmétique allemande : un officier vaut cinquante Français.

« Par l’armistice, dit Pétain, nous avons déposé les armes. Nous n’avons pas le droit de les reprendre pour frapper les Allemands dans le dos… Aidez la justice, je vous jette ce cri d’une voix brisée : ne laissez plus faire de mal à la France ! »


Le lendemain, à l’un de ses proches, Pétain apparaît effondré, les yeux embués de larmes, la voix éteinte, vieilli de cinq ans.

« Il faut arrêter cette tuerie, dit-il.

— Que pouvez-vous faire ?

— J’y ai beaucoup réfléchi. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il faut que j’aille à Paris me constituer prisonnier.

— Vous, monsieur le Maréchal ?

— Oui, moi, je veux être désormais le seul otage. »


Pétain ne quittera pas Vichy.


Ces jours-là d’octobre 1941, décisifs pour la situation en France, des millions de Français ont l’oreille collée à leur poste de TSF et écoutent Radio-Londres.

Le 23 octobre 1941, la voix de De Gaulle, vibrante, s’élève :

« Nous savions bien que l’Allemand est l’Allemand. Nous ne doutions pas de sa haine ni de sa férocité, dit-il. Parce que deux des bourreaux de la France ont été abattus à Nantes et à Bordeaux au beau milieu de leurs canons, de leurs chars et de leurs mitrailleuses par quelques courageux garçons, l’ennemi prend au hasard, à Paris, à Lille, à Strasbourg, 100, 200, 300 Français, et les massacre.

« Nous avons entendu hier la voix tremblante du vieillard que ces gens ont pris comme enseigne qualifier de “crime sans nom” l’exécution de deux des envahisseurs.

« Il est absolument normal et il est absolument justifié que les Allemands soient tués par les Français.

« Si les Allemands ne voulaient pas recevoir la mort, ils n’avaient qu’à rester chez eux et ne pas nous faire la guerre. Tôt ou tard d’ailleurs ils sont tous destinés à être abattus soit par nous, soit par nos alliés. »


De Gaulle sait qu’il ne peut pas en rester là. Le peuple français attend un « mot d’ordre ».

« Ce mot d’ordre, je vais le lui donner…

« Il y a une tactique à la guerre. La guerre des Français doit être conduite par ceux qui en ont la charge, c’est-à-dire par moi-même et le Comité national… La consigne que je donne pour le territoire occupé, c’est de ne pas y tuer ouvertement d’Allemand. Cela pour une seule mais très bonne raison, c’est qu’il est en ce moment trop facile à l’ennemi de riposter par le massacre de nos combattants momentanément désarmés… »


De Gaulle prêche « la patience, la préparation, la résolution ». Mais comment pourrait-il imposer cette tactique à des mouvements de résistance qui ne sont pas coordonnés, qui n’ont pas reconnu l’autorité du chef de la France Libre ?

Et d’autant plus que ces attentats contre les militaires allemands sont le fait des communistes qui ont leur propre stratégie, à la finalité politique évidente : devenir la plus grande force de la Résistance.

Ils ont créé le Front national, destiné à accueillir tous les mouvements de résistance afin de les influencer, de les contrôler.

De Gaulle est conscient de ce risque. Il veut que tous les mouvements de résistance se rassemblent autour de la France Libre.

Et pour cela, reprend-il :

« Il faut arracher toute autorité aux collaborateurs de l’ennemi… tout ce qui est de Vichy n’a droit qu’au mépris public, à commencer, bien entendu, par le principal responsable du désastre militaire, de l’armistice déshonorant et du malheur de la France : le Père-la-défaite de Vichy.

« La France avec nous ! » lance de Gaulle en conclusion.


Elle est auprès des fusillés de Châteaubriant.

Des milliers de personnes se rendent en pèlerinage aux Carrières où en trois salves les Allemands ont abattu des Français qui « chantaient La Marseillaise en s’abattant ».


De Gaulle intervient à nouveau sur Radio-Londres.

« En fusillant nos martyrs, l’ennemi a cru qu’il allait faire peur à la France ! La France va lui montrer qu’elle n’a pas peur de lui ! dit-il.

« Vendredi prochain, 31 octobre, de 4 heures à 4 h 05 du soir, toute espèce d’activité devra cesser sur tout le territoire national… Tous les Français, toutes les Françaises demeureront immobiles, chacun là où il se trouvera… Cette immense grève nationale fera voir à l’ennemi et aux traîtres qui le servent quelle gigantesque menace les enveloppe…

« Notre peuple manifestera par cet unanime garde-à-vous la magnifique fraternité française, bâtie sur nos malheurs, cimentée par notre sang, resplendissante de nos espérances. »


Le vendredi 31 octobre, à 4 heures, des millions de Français se figent durant cinq minutes.

Et, dans la nuit qui tombe déjà, les soldats allemands créent des incidents à Nancy, au Havre, dans de nombreuses autres villes. Ils hurlent, bousculent, brutalisent, arrêtent, mais la violence appelle la violence, le sang appelle le sang.

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