10.

Ce même 11 mai 1941, vers midi, l’architecte de Hitler, Albert Speer, attend dans le vestibule du Berghof d’être reçu par Hitler.


Le Führer a demandé à Speer de venir à l’Obersalzberg lui présenter les esquisses du Berlin des années 1950.

Hitler veut que dans la capitale du Grand Reich on puisse, en 1950, organiser les parades grandioses de la victoire.

Il a évoqué avec Speer, dans les jours précédents, les détails des festivités et des bâtiments qui seront construits dans les dix années à venir : un arc de triomphe, des palais bordant l’Avenue Triomphale.

De temps à autre, Hitler s’était interrompu, les yeux fixes, assurant à Speer, sans dévoiler la date du déclenchement de l’opération Barbarossa, qu’il faudrait quatorze jours pour écraser l’armée russe et que, le pays conquis, il faudrait le morceler.

En 1950, le Grand Reich s’étendrait sur un immense Lebensraum.


Dans le vestibule du Berghof, deux aides de camp de Rudolf Hess – le compagnon des années 1920, l’adjoint du Führer à la tête du parti nazi, l’héritier de Hitler, après Goering –, Leitgen et Pietsch, « pâles et agités », attendent déjà et demandent à Speer de reporter son entretien avec Hitler, car ils doivent remettre au Führer une lettre de Rudolf Hess.

Speer accepte.


Hitler descend lentement de l’étage supérieur du Berghof.

L’un des aides de camp – Karl Heinz Pietsch – est appelé dans le salon où Hitler reçoit ses visiteurs.

Speer commence à feuilleter ses esquisses.

Il entend tout à coup un « cri inarticulé presque bestial ».

C’est le Führer qui hurle, gesticule, rugit, crie : « Bormann, immédiatement, où est Bormann ? »


Bormann est l’adjoint de Hess, son rival qui peu à peu s’empare des pouvoirs de Hess, l’écarte du Führer, et entre les deux hommes la jalousie s’installe.

Hess se sent dépossédé, arraché à son amitié servile pour Hitler.

Cela, Speer le sait.

Mais il ne comprend pas pourquoi Bormann doit entrer en contact avec Goering, Ribbentrop, Goebbels et Himmler, les convoquer au Berghof.

Speer, comme tous les hôtes privés, est prié peu après de se retirer de l’étage supérieur.


Ce n’est que quelques heures plus tard que Speer apprend ce qui s’est passé et dont, dans sa lettre, Hess avertissait Hitler.

En pleine guerre, l’adjoint de Hitler, l’un de ses intimes, presque un ami, Rudolf Hess, s’est envolé vers le pays ennemi, l’Angleterre !


Ce proche « camarade » du Führer n’a pas agi sur un coup de tête ou un coup de folie.

Hitler pourtant, dès la fin de la journée du 11 mai, commence à l’affirmer.

Rudolf Hess est certes obsédé par sa relation avec Hitler, affolé à l’idée d’être peu à peu refoulé par les intrigues de Martin Bormann. Il veut rester « l’ami » préféré du Führer. Il lui faut donc, pour conserver son rang, réaliser un coup d’éclat.



Il sait que le désir du Führer, plusieurs fois exprimé, est d’éviter la guerre sur deux fronts – l’Ouest et l’Est –, cette malédiction qui a provoqué la défaite de l’Allemagne en 1918.

Il a entendu le Führer faire l’éloge de l’Empire britannique, et envisager de proposer à Londres la paix.

Hitler resterait maître de l’Europe continentale et l’Angleterre aurait les mains libres dans son empire.

Mais Churchill s’est obstiné à refuser ce « marché ».

Hess a par ailleurs été l’élève du professeur Karl Haushofer qui, adepte de la géopolitique, répétait que la destinée de la Grande-Bretagne était de rejoindre la lutte mondiale contre le bolchevisme aux côtés de l’Allemagne.

Hess, qui ne connaît pas les détails du plan Barbarossa, n’ignore pas que Hitler a décidé d’attaquer la Russie.

Il lui faut donc agir vite.

Le principal idéologue du nazisme, Alfred Rosenberg, qu’il rencontre à plusieurs reprises, le conforte dans l’idée que la guerre sur deux fronts serait une catastrophe pour le Grand Reich, et d’autant plus que l’Angleterre devrait avoir tout intérêt à conclure la paix.

Hess prend donc sa décision. Il forcera le destin. Il ira en Angleterre.


Il est pilote et suit des cours de perfectionnement sur l’aérodrome des usines Messerschmitt à Augsbourg.

Il fait préparer un Messerschmitt 110 – un bimoteur – et se procure les cartes et les prévisions météorologiques nécessaires à sa navigation vers Glasgow.

Il sait que le château du duc de Hamilton, qu’il a rencontré aux jeux Olympiques tenus à Berlin en 1936, se trouve à proximité de Glasgow. Il imagine que le duc lui servira d’intermédiaire et lui permettra ainsi de rencontrer les membres du gouvernement britannique.


Le 10 mai 1941, à 5 h 45 du soir, Hess endosse sa combinaison fourrée et décolle.

Après cinq heures de vol, arrivé dans les environs de Glasgow, Hess saute en parachute et le Messerschmitt 110 va s’écraser en flammes dans la campagne anglaise.


