38.

« Quel magnifique spectacle ! » s’exclama le général Short, commandant la garnison de Pearl Harbor. Dans cette nuit du samedi 6 décembre 1941, il regardait, depuis la terrasse du club des officiers, les quatre-vingt-seize navires ancrés dans la rade. Ils étaient pour la plupart illuminés. Les huit cuirassés, souvent amarrés à un autre navire, formaient une allée majestueuse le long de l’île Ford, au centre de la rade. Les feux de position, les lumières accrochées à la tête des mâts, les hublots éclairaient les hangars, les réservoirs de mazout, les bassins, les grues de ces masses d’acier, le cœur de la flotte américaine du Pacifique. Il éprouva un sentiment de puissance.


À Pearl Harbor, dans cette île d’Oahu, le joyau de Hawaii, territoire des États-Unis depuis la fin du XIXe siècle, au milieu du Pacifique, à 3 500 kilomètres de Los Angeles, à 5 500 kilomètres du Japon et à 7 000 kilomètres de l’Australie, l’Amérique affirmait sa force. Chaque cuirassé portait le nom d’un État : Arizona, Oklahoma, California, West Virginia, Maryland, Nevada, Pennsylvania, Tennessee. Ne manquaient à la flotte que deux porte-avions, le Lexington et l’Enterprise qui étaient en mer, transportant des avions aux îles de Wake et de Midway, ces autres points d’appui américains dans le Pacifique. Avec l’île de Guam, ils étaient les avant-postes des États-Unis face au Japon de l’empereur Hirohito, qui, depuis 1937, faisait la guerre à la Chine et rêvait d’étendre son empire.

L’amiral Kimmel, qui commandait la flotte, avait voulu que tous les cuirassés soient rassemblés à Pearl Harbor ce week-end, puisque les porte-avions ne pouvaient assurer leur protection.


Le général Short fit quelques pas. La nuit était d’une douceur estivale. Au-dessus d’Honolulu – situé à quelques kilomètres à l’ouest de Pearl – le ciel était irisé par les lumières des deux tours jumelles, le Royal Hawaiian Hotel et le Elk’s Club, qui dominaient la ville. La brise apportait par moments des bouffées d’air de musique de danse. En cette nuit du samedi au dimanche, tous les bars étaient pleins de permissionnaires. On dansait aussi dans les clubs, les cercles d’officiers, sur les bases aériennes de Hickam et Wheeler, dans les forts, à Schofiel Barracks et Fort Shafter.

Le général Short se tourna vers le nord, vers ces collines sombres qui fermaient la baie. Là, les lumières joyeuses de la côte n’entamaient pas l’obscurité de la nuit sans lune. Et Short ressentit une angoisse sourde. C’était ainsi depuis qu’il commandait les vingt-cinq mille hommes de la garnison de l’île. Était-ce la présence dans la population de cent cinquante mille civils d’origine japonaise ? Et de combien d’espions ? deux cents ? Ou bien était-ce cette tension qui, depuis plusieurs mois – alors que les armées de Hitler étaient devant Moscou –, montait face au Japon, l’allié de l’Allemagne ?


À la suite de l’occupation par les Japonais de l’Indochine française, le président Roosevelt avait bloqué les avoirs japonais aux États-Unis, interdit les exportations de métaux et de pétrole vers le Japon. Aujourd’hui même, samedi 6 décembre, Roosevelt avait adressé un message à Hirohito : « Nous, chefs d’État, avons le devoir sacré de restaurer l’amitié traditionnelle entre les deux pays. » Était-ce possible, alors que le Japon avait une volonté d’expansion en Asie vers Singapour, la Malaisie, les Philippines, les Indes néerlandaises (Indonésie), et qu’il ne pouvait le faire sans pétrole ? Le Japon n’avait pas six mois de réserves et seulement un mois d’autonomie de carburant pour sa flotte ! Alors la guerre ? Des négociations étaient en cours à Washington. On attendait des propositions japonaises pour le début décembre. Mais les Américains, qui avaient réussi à « casser » les codes secrets japonais, pressentaient une volonté de rupture, la préparation d’une attaque, sans doute contre les bases américaines des Philippines.


