9.
Ce ne sont pas les hommes du gouvernement de Pétain qui vont résister à Hitler.
Les victoires allemandes du printemps de 1941 les ont confortés dans leur politique de collaboration.
À Vichy, à Paris, les journaux, les radios exaltent la Blitzkrieg allemande.
Belgrade, Athènes, la Grèce, la Crète, et Benghazi et Tobrouk, sont tombés aux mains de la Wehrmacht ou vont l’être.
Demain, pense-t-on, Rommel sera au Caire.
On affirme que les centaines de milliers d’hommes concentrés par l’Allemagne dans les Balkans ont pour but – avec l’accord de la Russie et de la Turquie – de prendre l’Empire britannique à revers.
Le canal de Suez contrôlé, on ira soutenir les nationalistes indiens.
Projet grandiose qui mettra fin au règne de Londres sur le monde.
À Vichy, à Paris, les collaborateurs en rêvent, assurent que la Wehrmacht vient de recevoir des équipements adaptés au climat de l’Orient.
Il faut dans ces conditions collaborer plus que jamais avec l’Allemagne.
Des hommes nouveaux d’à peine quarante ans – Pucheu, Marion, Benoist-Méchin ; le premier, venu de l’industrie, le deuxième de l’extrême gauche, le dernier brillant homme de lettres, essayiste – entourent l’ambitieux amiral Darlan, vice-président du gouvernement.
L’heure n’est plus à Pétain. On le couvre d’hommages. On continue de l’acclamer et il porte toujours beau, droit et digne. Mais on murmure qu’à quatre-vingt-cinq ans, il « n’est plus qu’un vieillard fatigué ».
« Il ne se souvient bien que des événements de sa jeunesse et de son âge mûr », dit-on.
D’une heure à l’autre il oublie les propos qu’il a tenus, les indications auxquelles il a acquiescé. On peut toujours le faire opiner dans le sens qu’on souhaite, pourvu qu’on se tienne dans certaines limites… On lui cache la vérité sous prétexte de le ménager, ou bien on le trompe effrontément, ou bien on le lanterne indéfiniment.
Darlan peut donc prendre des initiatives s’il respecte les formes.
Pucheu, Marion, Benoist-Méchin l’incitent à conduire une collaboration vigoureuse.
Benoist-Méchin l’affirme : « Un pays vaincu peut prendre trois positions : contre, pour, ou avec son vainqueur. Je suis partisan de la troisième formule. »
Darlan va la mettre en œuvre.
On traque les « résistants », on livre aux Allemands les antinazis réfugiés dans la zone non occupée. On condamne à mort le général Catroux, qui a rejoint de Gaulle.
Plus grave encore : on ordonne au général Dentz, qui commande les troupes françaises en garnison en Syrie et au Liban, de résister aux Forces françaises libres qui veulent libérer cet Orient sous mandat français, afin que ces territoires du Levant rejoignent le général de Gaulle.
Pire encore : on ouvre les aéroports de la Syrie à une centaine d’avions allemands destinés à soutenir la révolte antianglaise des nationalistes irakiens.
Un accord est conclu entre l’amiral Darlan et le général allemand Vogl.
Les autorités françaises contribueront au ravitaillement en essence des avions allemands passant en transit en Syrie.
Le haut commandement français transmettra au haut commandement allemand, à charge de réciprocité, tous les renseignements qu’il aura recueillis sur les forces et sur les mesures de guerre anglaises au Proche-Orient. Enfin, les officiers français apprendront aux Irakiens le maniement des armes françaises qui auront été cédées.
Et l’accord prévoit l’éventualité d’une campagne contre les « gaullistes ».
De Gaulle est indigné.
En ce printemps 1941, obscurci par les victoires d’une Allemagne nazie qui semble plus forte – plus invincible – que jamais, il parcourt les territoires de l’Empire qui ont rallié la France Libre.
Il parle à Brazzaville, stigmatise l’« ambassadeur » Brinon… qui représente Vichy à Paris et qui vient de déclarer : « L’intérêt de la France est dans la victoire allemande. »
Il interpelle les Français de l’Empire : « Levez-vous ! Chassez les mauvais chefs comme nos pères les ont chassés maintes fois dans notre histoire ! Venez rejoindre votre avant-garde qui lutte pour la Libération ! »
Il dénonce cet accord militaire conclu entre Darlan et les Allemands : « Ainsi les gens de Vichy livrent la Syrie aux Allemands. »
Ces gens-là sont illégitimes :
« On n’a pas le droit de confondre la nation française avec les chefs indignes qui ont par abus de confiance usurpé le pouvoir chez elle et trompé ses amis pour le compte de l’ennemi. »
Mais l’amertume souvent submerge de Gaulle.
