2.

L’Angleterre ?

Hitler répète ce nom en s’esclaffant.

Il est debout au centre de ce cercle que forment autour de lui, en cette soirée de Noël de l’année 1940, une centaine de soldats et d’officiers de la Wehrmacht, têtes nues.

Ces hommes rient lorsque Hitler frappe dans ses mains comme s’il venait d’attraper, d’écraser une mouche.

Le Führer fait quelques pas au milieu des soldats, les invite d’un grand geste des bras à s’asseoir à leurs places, à ces longues tables recouvertes de nappes en papier.

L’on a dressé le couvert pour ce réveillon de Noël que le Führer a voulu passer avec ses soldats cantonnés sur les côtes de la Manche, non loin de Dunkerque, face à l’Angleterre.

Les soldats ne le quittent pas des yeux et il esquisse un pas de danse.


L’Angleterre ?

« Après l’achèvement de notre conquête, dit Hitler, tout à coup grave, les yeux mi-clos, le visage inspiré, le menton levé, l’Empire britannique sera comparable à un domaine mis en liquidation pour cause de faillite ; un domaine de quarante millions de kilomètres carrés… Jusqu’ici, une minorité de 45 millions d’Anglais a gouverné les 600 millions d’habitants que compte l’Empire britannique. L’Allemagne va écraser cette minorité. »

Les soldats acclament Hitler, cependant qu’il s’installe avec ses généraux à une longue table, placée sur une estrade.

Il est encore debout, il lève le bras, et les soldats crient Sieg Heil, répondent à son salut, Heil Hitler.

Puis ils se mettent à chanter et leurs voix sont si fortes qu’elles semblent capables de faire trembler cet immense hangar éclairé par des torches.

Hitler s’assoit, pose les deux mains à plat sur la nappe brodée, puis il se fige, le buste droit, le regard fixe, comme perdu dans un songe.


Il se souvient de cette rencontre, à Berlin, à la mi-novembre 1940 avec Molotov, le ministre des Affaires étrangères de la Russie soviétique.

Il n’a pas supporté ce petit homme râblé au visage fermé, semblant ne pas entendre les propos qu’il lui tenait.

Molotov se contentait de répéter les revendications de Staline. C’est peu après que Hitler a dit à ses généraux :

« Staline est un homme habile et retors, un maître chanteur cynique, aux exigences insatiables. Il demandera toujours davantage. Conclusion, la Russie doit être réduite à merci le plus tôt possible. »


Dès le mois de juillet 1940, alors que les Luftflotten de bombardiers commençaient leurs raids quotidiens sur l’Angleterre, Hitler avait lancé les premières études en vue d’une attaque de la Russie.

C’est la vieille ennemie, celle des chevaliers Teutoniques, là est le Lebensraum, l’espace vital, celui dont Hitler a tracé la carte dans Mein Kampf.

Là se terre le dangereux conquérant « judéo-bolchevique » qui veut poser sa patte d’ours sur les champs pétrolifères de Roumanie, sur la Baltique, sur les Balkans.

Il faut le détruire.

C’est le 18 décembre 1940 que Hitler a approuvé la Directive n° 21, un document RIGOUREUSEMENT SECRET portant l’en-tête OPÉRATION BARBAROSSA.


Barberousse : Hitler a voulu qu’on donnât à cette « opération » le surnom de l’empereur allemand du XIIe siècle, Frédéric Ier. Barberousse, le pacificateur de l’Allemagne, le croisé chevauchant aux côtés de Philippe Auguste et de Richard Cœur de Lion. Il s’est noyé dans la traversée d’un fleuve, mais on dit qu’il repose dans une montagne de Thuringe, attendant de resurgir afin de rendre sa grandeur à l’Allemagne.

Barbarossa !


« Grand quartier général du Führer, 18 décembre 1940.

« Les forces armées du Reich allemand doivent se disposer à écraser la Russie soviétique en une brève campagne avant la conclusion des hostilités contre l’Angleterre.