Le général Short ignorait ces informations. Il était entré dans la grande salle du Cercle des officiers. On y dansait avec insouciance. « Ici, à Hawaii, dit-il en s’asseyant à l’une des tables où se trouvaient d’autres officiers et leurs épouses, nous vivons dans une citadelle, une île puissamment fortifiée. » Il pensa aux navires illuminés, au halo de lumière au-dessus de Pearl Harbor et d’Honolulu. « Quel magnifique spectacle, dit-il de nouveau, en montrant la baie (puis, plus bas :) Quelle belle cible ! »


Ces lumières de Pearl Harbor et d’Honolulu, celles des cuirassés, le commandant Hashimoto, dans le kiosque du sous-marin I.24, les regardait, fasciné. Il avait fait surface au large de l’île. Il guettait. À 500 kilomètres de là, une flotte japonaise de trente-deux navires était rassemblée. Ils avaient quitté la baie de Tankan, dans les îles Kouriles, le 26 novembre, parcouru dans les brouillards et la mer agitée la route du nord Pacifique, tous feux éteints, sans être repérés. Dans quelques heures, à 6 heures, ce dimanche 7 décembre, la première vague de bombardiers quitterait les six porte-avions. Puis une seconde vague, une heure plus tard. En tout, trois cent cinquante avions.


L’amiral Yamamoto – le commandant de toutes les forces navales japonaises – avait conçu ce plan d’attaque de Pearl Harbor, dès le mois de janvier 1941. « Si nous voulons faire la guerre à l’Amérique, avait-il dit, notre seule chance de vaincre serait de détruire la flotte américaine dans les eaux de Hawaii. » Comme l’amiral Togo avait coulé, en 1904, la flotte russe à Port-Arthur. Il n’y avait pas d’autre solution qu’une attaque-surprise. Roosevelt étranglait le Japon avec son embargo. Sa flotte menaçait le flanc de la progression japonaise vers l’Asie du Sud. Banzaï ! Attaque ! « Il faut surprendre leur marine dans son sommeil », avait ajouté l’amiral Nagumo qui, à bord du porte-avions Akagi, dirigeait l’escadre. On continuerait de négocier à Washington jusqu’à l’heure de l’attaque préparée en secret durant des mois. Les bombardiers, en piqué, surgiraient à l’aube du dimanche 7 décembre quand tous ces équipages américains seraient à terre ou cuveraient leur alcool. Puis, après l’assaut, les avions rejoindraient les porte-avions qui auraient contourné Hawaii et attendraient les pilotes à 200 kilomètres de l’île. Ce dispositif d’attaque « d’inégale distance » entre l’aller et le retour devrait achever de désorienter les Américains s’ils voulaient repérer la flotte.



Les pilotes avaient prié avant de décoller, bu du saké, entouré leur front du bandeau du guerrier, le hashmaki blanc. Les vingt-sept sous-marins disposés autour de l’île devaient couler tous les bateaux qui tenteraient d’échapper à la rade. Certains d’entre ces sous-marins avaient accroché sur le pont de petits submersibles de poche qui, guidés par deux hommes, devaient pénétrer dans le port. Celui qui était arrimé au I.24 était commandé par le jeune enseigne Sakamaki qui se présenta au commandant Hashimoto vêtu d’un slip et d’un blouson de cuir, sa tenue de combat. Il portait le bandeau blanc. Sakamaki s’inclina. C’était l’heure de la séparation des deux bâtiments.


