3.
Le général Erwin Rommel, en cette fin d’année 1940 et durant les premières semaines de janvier 1941, ignore tout des intentions du Führer.
Sa Panzerdivision est en garnison à Bordeaux. Après la « chevauchée héroïque » – ainsi décrit-on dans la presse allemande la campagne de France de Rommel à la tête de ses Panzers –, elle se réorganise, reconstitue ses forces, est soumise aux contraintes de plusieurs semaines d’instruction.
On veut espérer que la paix est proche, mais, au fond de soi, on en doute.
La guerre se poursuit en Cyrénaïque, en Libye, en Somalie, en Érythrée, en Grèce, en Albanie, et partout les Italiens qui sont engagés seuls sur ces immenses fronts reculent devant les Anglais du général Wavell et les Grecs.
Rommel, tout en roulant sur les routes souvent verglacées et enneigées du sud-ouest de la France, évoque ces défaites italiennes, les problèmes posés par les ambitions russes. Il ne sait rien de Barbarossa, mais il confie que « les exigences de la Russie dans les Balkans, en Finlande, dans les États baltes, sont assez dures. Je doute que cela fasse beaucoup notre affaire. Ils prennent tout ce qu’ils peuvent ».
Pourra-t-on longtemps les laisser agir à leur guise, et, en Afrique, en Grèce, en Albanie, accepter de ne rien faire pour empêcher les débâcles italiennes ? Rome est l’alliée de Bardia !
Mais ce ne sont que de vagues réflexions.
En fait, Rommel mène la vie paisible d’un officier de l’armée d’occupation.
Il écrit à son épouse Lu, le 6 janvier 1941 :
« J’ai reçu hier toute une pile de courrier dont vos lettres des 21 et 23 décembre. Il semble que le service de la poste redevienne normal. Cet après-midi, nous avons vu le film Le Cœur de la reine (Marie Stuart), que j’ai tout à fait goûté.
« Nous attendons pour demain des visiteurs de distinction qui viennent inspecter nos cantonnements.
« Nous ne sommes pas ce qu’on peut appeler confortablement installés. Les vignerons de la région passaient probablement leur vie, voici mille ans, dans les mêmes misérables taudis qu’aujourd’hui : maisons grossièrement construites en moellons de grès, avec des toits plats de tuiles rondes, exactement semblables à celles des Romains. Beaucoup de villages n’ont pas encore l’eau courante et se servent encore de puits. Aucune maison n’est aménagée en vue du froid ; les fenêtres ne ferment pas et l’air siffle à travers… Je compte prendre ma permission au début de février, d’ici là bien des choses se seront éclaircies.
« Je ne suis pas surpris que cela n’aille pas tout seul pour nos alliés en Afrique du Nord. Ils croyaient sans doute que la guerre est chose facile, et maintenant ils ont à montrer ce dont ils sont capables. En Espagne – en 1937 –, ils ont commencé exactement de la même façon, mais se sont très bien battus ensuite. »
Mais la débâcle italienne s’accentue et, alors que Rommel est depuis deux jours en permission chez lui, il est le 6 février convoqué par le commandant en chef, le maréchal von Brauchitsch.
« On me charge d’assumer le commandement d’un corps expéditionnaire, et je suis invité à me rendre en Libye dans les délais les plus brefs. »
Rommel note dans son journal.
« Dans l’après-midi, je rends visite au Führer qui me décrit en détail la situation sur le théâtre d’opérations africain : il me confie qu’on m’a désigné à lui comme l’homme le plus capable de s’adapter rapidement aux conditions particulières du théâtre d’opérations africain. Le colonel Schundt, aide de camp principal du Führer, m’accompagnerait dans mon voyage d’études. On me propose de regrouper les troupes allemandes dans la région située autour de Tripoli de manière à pouvoir les masser en vue d’une offensive ultérieure.
« Dans la soirée, le Führer me montre des journaux illustrés anglais et américains qui décrivent l’avance des troupes du général Wavell à travers la Cyrénaïque. Je suis particulièrement frappé par la parfaite coordination entre formations blindées, aviation et unités de la marine de guerre. »
Rommel est si tendu, si exalté par cette mission qu’il en oublie les douleurs rhumatismales qui le tenaillaient depuis des semaines, et que son médecin lui avait recommandé de soigner par une cure dans un pays ensoleillé, l’Égypte étant le plus approprié…
« Très chère Lu, écrit-il, le 6 février 1941.
« Atterri à Staaten à 12 h 45. Me suis présenté devant le C. en C. puis devant le F.
« Les choses vont vite. Mon barda me suit ici mais je ne pourrai prendre avec moi que le strict nécessaire.
« Je n’ai pas besoin de vous dire que mon esprit est en ébullition. Que de choses à faire ! Il faudra des mois avant que cela démarre.