« Pour atteindre ce but, l’armée affectera à l’opération Barbarossa toutes ses unités disponibles… Les préliminaires de l’opération devront être achevés le 15 mai 1941.

« Afin que leur objet ne puisse être décelé, il est essentiel d’observer le plus grand secret… »


Le plan de bataille est prêt.

« En Russie occidentale, le gros de l’armée Rouge devra être détruit par d’audacieuses manœuvres comportant des trouées en profondeur exécutées par des unités blindées.

« Le repli des troupes ennemies intactes à travers les vastes espaces de la Russie sera empêché.

« L’objectif ultime de cette première offensive est de créer une ligne de défense s’étendant de la Volga à Arkhangelsk.

« La capture de Moscou représentera une victoire politique et économique dont l’importance dépassera de loin la possession du centre ferroviaire numéro 1 de la Russie. »


Plus tard, des années plus tard, alors que Hitler survit, enfoui à Berlin dans le bunker de la Chancellerie du Reich, et que la capitale n’est plus qu’un champ de ruines à portée de canon des chars soviétiques…

Plus tard, en février-mars 1945, Hitler reviendra sur ces jours de la fin de l’année 1940 et des premières semaines du mois de janvier 1941.

Il parlera, les yeux morts, comme si sa parole se déroulait malgré lui, telle une bande enregistrée qui se dévide, sans qu’aucune volonté vienne l’accélérer ou l’interrompre.

Martin Bormann, le général SS devenu le secrétaire particulier de Hitler, ne quittant pas le Führer du regard, écoute, prend note :

« Je n’eus pas de décision plus difficile à prendre que celle d’attaquer la Russie, commence Hitler d’un ton monocorde. J’avais toujours soutenu qu’il nous faudrait éviter à tout prix une guerre sur deux fronts ; en outre, personne ne peut mettre en doute que plus que quiconque, j’ai longuement réfléchi aux expériences russes de Napoléon. Pourquoi alors cette guerre contre la Russie, et pourquoi le moment choisi par moi ? »


Hitler parle, parle, revenant sur les raisons qui l’ont poussé en décembre 1940, en janvier et en février 1941, à mettre en route l’opération Barbarossa.

Il accuse cette Angleterre, « gouvernée par des chefs stupides », qui refuse de « conclure avec nous une paix sans victoire », qui mise sur l’engagement dans la guerre de la Russie, qui compte sur les États-Unis, sur l’importance de « leur potentiel ».

Il fallait donc d’abord retirer aux Anglais leur espoir dans l’armée Rouge.


Hitler lève le poing pour accompagner son plaidoyer.


« La Russie présentait pour nous un immense danger du seul fait de son existence, dit-il. C’eût été fatal pour nous qu’il lui fût venu quelque jour l’idée de nous attaquer. »

Il s’interrompt, reprend avec la voix encore plus sourde :

« Nous n’avions pas le choix, c’était pour nous une obligation inéluctable que d’éliminer le pion russe de l’échiquier européen. »

Il entre la tête dans les épaules, puis son corps se tasse, s’affaisse.

« Notre seule chance de vaincre la Russie consistait à la devancer. »

Il reste un moment silencieux, puis :

« Pourquoi 1941 ? Parce qu’il fallait attendre le moins longtemps possible, d’autant plus que nos ennemis de l’Ouest augmentaient constamment leur potentiel de combat. En conséquence, le temps travaillait contre nous sur les deux fronts… J’étais obsédé par la peur que Staline pût me devancer. »


Hitler ne peut expliquer à Martin Bormann qu’en fait l’imagination le guidait. Il avait la conviction que l’attaque contre la Russie allait, comme un coup de dés gagnant, lui permettre de dépouiller les autres joueurs, Staline bien sûr, mais aussi Churchill qui espérait l’entrée en guerre de la Russie.


Pour vaincre Londres, il fallait détruire Moscou !

Il n’y avait pas d’autre stratégie.


Il avait écouté ceux qui, comme l’amiral Raeder et aussi le Reichsmarschall Goering, prétendaient qu’il fallait frapper la Grande-Bretagne en Méditerranée :

« Elle a toujours regardé la Méditerranée comme le pivot de son Empire », répétait Raeder.

