24.

Ce sang, ces morts, ces suppliciés hantent de Gaulle.


A-t-il eu raison de prêcher « la patience, la préparation, la résolution » afin d’éviter la mort des otages ?

Il n’est plus satisfait du choix qu’il a fait.


Le gouvernement de Vichy prend chaque jour des mesures criminelles qui livrent des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants même aux nazis.

Vichy renie toute l’histoire généreuse de la France, et il se renie lui-même, ne respectant pas les engagements qu’il avait pris quand il promulguait, le 3 octobre 1940, le statut des Juifs, affirmant qu’il respecterait « les personnes et les biens des Juifs ».


Mais Vichy choisit de s’enfoncer dans l’imitation de l’Allemagne nazie.

De Gaulle sait par les témoignages de Français qui ont réussi à rejoindre Londres que le nouveau statut des Juifs du 2 juin 1941 prévoit l’aryanisation des entreprises, c’est-à-dire en fait la spoliation des Juifs, la confiscation de leurs biens sans indemnisation.

Un numerus clausus leur interdit d’être plus de 2 % des avocats, des médecins et de 3 % des étudiants !

Ceux qui sont qualifiés d’apatrides sont livrés aux Allemands, et l’on regroupe dans des camps de concentration les Juifs étrangers entrés en France depuis le 1er janvier 1936.


En même temps, le régime de Vichy se dote de forces de répression.

Il s’agit de constituer un Service d’Ordre Légionnaire (SOL), capable de s’opposer à ceux des Français qui choisissent la Résistance. Il faut les terroriser, jouer le rôle des SS du régime. Et c’est Pucheu, l’homme qui a accepté la liste des Français que les Allemands pouvaient fusiller, qui est à l’origine du SOL. Il a choisi pour le commander Joseph Darnand, un héros de 14-18 et de 39-40, l’un de ces « patriotes dévoyés » qui veulent imiter l’Italie de Mussolini et l’Allemagne de Hitler et en finir avec le « système français ».

Darnand puise pour constituer le SOL dans la Légion française des combattants.

« J’ai choisi, dit-il, ou plutôt j’ai invité ceux qui étaient de véritables révolutionnaires, ceux qui pensaient sur le plan social qu’une véritable révolution devait se faire, qu’il fallait qu’on change complètement de régime, j’ai invité tous ces hommes à se réunir. C’est ainsi qu’on a fait le SOL. On a dit dix mille hommes. En réalité, ce sont des milliers d’hommes. »

Les adhérents du SOL doivent, genou à terre, prêter serment à Joseph Darnand :

« Je jure de lutter contre la démocratie, contre la dissidence gaulliste et contre la lèpre juive. »


De l’antisémitisme d’État, de la livraison aux Allemands de proscrits qui avaient trouvé refuge en zone non occupée, de la constitution du SOL, dont le serment est sans équivoque, du rôle de Pucheu, aux centaines de martyrs fusillés par les Allemands, tout se tient.

De Gaulle médite, s’emporte contre lui-même.

Il a eu tort de se contenter de « prêcher la patience, la préparation, la résolution ».

Il le dit à Maurice Schumann, l’une des voix les plus écoutées, les plus flamboyantes de Radio-Londres.

Schumann vient de déplorer les attentats parce qu’ils entraînent des « représailles inutiles ».

« Pas du tout, s’écrie de Gaulle. C’est terrible, mais ce fossé de sang est nécessaire. C’est dans ce fossé de sang que se noie la collaboration. Ces morts ont rendu un service immense à la France. Le monde entier sait que c’est le mécanisme de l’occupation qui joue en France et non celui de la collaboration. »


Ce doit donc être la guerre ouverte, impitoyable entre Vichy qui a choisi l’Allemand, l’Ordre nouveau nazi, et la France Libre. De Gaulle a sur sa table, en ce mois d’octobre 1941, un rapport qu’un ancien préfet, Jean Moulin, lui a fait parvenir.

Jean Moulin est un homme courageux.

Le 17 juin 1940, il s’est tranché la gorge à Chartres plutôt que de signer un document rédigé par les Allemands. Ceux-ci affirmaient que des troupes noires françaises avaient exécuté des civils.

Molesté, battu, emprisonné, Moulin a craint de ne pas pouvoir résister à la torture. Il a préféré le suicide.

On l’a arraché à la mort.

Révoqué, il a mené son enquête en France sur l’état des forces de la Résistance puis il a réussi – par Lisbonne – à gagner Londres.

Ce 25 octobre 1941, à la fin de la matinée, il entre dans le bureau de De Gaulle, à Carlton Gardens.

Moulin est petit, mince, brun, le visage assez large, énergique, les yeux vifs presque rieurs. Sa voix est claire, les phrases sont brèves et précises.

De Gaulle écoute.


Moulin commente son rapport.

