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Rommel, allant et venant sur les quais du port de Tripoli, regarde débarquer, ce 11 mars 1941, les cent vingt chars du Ve régiment de Panzers.

Il sait que « la victoire en Afrique », qu’il prédisait le 5 mars après avoir projeté ce film Victoire à l’Ouest, est désormais possible.

Autour des Panzers, les soldats de la garnison italienne s’exclament, admiratifs. Ils n’ont jamais vu des chars aussi puissants. Leurs officiers, si réticents jusque-là, si défaitistes, prêts à se rendre aux Anglais, se montrent enthousiastes.


Toutes les tentatives anglaises pour empêcher l’arrivée des Panzers sont restées vaines.

Ni la Royal Air Force ni la Royal Navy n’ont été capables d’interrompre la noria des navires entre l’Italie et la Libye.

Maintenant, il faut associer les quatre-vingts chars italiens de la division Ariete aux Panzers et foncer vers Benghazi, vers Tobrouk, vers l’Égypte, et gagner aussi Mourzouk, à environ 700 kilomètres au sud.

Le haut commandement italien a prié Rommel d’entreprendre cette opération dans la profondeur du désert, pour contenir l’avance de ces Français du général de Gaulle qui ont réussi à s’emparer de l’oasis de Koufra et de Keren.


Rommel veut comme à son habitude étudier le terrain sur lequel il va lancer ses chars.

Il le survole en avion, bloqué par une tempête de sable, les énormes nuages rouges du Ghibi qui l’obligent à atterrir, à poursuivre l’exploration en voiture ; mais le sable qui coule comme de l’eau rend le ciel opaque.


Le 19 mars, Hitler convoque Rommel à son quartier général, et le Führer lui confère les feuilles de chêne sur sa croix de fer pour récompenser ses exploits durant la campagne de France.


Mais le commandant en chef de l’armée von Brauchitsch se montre abrupt et glacé, et lui donne l’ordre d’attendre avant de passer à l’offensive.

Rommel écoute, proteste, pense qu’on n’attaque jamais assez tôt, qu’il faut exploiter la faiblesse de l’ennemi, et ose même regretter qu’on n’ait pas, sur la lancée des victoires de mai 1940, débarqué en Angleterre.

En dépit des ordres reçus, Rommel rentre à Tripoli décidé à agir et il occupe les points d’eau et l’aéroport d’El-Agheila. Les Anglais se sont dérobés.


Le 26 mars, Rommel peut écrire à sa « très chère Lu » :

« Nous avons passé notre première journée au bord de la mer. C’est un endroit admirable et dans ma voiture confortable je suis aussi bien qu’à l’hôtel. Nous nous baignons le matin, il fait déjà délicieusement chaud.

« Aldinger et Guenther, mon aide de camp et mon ordonnance, logent tout près sous la tente.

« Le matin, nous faisons le café avec nos propres instruments de cuisine. Hier, un général italien, Calvi di Bergolo, m’a fait cadeau d’un burnous magnifique, bleu foncé avec de la soie rouge et des broderies. Il vous irait bien et vous ferait une belle sortie de théâtre…

« Je rentre du front. Je dois retenir mes hommes pour les empêcher de foncer. Ils ont occupé une nouvelle position à trente kilomètres. Plus à l’est. Il y aura quelques mines longues parmi nos amis italiens. »


Lorsque les avions de la Luftwaffe rapportent que les Anglais commencent à reculer, Rommel poursuit son offensive. Des colonnes de camions soulèvent des nuages de poussière afin de faire croire aux Anglais qu’ils sont face à une division de Panzers.

Ils l’imaginent d’autant plus que Rommel fait avancer le leurre qu’il a préparé, ces maquettes de Panzers posées sur des châssis de Volkswagen. Les Anglais reculent, évacuent Benghazi, la capitale de la Cyrénaïque.


Rommel conduit l’assaut, s’expose.

Là, son avion léger Storch est pris pour cible par des bersaglieri italiens qui croient être survolés par un appareil anglais.

Quelques jours plus tard, Rommel commande au pilote de se poser sur un champ d’atterrissage que des soldats sont en train d’aménager et, au dernier moment, le général s’aperçoit qu’il s’agit d’Anglais.

