35.

La réconciliation franco-allemande, c’est le but que s’assigne aussi le maréchal Pétain.


Ce 1er décembre 1941, il est assis aux côtés de son vice-président du Conseil, l’amiral Darlan, dans le train qui le conduit à Saint-Florentin, en Bourgogne, où il doit rencontrer le Reichsmarschall Goering.

Pétain veut obtenir, en échange du limogeage du général Weygand, qu’il a accepté, rendu public – et Weygand est ulcéré, plus que jamais antiallemand –, quelques concessions.

Et il a sollicité comme première ouverture la possibilité de rencontrer une haute personnalité militaire allemande.



En effet, Pétain reste persuadé qu’« entre soldats » le dialogue est plus franc, plus facile.

Son prestige de vieux maréchal glorieux et respecté l’aidera à obtenir la cessation des exécutions d’otages, le retour des prisonniers, l’assouplissement de la ligne de démarcation.

Et il veut ne rien céder sur la question des bases militaires allemandes en Afrique du Nord.

Pétain a grimacé lorsqu’il a appris qu’il rencontrerait Goering.

Mais on l’a vite convaincu que le chef de la Luftwaffe est le successeur désigné du Führer, Reichsmarschall de surcroît.

Goering qui séjourne à Paris depuis plusieurs jours accepte cette tâche que le Führer lui impose.

À Paris, il a fait ses emplettes de fin d’année : tableaux « empruntés » aux musées, achetés dans les galeries d’art, meubles et objets acquis chez les antiquaires, et bijoux chez Cartier.

Et maintenant Pétain, à Saint-Florentin, en Bourgogne, est assis face à Goering.


Ce vieux maréchal à la peau parcheminée est patelin et en même temps arrogant.

Il rappelle ce qu’on lui a promis à Montoire, il y a un peu plus d’un an.

Il argumente, répond à Goering qui se plaint de la faible production agricole française, de l’insuffisance de l’industrie.

« Rendez-nous les 800 000 agriculteurs prisonniers, dit Pétain. Les prélèvements alimentaires de la Wehrmacht en France sont scandaleux. Quoique ses effectifs soient descendus de 2 500 000 à 500 000 hommes, l’armée allemande cantonnée sur notre sol continue de prélever le tiers de la fabrication de conserves de viande et de poisson et des produits alimentaires de toute sorte. »

Goering est indigné.

« Je voudrais bien savoir qui est ici le vainqueur et le vaincu, s’écrie-t-il. Vous me tenez un langage qui est inacceptable, vous me présentez une note que je n’ose même pas transmettre au chancelier…

— Jamais je n’ai plus senti qu’au cours de cette entrevue combien la France a été vaincue », rétorque Pétain.

Il se lève, glisse dans la poche de Goering le « mémorandum » – la note – que le Reichsmarschall avait refusé de prendre.

« J’ai confiance, conclut Pétain, dans les destinées de la France, dans son relèvement. Quant à moi, personnellement, sachez bien que pour un homme de mon âge il est une évasion bien facile à réaliser : celle de la vie à la mort. »

Il a quatre-vingt-cinq ans.


Pas de compassion, de pitié, encore moins d’excuses pour ce « vieux » maréchal qui n’est selon de Gaulle que le chef assoiffé de pouvoir d’une entreprise de « trahison » dont le siège est à Vichy.

Parlant à la radio de Londres, ce 3 décembre 1941, de Gaulle est implacable.

« Pour la première fois depuis le premier jour de la guerre, dit-il, les armées allemandes ont reculé. »

Il serre les poings, observé par les quelques Français Libres qui l’écoutent derrière la vitre du studio.

« Vers Moscou, vers Rostov, vers Tobrouk, continue de Gaulle, paraissent les premières lueurs de la victoire, tandis que les États-Unis jettent chaque jour un poids de plus dans le plateau de la balance. »

Il faut dénoncer le secours, dérisoire, mais qui compte cependant, apporté à Hitler par les « hommes de la trahison ». Ceux de Vichy qui, à Dakar, au Gabon, en Syrie, ont fait tirer sur les Français Libres et qui maintenant patronnent cette Légion des volontaires français contre le bolchevisme !

Des Français sous l’uniforme nazi !

Des Français contre les Russes qui défendent leur patrie !