« Ainsi encore une fois “notre” permission a-t-elle tourné court. Ne soyez pas triste, il devait en être ainsi. Ma nouvelle mission est très importante. »
Le lendemain, 7 février 1941, encore quelques mots à Lu :
« Dormi sur ma mission. C’est une façon d’exécuter mon ordonnance pour mes rhumatismes.
« J’ai terriblement de choses à faire pour tout rassembler dans les quelques heures qui me restent. »
Il se rend à Rome, rencontre le général Guzzoni, chef du Commando suprême. Le général Roatta, chef d’état-major de l’armée italienne, reçoit l’ordre de l’accompagner en Libye.
À Catane, qu’il rejoint en avion dans l’après-midi de ce 11 février 1941, il rencontre le général Geussler qui commande la Xe escadre aérienne allemande.
Les nouvelles ne sont pas rassurantes.
On ne peut plus escompter de résistance sérieuse de la part des Italiens. Il faut s’attendre à voir apparaître sous quelques jours les premières unités britanniques aux abords de Tripoli.
Rommel décide de faire bombarder Benghazi, dont le port est utilisé par les Britanniques.
Mais les Italiens s’y opposent : de nombreux officiers, des fonctionnaires possèdent des immeubles à Benghazi.
Il faut un ordre du Führer pour déclencher les attaques des bombardiers.
Le 12 février, Rommel est à Tripoli.
Il apprend que le général Graziani vient de renoncer à son commandement.
La retraite des unités italiennes s’est muée en débandade ! Les soldats, abandonnant armes et munitions, ont tenté de gagner Tripoli sur des camions surchargés. On a assisté à des scènes de désordre et de fusillade.
À Tripoli, la majorité des officiers ont bouclé leurs malles et n’espèrent plus qu’une chose : être rapatriés rapidement en Italie.
Que faire ?
« Étant donné la situation tendue et l’apathie du commandement, explique Rommel, j’ai décidé de dépasser les limites de ma mission de reconnaissance et donc de prendre, dès que possible, la direction des opérations sur le front, au plus tard après l’arrivée des premiers détachements allemands. Le général von Rintelen, attaché militaire à Rome, auquel j’ai dévoilé partiellement mes intentions, a tenté de me détourner de mon projet. Je risque, dit-il, d’y perdre mon honneur et ma réputation. »
Rommel passe outre. À bord d’un Heinkel III, il survole chaque jour le théâtre d’opérations, repère les reliefs qui peuvent servir de ligne d’arrêt à l’avance anglaise.
Il fait appel à la Luftwaffe qui réussit par ses attaques répétées à stopper les troupes de Wavell.
Le 14 février, les premiers éléments allemands débarquent à Tripoli. Six mille tonnes de matériel sont déchargées dans la nuit, à la lumière des projecteurs, prenant le risque d’une attaque de la Royal Air Force.
Dès le 16 février, les patrouilles allemandes partent en opération.
De manière à tromper les Britanniques sur l’importance des forces, Rommel fait construire des maquettes de char qui seront placées sur des châssis de Volkswagen.
L’énergie et la détermination de Rommel, son engagement physique – on le voit pousser comme un simple soldat les véhicules ensablés –, son courage enthousiasment les troupes allemandes.
« Très chère Lu, écrit-il le 17 février.
« Tout va magnifiquement pour moi et les miens sous ce beau ciel. Je m’entends très bien avec le commandement italien et ne puis désirer collaboration meilleure.
« Mes gars sont déjà au front qui a été déplacé vers l’est de 500 kilomètres environ. Maintenant, en ce qui me concerne, les autres peuvent venir ! »
Le 24 février 1941, se déroule le premier combat entre troupes britanniques et allemandes.
Ce n’est qu’une escarmouche entre quelques dizaines d’hommes, mais les véhicules anglais sont détruits et trois Anglais sont faits prisonniers.
C’est comme si une porte venait d’être ouverte.
Rommel lance ses troupes en avant, à toute vitesse, il mine les passages entre les dunes ou les marais. Il s’empare des ports.
Il avance vers l’est, vers l’Égypte.
Le 5 mars 1941, il écrit :
« Très chère Lu,
« Je rentre d’une tournée – ou plutôt d’un vol de deux jours – au front qui se trouve maintenant à 720 kilomètres à l’est ! Tout marche à merveille.
« Impossible de m’éloigner d’ici pour le moment ; je ne peux en prendre la responsabilité. Beaucoup de choses dépendent de mon action et de mon impulsion personnelles. J’espère que vous avez bien reçu quelque courrier de moi.
« Mes troupes sont en route. Ici, la vitesse est la chose qui compte avant tout. Le climat me convient parfaitement. Ma nuit de sommeil a débordé ce matin jusqu’après 6 heures.
« On a donné aujourd’hui une représentation de gala du film Victoire à l’Ouest, sur la campagne de France.
« En accueillant les invités nombreux, quelques-uns accompagnés de femmes, j’ai déclaré que le jour viendrait où, à notre tour, nous projetterions une Victoire en Afrique… »