Mais les Italiens de Mussolini qui avaient attaqué les Britanniques capitulaient partout, en Cyrénaïque, en Libye, en Somalie, en Érythrée, en Éthiopie.

Leurs soldats étaient ces prisonniers en loques dont les longues files s’étiraient entre les dunes du désert !

Et il faudrait tenter de les sauver, là, sur les terres africaines mais aussi en Grèce, où leurs troupes reculaient, poursuivies jusqu’en Albanie !


On ne pouvait compter que sur le soldat allemand, fils héroïque de la nation germanique.

Hitler s’était adressé à Franco, invitant le Caudillo espagnol à rejoindre l’Allemagne et l’Italie, à donner l’assaut contre Gibraltar :

« Une chose est essentielle, Caudillo, avait déclaré Hitler : parler net. La vie et la mort sont les enjeux de notre combat et à pareille heure nous ne pouvons plus faire de cadeaux. La lutte que mènent l’Allemagne et l’Italie décidera du sort de l’Espagne autant que du leur. Seule la victoire de l’Axe permettra la survivance de votre régime actuel. »


Mais Franco était aussi habile et retors que Staline ! Il assurait Hitler de son « absolue loyauté », tout en gardant d’excellentes relations avec l’ambassadeur britannique Samuel Hoare. Et surtout, il consultait les cartes de la Cyrénaïque qui, tenues à jour, permettaient de suivre le recul des troupes italiennes devant l’offensive anglaise du général Wavell !

Pourquoi s’engager militairement aux côtés de l’Axe, alors que les généraux italiens et le plus glorieux d’entre eux, Graziani, prenaient leurs jambes à leur cou ?


Hitler n’était pas dupe du « fastidieux boniment espagnol ».

Il l’écrit à Mussolini :

« En un mot comme en cent, l’Espagne ne veut pas faire la guerre avec nous et ne la fera pas. Ce refus est extrêmement fâcheux, car il nous frustre, momentanément, du moyen le plus direct de frapper l’Angleterre dans son domaine méditerranéen. »

En fait, Hitler a le sentiment que les événements – la défaite italienne, le refus du général Franco, les ruses et les ambitions de Staline, l’obstination stupide de Churchill –, le destin lui signifiaient que la seule route qui s’offrait à lui était celle de la guerre contre la Russie.

Il avait choisi l’opération Barbarossa, il y avait quelques semaines.

Maintenant, le destin la désignait comme nécessaire, inéluctable.


Le 8 janvier 1941, le Führer réunit dans son nid d’aigle du Berghof son Conseil de guerre.

La neige qui couvre les pentes et les cimes de l’Obersalzberg étincelle, tant la lumière du soleil est éclatante.

Au Berghof, on est dans la pureté du ciel.

Le brouillard et les nuages forment une couche grisâtre qui masque les vallées, les villages, Berchtesgaden.

L’air est vif.

En marchant sur la terrasse ensoleillée du Berghof, on a l’impression de le déchirer, de le froisser. Il fait un froid sec.


Les généraux et les amiraux, de Halder à Raeder et à Goering, se pressent autour du Führer.

Il exulte, évoque tout en allant et venant sur la terrasse les richesses fabuleuses que contiennent les immenses espaces de la Russie.

« En trois semaines, nous serons à Saint-Pétersbourg, dit-il. Et quand la Russie s’effondrera, le Japon pourra enfin entreprendre cette expansion vers le sud, toujours repoussée par crainte de la menace soviétique. Quant à l’Allemagne, elle doit dominer la Russie sans l’annexer, elle pourra faire la guerre à d’autres continents. »


On s’installe dans l’une des grandes salles de réunion du Berghof.

« Notre situation en Europe ne risque plus de s’altérer, commence Hitler, même si la totalité de l’Afrique du Nord nous échappe. Notre position est si fermement assise qu’une issue défavorable est devenue impossible. La Grande-Bretagne ne peut espérer gagner la guerre qu’en nous battant sur le continent, éventualité tout aussi impossible. »

Il dévisage ces généraux, raides dans leurs uniformes. Et leur présence, leur soumission l’exaltent.