Il analyse la situation des trois principaux mouvements de résistance.

Il a voulu, dit-il, avant de rejoindre Londres, évaluer la force de Libération, de Franc-Tireur et de Combat.

Il a vu leurs chefs : Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Pierre-Jean Lévy et le capitaine Henri Frenay. Ces hommes se sont réunis à Marseille, en septembre 1941, pour unir leur action.

« Il faut fédérer toutes les forces, dit Moulin. Il s’agit de constituer en France un “réseau de commandement” qui créera un véritable parti de la Libération. »



Rarement de Gaulle s’est senti aussi proche d’un homme, un patriote, un républicain, un homme d’expérience, un haut fonctionnaire.

Et Moulin n’élude aucune question.

« Une masse ardente de Français restés sous la botte ronge son frein et n’attend qu’une occasion pour secouer le joug, dit-il. Si aucune organisation ne lui impose une discipline, on jettera dans les bras des communistes des milliers de Français qui brûlent du désir de servir, et cela d’autant plus facilement que les Allemands eux-mêmes se font les agents recruteurs du communisme. Tout acte de résistance est qualifié d’action communiste. »

De Gaulle a confiance dans cet homme qui ose tout dire :

« Il faut que dans six mois l’organisation gaulliste en France dépasse en ampleur celle des communistes ; ce qui entraînera dans ce mouvement de lutte contre l’Allemagne les communistes eux-mêmes. Et le général de Gaulle symbolisera l’unité de la France réelle. »

De Gaulle partage l’analyse de Moulin.

Dans le mouvement incessant du monde, toutes les doctrines, toutes les écoles, toutes les révoltes n’ont qu’un temps… « Tout passera. Le communisme passera. Mais la France ne passera pas. »


De Gaulle écrit :

« Je désigne Jean Moulin comme mon représentant et comme délégué du Comité national français pour la zone non directement occupée. M. Moulin a pour mission de réaliser dans cette zone l’unité d’action de tous les mouvements qui résistent à l’ennemi et à ses collaborateurs. »


Moulin sera donc bientôt parachuté en France, en zone libre.

De Gaulle sait que Moulin a envisagé tous les aspects de sa mission, y compris la torture et la mort.

Comment ne pas penser au sort de d’Estienne d’Orves, le premier fusillé de la France Libre ?

Mais le plus humble des résistants a accepté le sacrifice de sa vie.

De Gaulle veut que Moulin transmette à ces hommes héroïques une lettre manuscrite.

Il écrit sans que sa main hésite :

« Mes chers amis,

« Je sais ce que vous faites. Je sais ce que vous valez. Je connais votre grand courage et vos immenses difficultés. En dépit de tout, il faut poursuivre et vous étendre. Nous qui avons la chance de pouvoir encore combattre par les armes, nous avons besoin de vous pour le présent et pour l’avenir.

« Soyons fiers et confiants ! La France gagnera la guerre et elle nous enterrera tous.

« De tout mon cœur. »


De Gaulle pense à ces résistants risquant leur vie dans l’ombre lorsque le samedi 15 novembre 1941 il entre dans l’immense rotonde « ce vaste vaisseau de l’Albert Hall » de Londres.

Les projecteurs l’éclairent. Il lève les bras. La foule des Français rassemblés au cœur de la capitale britannique emplit les gradins de cette immense salle de concert.

L’assistance crie, chante spontanément La Marseillaise.

Au premier rang, les membres du Conseil national français. Et derrière eux, un drapeau tricolore marqué de la croix de Lorraine avec sa garde de soldats.


De Gaulle est porté par l’enthousiasme et la ferveur.

« Ce que nous sommes, commence-t-il.

« Nous sommes des Français de toutes origines, de toutes conditions, de toutes opinions qui avons décidé de nous unir dans la lutte pour la liberté de notre pays ! C’est à l’appel de la France que nous avons obéi !

« L’article premier de notre politique consiste à faire la guerre, c’est-à-dire à donner la plus grande extension et la plus grande puissance possible à l’effort français dans le conflit… La grandeur de la France est la condition sine qua non de la paix du monde. Il n’y aurait pas de justice si justice n’était pas rendue à la France… »

Les applaudissements scandent le discours.

« Si l’on a pu dire que cette guerre est une révolution, poursuit de Gaulle, cela est vrai pour la France plus que pour tout autre peuple… Il n’y a pas le moindre doute que de la crise terrible qu’elle traverse sortira pour la nation française un vaste renouvellement. »


De Gaulle unit dans son discours « Honneur et Patrie » et « Liberté, Égalité, Fraternité… Et nous disons Libération ! ».

« La route que le devoir nous impose est longue et rude », conclut-il.

La foule chante. « Allons enfants de la Patrie… »

De Gaulle murmure en serrant les mains qui se tendent vers lui :

« Aucun d’entre nous n’a le droit de se décourager ! »

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