Le duc de Hamilton est prévenu qu’un certain Alfred Horn, pilote allemand qu’on vient d’arrêter, demande à le rencontrer afin d’être conduit auprès de responsables britanniques auxquels il doit transmettre une information capitale.

Hamilton – qui a été membre avant la guerre de la Société d’amitié anglo-allemande – est en 1941 lieutenant-colonel de la Royal Air Force. Il n’a aucune influence politique.

Il identifie Hess qui sera interrogé par le diplomate Ivone Kirkpatrick, qui a été en poste à l’ambassade de Grande-Bretagne à Berlin.


Hess affirme qu’il est porteur d’une « offre de paix » qui reproduit les propositions faites par Hitler à Chamberlain, l’ancien Premier Ministre, signataire des accords de Munich en septembre 1938. Et repoussée avec dédain par les Britanniques.


D’ailleurs, le diplomate anglais se convainc rapidement du rôle marginal joué par Hess dans l’appareil gouvernemental allemand.

« Hess ne semble pas être dans les secrets du gouvernement en ce qui concerne les opérations », conclut Kirkpatrick.

La naïveté de Hess et son ignorance de la réalité politique sont confondantes.

Il menace l’Angleterre d’un blocus total.

« Sa population se verra donc condamnée à mourir de faim », répète-t-il.

Hess ne met jamais en doute la supériorité de l’Allemagne. Elle est la puissance victorieuse. Elle propose la paix et l’Angleterre devrait se précipiter pour accepter cette offre magnanime.

Kirkpatrick, diplomate chevronné, informé, est surpris par l’aveuglement de l’adjoint du Führer.

« Comme nous quittions la pièce, relate Kirkpatrick, Hess lança ce qui dans son esprit devait être un coup décisif. Il avait oublié de m’avertir que l’Allemagne n’accepterait d’entamer les pourparlers qu’avec un nouveau gouvernement. M. Churchill, coupable d’avoir poussé à la guerre depuis 1936, et ses collègues du Parlement étaient indignes de négocier avec le Führer. »


De ces négociations, on ne sait rien au Berghof.

Hitler passe de la rage à l’abattement.

Le Führer a d’abord espéré que Hess n’atteindrait jamais l’Angleterre.

« Si seulement il pouvait se noyer dans la mer du Nord, s’est-il exclamé. Il aurait alors disparu sans laisser de traces, et nous aurions tout notre temps pour trouver une explication quelconque. »


Mais Hitler doit se rendre à l’évidence : Hess est en Angleterre.

« Il est fou, hurle le Führer en vrillant son index sur sa tempe. Hess est positivement fou. »

Hitler craint que ses alliés, les Italiens, les Japonais, ne pensent qu’il veut conclure une paix séparée avec l’Angleterre.


À Goering, Goebbels, Ribbentrop, Himmler, Bormann, arrivés au Berghof, il ne cherche même pas à masquer son désarroi.

Goebbels note dans son journal :

« Le Führer est complètement effondré ! Quel spectacle pour le monde : un déséquilibré mental pour second derrière le Führer. »

Hans Frank, le gouverneur général de Pologne, confie :

« Je n’ai jamais vu le Führer aussi profondément choqué. »

Speer se souvient d’une confidence de Hitler, à la fin de l’année 1940 :

« Quand je parle avec Goering, c’est pour moi comme un bain d’acier, avait dit Hitler. Après, je me sens frais et dispos. Le Reichsmarschall a une façon captivante de présenter les choses. Avec Hess, tout entretien devient une épreuve insupportable. Il vous importune sans cesse avec des choses désagréables. »


Le Führer choisit de s’en tenir à la thèse de la folie tout en sachant que l’opinion n’est pas dupe, que les Berlinois murmurent « que notre gouvernement est fou, nous le savons depuis longtemps, mais qu’il l’avoue, ça, c’est nouveau ! ».

Il faut réagir, marteler la thèse officielle.


La presse, la radio, sur l’ordre de Goebbels, publient et commentent le communiqué qui annonce que Hess a été subitement atteint de « désordres mentaux », imputables à une ancienne blessure de guerre et entraînant « des aberrations de caractère idéaliste » !

« Il apparaît que Rudolf Hess souffrait depuis quelque temps de troubles hallucinatoires le portant à s’imaginer qu’il était appelé à négocier un accord pacifique entre le Reich et le Royaume-Uni.

« Cet accident n’affecte en aucune façon la poursuite d’une guerre imposée au peuple allemand par la Grande-Bretagne. »


Speer note que, parfois, en ces jours de mai et juin 1941, alors que l’heure du déclenchement de Barbarossa approche, Hitler paraît tout à coup absent, le visage parcouru de tics.

Il appelle alors Martin Bormann qui s’est emparé de tous les pouvoirs et titres de Rudolf Hess.

Selon Albert Speer, Hitler révèle ainsi qu’il ne s’est jamais remis de la « félonie » de son adjoint.

Il a donné l’ordre, au cas où Hess reviendrait, de le fusiller ou de le pendre aussitôt.


Personne dans l’entourage du Führer n’ose prononcer le nom de Hess. Et les événements se succèdent à un rythme si rapide que la tentative folle de Rudolf Hess d’inverser le destin paraît déjà appartenir à un lointain passé.

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