Des Français aux côtés des SS qui ont assassiné des centaines de milliers de Polonais, de prisonniers russes, de Juifs.

« La cause des hommes de Vichy, c’est la trahison. »


De Gaulle le répète, la guerre est à un tournant en ce mois de décembre 1941.

Il faut choisir.

« D’un côté, la France livrée, pillée, bâillonnée, qui ne veut rien que la victoire et par la victoire la vengeance.

« De l’autre, les traîtres qui la démembrent physiquement et moralement pour nourrir l’ennemi de ce qu’ils peuvent lui arracher. »

De Gaulle s’écrie :

« La France avec nous ! »


Il revoit Jean Moulin. Il l’observe, écoute cet homme de quarante-deux ans qui poursuit avec la détermination d’un homme jeune son entraînement de parachutiste afin d’être largué sur la France au plus tôt.

Ils partagent les mêmes convictions.

« Notre principe est de refaire l’unité française dans la guerre, c’est une nécessité absolue. »

Il faut que la France soit au premier rang.

Déjà, le Comité national de la France Libre est reconnu par l’URSS et par la Grande-Bretagne. Il faut aller plus loin. Il faut faire cesser les équivoques. Les États-Unis, le Canada ont encore des ambassadeurs à Vichy.

On entend ici, à Londres, des ministres anglais faire l’éloge du général Weygand, et même montrer de la compréhension pour Pétain !

Ne mesurent-ils pas les souffrances infligées à la France par la collaboration entre Vichy et le nazisme ?


Le 25 novembre 1941, de Gaulle s’adresse aux étudiants d’Oxford. Il est l’hôte du cercle français de l’université où, dit-il, plus qu’ailleurs « souffle l’esprit ».

Il veut analyser le nazisme qui n’est pas seulement le produit de l’histoire allemande, mais aussi celui d’une « crise de civilisation ».

Il met en cause la « transformation des conditions de la vie par la machine, l’agrégation croissante des masses et le gigantesque conformisme collectif qui en sont les conséquences et qui battent en brèche les libertés de chacun ».

Il faut que le « parti de la libération » suscite un ordre où la liberté, la sécurité, la dignité de chacun soient exaltées.


On se dresse pour l’applaudir à tout rompre.

C’est le premier des grands acteurs politiques de cette guerre à tenter d’aller à la racine, de dépasser l’explication par les circonstances, d’évoquer une « crise de civilisation » et la nécessité, au-delà de la lutte politique, de créer les conditions d’une « libération de l’homme » face à la « machine ».


Peut-être a-t-il été influencé par cette lettre reçue quelques jours avant.

Elle est écrite par Jacques Maritain, le philosophe catholique qui s’est réfugié à New York et qui apporte son soutien à la France Libre.

« Je pense, écrit Maritain, que la mission immense de la Providence dévolue au mouvement dont vous êtes le chef est de donner au peuple français, dans la conjoncture historique inouïe que lui apporteront, après une infortune et une humiliation sans précédent, la victoire sur l’ennemi et la liquidation de toutes les forces qui ont fait et font son malheur, une chance de réconcilier enfin, dans sa vie elle-même, le christianisme et la liberté. »


De Gaulle est ému, bouleversé aussi par ce qu’il sait de ces exécutions d’otages, du courage de ces hommes qui meurent en chantant La Marseillaise.

Il décerne la croix de la Libération à Nantes « pour le sang de ses enfants martyrs ».

Il évoque ces veuves de la ville de Lens dont les maris ont été tués par un bombardement de la Royal Air Force sur l’usine où ils travaillaient.

Après avoir enterré leurs époux, ces femmes d’ouvriers ont conduit en terre, au premier rang de la foule, les aviateurs anglais abattus lors du raid.

Femmes en deuil, femmes de France, héroïques !

Comme le sont ces jeunes gens qui bravent tous les dangers et qui chaque jour plus nombreux réussissent à atteindre les côtes anglaises afin de s’engager dans les Forces françaises libres.

Et il y a ceux que traquent la police de Vichy et la Gestapo.


De Gaulle répète que « l’issue de cet atroce combat ne fait pas de doute : c’est la France qui comme toujours l’emportera sur la trahison. Mais malheur à ceux qui n’auront pas osé choisir ! ».

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