En Syrie, les troupes du général Dentz s’opposent avec vigueur dans des combats fratricides aux Forces françaises libres ! Des hommes tombent.
Et les Anglais assistent à cette tragédie, interdisant aux gaullistes de recruter parmi les soldats de Dentz.
Les Anglais ont passé un accord de rapatriement avec le général « vichyste » et ils escortent même le paquebot Provence qui a embarqué non seulement ceux qui veulent rentrer en France – la presque totalité des troupes de Dentz – mais aussi les « gaullistes » condamnés par les tribunaux militaires aux ordres de Dentz.
Plusieurs dizaines d’officiers qui voulaient rejoindre les Forces françaises libres ont été jugés, emprisonnés, embarqués sur le Provence.
La France Libre, dans ce printemps 1941 décevant, inquiétant, a de la peine à se déployer.
Il en est de même pour la Résistance en France.
Certes, les réseaux se constituent, d’autres se renforcent, le Mouvement de Libération nationale, avec Henri Frenay et Bertie Albrecht, édite de petits bulletins d’information, de propagande.
On y dénonce le leurre qu’est la « correction des militaires allemands » car la « doctrine nazie reste inchangée et inacceptable ».
Mais les communistes dans L’Humanité clandestine ne s’engagent surtout pas dans une lutte frontale contre l’Allemagne nazie. Ils refusent encore la « guerre impérialiste ».
« Le peuple de France empli d’un profond mépris à l’égard de la tourbe des politiciens de Vichy et de Paris, écrivent-ils, ne veut être ni le soldat de l’Angleterre, ni le soldat de l’Allemagne, ni le soldat de Churchill, ni le soldat de Hitler : il ne veut pas être le soldat de la ploutocratie, sous quelque visage qu’elle se présente. »
En ce printemps 1941, pour les communistes – ou leur direction – les Anglais ne valent pas mieux que les nazis !
Heureusement, des jeunes hommes, prenant tous les risques, ne s’enlisent pas dans cette ambiguïté, cette tactique du « tous dans le même sac ».
Ils choisissent la France Libre, la lutte contre les nazis. Ils se rebellent, tel ce sergent Colin, ancien moniteur d’acrobatie aérienne, membre des Groupes de protection de Vichy créés par le colonel Groussard.
Le 1er février 1941, vers 11 heures du matin, Colin s’empare du bimoteur utilisé par les officiers allemands de la Commission d’Armistice et qui vient d’atterrir sur l’aérodrome de Vichy.
Colin avait rejoint les Groupes de protection, persuadé que c’était là un môle de résistance aux Allemands et que Vichy préparait son « armée de l’armistice » à l’affrontement avec les « Boches ».
« Or, dans cette ville de Vichy, explique-t-il, j’ai trouvé des êtres répugnants. On souhaite la victoire de Hitler. » Ses chefs de section répètent à Colin :
« Les Anglais ont perdu la guerre ou vont la perdre. La preuve, c’est qu’ils demandent partout des hommes pour les défendre. Ils paient trois cents livres d’engagement pour les marins et trois livres par jour de solde. Et pour les aviateurs, c’est plus élevé encore ! »
Colin, en rejoignant l’Angleterre, fuit la lâcheté et la veulerie.
« Aller en Angleterre, écrit-il, c’est le moyen de servir la France, de ne pas se laisser entraîner à une collaboration douteuse : seul le chien lèche les bottes de son maître qui l’a corrigé, et nous, Français, nous ne sommes pas battus. »
Colin réussit à atterrir près de Portsmouth et un tribunal militaire de Vichy le condamne à mort par contumace « pour crime contre la sûreté extérieure de l’État ».
Engagé dans les Forces aériennes françaises libres, Colin va combattre l’Allemand et mourra pour la France au terme d’un duel aérien le 27 juin 1942.
D’autres Français libres tomberont en ce printemps 1941, abattus en Syrie par les soldats du général Dentz, resté fidèle à Vichy.
De Gaulle écoute les blessés faire le récit de ces combats.