C’est peu après, à 3 h 42, ce dimanche 7 décembre 1941, que l’enseigne de vaisseau McCoye, à bord du dragueur de mines Condor, aperçoit, à 50 mètres, un sillage laissé par un périscope de sous-marin. Il lance un message optique au contre-torpilleur Ward. Le capitaine Outerbridge, qui commande le Ward, craint d’abord qu’il ne s’agisse d’un bâtiment américain en manœuvre, mais il décide de bombarder le sous-marin : « Nous avons attaqué, fait feu et lâché des grenades sous-marines contre un sous-marin opérant dans la zone militarisée », câble-t-il.


Il est déjà 6 h 55, bientôt 7 heures, l’heure du petit déjeuner sur les navires, dans les réfectoires des bases aériennes. Les hommes de service traînent. C’est dimanche. Il fait encore plus beau que d’habitude. Les permissionnaires se préparent à quitter les navires, après le lever des couleurs à 8 heures, souvent en présence de la fanfare assemblée sur la plage arrière des cuirassés.


À 7 h 02, dans le poste de radar d’Opana, le plus au nord de l’île, les soldats Lockhard et Elliott attendent le camion qui apporte le petit déjeuner. Il est en retard. Ils regardent machinalement l’écran radar. Ils sont stupéfaits. Il semble qu’un vol massif d’avions se dirige vers l’île. Les appareils se rapprochent à grande vitesse. Elliott communique au centre d’information de Fort Shafter : « Un grand nombre d’avions fonce vers nous, venant du nord, 3 degrés est. »

Il est 7 h 10. Le lieutenant Tyler qui reçoit le message n’occupe ce poste que depuis quatre jours. « Ne vous en faites donc pas, dit-il, il ne peut s’agir que d’avions amis, sans doute les forteresses volantes B-17 qui doivent arriver ce dimanche de Californie. » Elliott, pourtant, reste devant les écrans radars. Les avions progressent. Ils sont 183 et constituent la première vague d’attaque japonaise qui a quitté les porte-avions à 6 heures.

À 7 h 15, la deuxième vague de 168 avions décolle. Peu après, Elliott « perd » ses avions sur les écrans radars. Les appareils qui contournent l’île sont dans l’ombre des collines qui les masquent. Il est 7 h 35. À cet instant, le commandant Fushida, qui dirige la vague d’assaut, aperçoit à travers les nuages blancs la côte d’Oahu et, bientôt, tous les navires, les hangars, les avions alignés en rangs serrés sur les pistes. Il manque les porte-avions, mais l’essentiel de la flotte américaine du Pacifique est là. Le commandant Fushida regarde autour de lui les bombardiers-torpilleurs en piqué qui volent en formation et, au-dessus, les bombardiers « horizontaux » qui lâcheront leurs bombes après les torpilles.

Il est 7 h 49. Fushida donne l’ordre d’attaque. Il commence son piqué jusqu’au ras des flots. Il va lancer sa première torpille contre ces navires sur le pont desquels il aperçoit les marins en tenue blanche qui s’alignent pour le salut aux couleurs. Les instruments des fanfares brillent dans le soleil. Rien ne peut plus protéger cette flotte américaine ! Fushida, avant même d’avoir attaqué, envoie à l’amiral Nagumo le message de victoire : « Tora, Tora, Tora ! » Il est 7 h 53, ce dimanche 7 décembre 1941. Une guerre commence.


Durant plusieurs minutes, personne à Pearl Harbor ne l’imagine. Le contre-amiral Furlong, qui prend son petit déjeuner à bord du mouilleur de mines Oglala, s’écrie en voyant tomber une bombe près du navire : « Quel est ce pilote stupide qui a mal fixé son dispositif de bombardement ? »

Le général Short, en entendant les premières explosions, est persuadé qu’il s’agit de manœuvres de la marine et, naturellement, l’amiral Kimmel ne l’a pas averti. Un marin du California commente le passage des chasseurs japonais Zéro : « Il doit y avoir un porte-avions russe qui nous rend visite. J’ai vu nettement les cercles rouges sous les ailes. » Et il assure que l’un des pilotes l’a salué d’un geste de la main. Les musiciens et les permissionnaires sur les ponts restent immobiles, tant la surprise est grande d’entendre les premières explosions, de voir les réserves de mazout exploser, une fumée tourbillonnante et noire envahir le ciel. Ils ne saisissent le danger qu’au moment où tombent près d’eux les premiers tués. Les flammes s’élèvent. Les navires s’embrasent. L’huile enflammée se répand sur la mer. Les détonations ébranlent toute l’île Ford.