Lui, Adolf Hitler, il les domine, il les conduit, comme une meute disciplinée.

Et c’est ce qu’ils sont, des chiens de chasse, auxquels il faut un maître qu’ils craignent.


« Il est d’importance capitale pour l’issue de la guerre d’éviter l’effondrement définitif de l’Italie », reprend-il.

Il est donc résolu à l’empêcher d’abandonner l’Égypte, ce qui entraînerait une sérieuse chute de prestige pour les puissances de l’Axe. « Il faut donc lui prêter main-forte. »

Il pense au général Rommel, pour commander les unités qui interviendront en Afrique.

« L’Afrikakorps », murmure-t-il.

Il va convoquer Rommel.


« Les Italiens, ajoute-t-il, il faut les laisser dans l’ignorance de mes décisions. Il y a lieu de craindre que la famille royale italienne ne communique des renseignements à Londres ! »

Il exige donc le silence sur l’opération Barbarossa, mais aussi sur l’envoi de troupes allemandes en Libye, sur l’opération Marita, qui sera déclenchée le 26 mars et concernera l’envoi de divisions allemandes en Grèce.

Car il faut en finir avec cette offensive grecque et cette débandade italienne.


Jamais, depuis l’été 1940, Hitler n’a paru aussi sûr de lui.

Les généraux sont fascinés, silencieux.


« Si la France devient embarrassante, il nous faudra l’écraser complètement, ajoute Hitler. Ce sera l’opération Attila. On envahira la zone non occupée, on s’emparera de la flotte française, ancrée à Toulon. »


Hitler ressemble à un prestidigitateur ne cessant de sortir de son chapeau des rubans multicolores ou des lapins blancs. Il y aura une opération Tournesol pour soutenir les Italiens en Tripolitaine, et une opération Violette des Alpes pour les secourir en Albanie, où ils tentent de résister aux Grecs !


Maintenant, il peut conclure la dernière réunion de ce Conseil de guerre commencé le 8 janvier 1941 et terminé le 10.

« Si les États-Unis et la Russie nous font la guerre, la situation se compliquera », dit-il.

Mais il lève et secoue ses mains comme s’il venait de déchirer cette hypothèse et la dispersait en confettis insignifiants.

« D’où l’urgence de juguler dès à présent ces deux menaces, dit-il. Une fois la Russie éliminée – notre tâche numéro 1 –, nous serons à même de poursuivre indéfiniment les hostilités contre la Grande-Bretagne. Par ailleurs, le Japon sera grandement soulagé et les États-Unis courront un danger supplémentaire. »


Il salue, le bras droit replié, et les généraux claquent des talons.


Les 19 et 20 janvier 1941, il reçoit Mussolini et son gendre, ministre des Affaires étrangères, le comte Ciano, ainsi que des généraux italiens et allemands.

Il soliloque durant plus de deux heures.


Mussolini quittant le Berghof bougonne, le visage crispé.

« Les entrevues précédées d’un coup de sonnette ne me plaisent pas, dit-il à Ciano. Ce sont les domestiques qu’on appelle ainsi. Et quelle espèce d’entrevue ! Pendant trois heures je dois assister à un monologue tout à fait ennuyeux et inutile. »

Le Duce se tait quelques minutes, puis ajoute d’une voix menaçante :

« Je continuerai à fortifier les cols des Alpes. Ce sera utile un jour. »

Nouveau silence, nouveau changement de ton.

Ce n’est plus celui de l’année 1934, quand le Duce s’opposait au Führer et envoyait ses divisions au col du Brenner, mais celui d’un réaliste et d’un cynique :

« Pour le moment, il n’y a rien à faire. Il faut hurler avec les loups. »


Et tous ont applaudi la prophétie inlassablement répétée par Hitler :

« Lorsque Barbarossa se mettra en marche, le monde retiendra son souffle. »

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