« Je pars agitant un drapeau tricolore et criant de toutes mes forces ; “Français”, dit l’un, et j’entends une voix bien française qui crie : “Tirez sur cet idiot avec son drapeau, tirez, tirez.” Là, des soldats se sont élancés aux accents du Chant du départ et on a répondu par Maréchal, nous voilà ! »
Peu de défections parmi les 30 000 soldats de Dentz ! Une résistance acharnée, la volonté de tuer les gaullistes. Seuls les légionnaires s’épargnent en criant :
« La Légion ne combattra pas la Légion ! »
Un officier valeureux, le capitaine de corvette Détroyat, commandant les fusiliers marins de la France Libre, qui a capturé une patrouille de vichystes et leur a laissé leurs armes, est abattu d’une rafale dans le dos.
Le capitaine des Forces françaises libres, Boissoudy, qui s’avançait en parlementaire, est fauché par un feu de salve.
De Gaulle est pâle, tendu.
Cette haine qui s’exprime entre Français est une plaie ouverte en lui.
Il dit : « Cette douloureuse bataille est l’une des plus horribles réussites de Hitler. »
Il savait en appelant le 18 juin 1940 à la résistance, cette « flamme qui ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas », que « la route serait dure et sanglante ».
Il l’éprouve en Syrie en ce printemps amer de 1941.
Il y a un an, « l’équipe mixte du défaitisme et de la trahison s’emparait du pouvoir dans un pronunciamiento de panique ».
Les mots impitoyables se bousculent en lui, maculés par le sang des hommes qui tombent en ce moment dans les jardins de Damas.
« Une clique de politiciens ratés, reprend-il, d’affairistes sans honneur, de fonctionnaires arrivistes, et de mauvais généraux se ruait à l’usurpation en même temps qu’à la servitude. Un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, triste enveloppe d’une gloire passée, était hissé sur le pavois de la défaite pour endosser la capitulation et tromper le peuple stupéfait.
« Et le lendemain, de Gaulle appelait à la résistance, donnant ainsi naissance à la France Libre. »
C’était il y a un an, le 18 juin 1940.
De Gaulle serre les dents. Il ne veut pas désespérer.
« Comme Français, dit-il, je dirais que les combats de Syrie, pour lamentables qu’ils soient, fournissent une preuve de plus du courage des hommes de mon pays, quelle que soit la cause qu’ils servent. »
Cette lutte fratricide est le fruit de la « trahison de gouvernants déshonorés.
« Je suis sûr qu’un jour viendra où tous ces hommes seront ensemble pour chasser l’envahisseur de la France ».
Il reste persuadé que la guerre sera perdue par Hitler.
Le 9 mars 1941, la loi Prêt-Bail a été votée par le Congrès américain. Les États-Unis seront, comme l’a dit Roosevelt, « l’arsenal des démocraties » à crédit.
C’est un pas décisif vers l’entrée en guerre des États-Unis.
En Europe, l’avance des Allemands dans les Balkans, de Belgrade à Athènes, de Budapest à Bucarest, doit inquiéter Moscou.
« Je crois que la Russie, dit de Gaulle, est moins éloignée qu’on ne le pense de comprendre la cause des Alliés. »
Et, il faut aussi puiser dans l’Histoire nationale la certitude de la victoire.
De Gaulle lance le 10 mai 1941 un appel pour que le lendemain, 11 mai, fête nationale de Jeanne d’Arc, les Français se rassemblent moralement en une heure de silence.
« Qu’ils se souviennent de la France d’il y a cinq cent douze ans, quand Jeanne d’Arc parut pour remplir sa mission…
« Un pays aux trois quarts conquis. La plupart des hommes en place collaborant avec l’ennemi. Paris, Bordeaux, Orléans, Reims sont devenues garnisons étrangères. Un représentant de l’envahisseur dictant la loi dans la capitale. La trahison partout étalée. La famine à l’état chronique. Un régime ignoble de terreur et de délation organisée aux champs comme à la ville. Les soldats cachant leurs armes, les chefs leur chagrin, les Français leur fureur…
« … Telle est aussi, en surface, la France d’aujourd’hui.
« Je dis en surface car, en 1941, la nation ronge en silence le frein de la servitude.
« Jadis, c’est de cette foi et de cette espérance secrètes que l’épée de Jeanne d’Arc fit jaillir le grand élan qui bouta l’ennemi hors de France.
« Demain, les armes de ceux qui se battent pour la patrie chasseront l’ennemi de chez nous, parce que la même foi et la même espérance survivent dans l’âme des Français…
« Jeanne d’Arc ! Demain, 11 mai 1941, sous votre égide, les Français se reconnaîtront. »