Les cuirassés disparaissent dans les volutes noirâtres cependant qu’on entend le haut-parleur de l’Oklahoma répéter : « Des vrais avions, des vraies bombes, ce n’est pas un exercice. » À 7 h 58, un message non codé est envoyé à toutes les unités et à Washington : « Attaque aérienne sur Pearl Harbor. Ceci n’est pas un exercice. » L’amiral Kimmel, du haut de la colline qui domine la rade, regarde, paralysé, debout dans la pelouse de sa villa. Son visage est blanc comme son uniforme. Près de lui, une femme d’officier murmure : « On dirait qu’ils ont eu l’Oklahoma. – Oui, c’est ce que je vois », répond l’amiral.


En quelques minutes, c’est l’enfer pour des milliers d’hommes. L’Arizona explose – plus de mille hommes disparaissent. L’Oklahoma et le Nevada se retournent et des centaines d’hommes restent enfermés dans les coques cependant que d’autres tentent d’échapper aux flammes qui dévorent la mer huileuse. Les ponts sont brûlants. Les soutes explosent. Les avions alignés sur les terrains de Hickam et Wheeler sont mitraillés, incendiés. Les chasseurs japonais passent et repassent, poursuivent les hommes isolés.


On court, on se jette à terre puis on se redresse, on tire avec toutes sortes d’armes, du revolver au fusil de chasse, de la mitrailleuse au canon. Un marin, Walter, pour protéger le Pennsylvania en cale sèche, fait rouler sa grue d’avant en arrière pour gêner les avions qui passent en rase-mottes tentant d’atteindre le cuirassé. Tout ce qui vole est ennemi. Des P40 de l’Enterprise et les forteresses B-17 qui arrivent de Californie sont pris pour cibles quand ils veulent se poser.


C’est le désordre général avec des actes individuels d’héroïsme. Les permissionnaires veulent regagner leurs navires qui ont disparu et voici qu’arrive la seconde vague japonaise qui parachève le désastre (8 cuirassés coulés ou gravement endommagés ainsi que 3 croiseurs légers, 3 destroyers, 4 navires auxiliaires, 188 avions détruits et près de 4 000 morts et blessés).


Les Japonais n’ont perdu que 29 appareils et leurs 5 sous-marins de poche. Sur une plage, on découvre le corps inanimé de l’enseigne Sakamaki : le premier prisonnier japonais.


Dans tous les États-Unis, les radios interrompent leurs programmes. Les journaux sortent des éditions spéciales : « Les Japs attaquent ! » « War ». Le monde bascule puisque l’Amérique entre dans la guerre, qui devient mondiale.


« Nous devons faire face à la grande tâche qui est devant nous en abandonnant immédiatement et pour toujours l’illusion que nous pourrions nous isoler du reste du monde », déclare Roosevelt.


Tout le peuple, toute la classe politique se rassemblent autour du président. Même si certains se demandent s’il n’a pas manœuvré machiavéliquement pour que les Japonais attaquent Pearl Harbor – la flotte servant d’appât – et fassent ainsi basculer dans la guerre un pays réticent et divisé.


Mais l’heure n’est pas aux questions et aux critiques. Il faut faire face. Des matelots sont enfermés dans leur cercueil d’acier.

Tout le monde applaudit Roosevelt quand il arrive au Congrès, appuyé au bras de son fils en uniforme, et qu’il lance de la tribune d’une voix forte et résolue : « Hier, 7 décembre 1941, ce jour qui restera à jamais marqué du sceau de l’infamie. »

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