En voiture, accompagné de deux véhicules, dont l’un seulement dispose de mitrailleuses, Rommel fonce au milieu d’un rassemblement d’automitrailleuses britanniques qui se dispersent, leurs équipages persuadés qu’ils sont l’objet d’une attaque de Panzers.

Plus loin, des avions anglais volant en rase-mottes attaquent à deux reprises la voiture de Rommel et le détachement de sécurité qui l’accompagne. Son chauffeur, son estafette motocycliste sont tués et Rommel prend lui-même le volant pour rejoindre son poste de commandement.


L’offensive se poursuit.

Rommel ne dispose plus que d’une cinquantaine de chars, mais il compense ses maigres effectifs par la mobilité et la ruse. La chance aussi : les Allemands capturent la presque totalité de l’état-major britannique !

Il devine qu’à Berlin, on condamne ses initiatives.

On lui rapporte que le général Halder a déclaré que Rommel est devenu « complètement fou », qu’il a une « ambition pathologique ».

Rommel se justifie :

« Jamais encore au cours d’une guerre moderne on n’a lancé une offensive aussi improvisée. L’opération exige le maximum d’initiatives de la part du commandement et des troupes… L’énergie déployée par un chef a souvent plus d’importance que ses dons intellectuels. Voilà ce que les officiers imbus de théories ne comprennent pas ; mais pour un esprit pratique, c’est l’évidence.

« À dater du jour où un contact étroit s’établit entre mes troupes et moi, les soldats accomplissent tout ce que j’exige d’eux… »


Presque chaque jour, il griffonne dans son véhicule des lettres à Lu.

En ce début du mois d’avril 1941, l’Afrique semble se donner à lui, et la « guerre éclair » – la Blitzkrieg – lui rappelle la campagne de France d’il y a un an à peine.


Le 3 avril, il écrit :

« Nous attaquons depuis le 31 mars avec un succès étonnant… Le Führer m’a envoyé ses félicitations pour ce succès imprévu ainsi que ses instructions pour les opérations prochaines. Celles-ci concordent entièrement avec mes idées… »

Le 5 avril, il raconte :

« Ce matin, départ à 4 heures. Le front d’Afrique est en mouvement. Espérons que le grand coup que nous frappons maintenant réussira. Je continue à très bien me porter. La vie simple d’ici me convient mieux que la bonne chère de France. Comment allez-vous tous les deux ? »

Le 10 avril, Tobrouk. La place forte tenue par les Britanniques est en vue.

« J’ai atteint la mer avant-hier soir après une longue marche à travers le désert, écrit-il à Lu. Il me semble merveilleux d’être parvenu jusqu’ici malgré les Anglais.

« Je vais bien. Ma caravane est enfin arrivée au début de la matinée et j’espère pouvoir y coucher de nouveau. »


Le 11 avril 1941, Rommel a donc chassé les Anglais de Cyrénaïque. Ils ont été ramenés en Égypte, à l’exception d’un petit détachement enfermé dans Tobrouk.

Tous les succès du général Wavell contre les Italiens obtenus dans les trois premiers mois de l’année 1941 sont effacés.


Le 22 avril, les généraux italiens Garibaldi et Roatta, accompagnés par Teruzzi, ministre du Duce, décorent Rommel de la « médaille de la bravoure » et de la croix « pour le mérite ».

« Mais tous ces hochets ont si peu d’importance dans la vie que nous menons, note Rommel. J’ai pu dormir tout mon content, au cours de ces derniers jours, de sorte que me voilà de nouveau parfaitement dispos.

« Une fois Tobrouk tombé, ce qui sera, je l’espère, dans dix ou quinze jours, notre situation deviendra très solide. Nous prendrons alors quelques semaines de repos avant d’entreprendre autre chose.

« Comment allez-vous tous les deux ?

« Il doit y avoir un tas de courrier au fond de la Méditerranée…

« P-S : Pâques a passé sans qu’on s’en aperçoive… »


« La bataille pour l’Égypte et le Canal est maintenant sérieusement engagée, écrit Rommel le 25 avril, et notre rude adversaire se défend de toutes ses forces. »

Il ajoute :

« En Grèce, ce sera sans doute rapidement réglé maintenant. »


Depuis le 6 avril 1941, note Rommel, les troupes allemandes sont entrées en Yougoslavie et en Grèce.

Et les Balkans sont en feu.

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