47.

Comme Churchill, de Gaulle ne doute pas de la victoire : Hitler et son IIIe Reich seront défaits.


Cependant, en cette fin décembre 1941, de Gaulle s’inquiète.

Le tête-à-tête Churchill-Roosevelt prépare la domination anglo-américaine dans la conduite des opérations et dans l’après-guerre.

Et qu’en sera-t-il de la France, de son empire, de son rôle dans le monde, de sa souveraineté ?

À Washington, a-t-il été question d’elle ?

La France est pourtant concernée par ce qui se passe en Asie. L’Indochine, livrée par le gouvernement de Vichy aux Japonais, ne fait-elle pas partie de l’Empire français ?

Mais les Anglo-Américains ont constitué un état-major dans lequel ils ont convié les Hollandais, mais ignoré les Français.

L’Indochine ne vaut-elle pas les Indes néerlandaises ?


De Gaulle sait bien qu’à Londres comme à Washington, on veut ménager le gouvernement de Vichy, dont on pense qu’il contrôle l’Afrique du Nord et l’Afrique occidentale.

On lui a laissé le pouvoir, dans les Antilles et dans ces îles situées face à Terre-Neuve et au Canada, Saint-Pierre-et-Miquelon.

Si la France veut rappeler qu’elle est et veut être une grande puissance souveraine, elle doit agir.

Impossible d’accepter que les traîtres, qui « collaborent » avec Hitler, soient maintenus en place par Londres et les États-Unis soucieux de s’assurer ainsi des avantages, des facilités. Si la France Libre l’acceptait, c’en serait fini alors de la souveraineté nationale !


Agir donc !

Trois corvettes des Forces navales françaises libres, avec à leur bord l’amiral Muselier et l’enseigne de vaisseau Alain Savary, sont au Canada, à Halifax.

Voilà des mois que Muselier a envisagé une action pour renverser les « vichystes » qui gouvernent à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais le désastre de Pearl Harbor, l’entrée dans la guerre des États-Unis l’ont rendu hésitant. Il ne veut agir qu’à la condition d’obtenir l’accord préalable des États-Unis et de l’Angleterre.



Naïveté !

Il faut prendre de vitesse les Américains, les empêcher de s’entendre avec les vichystes, affirmer que la France Libre est légitime en arrachant aux « traîtres » des morceaux d’Empire.

Le 17 décembre 1941, de Gaulle télégraphie à l’amiral Muselier :

« Nos négociations nous ont montré que nous ne pourrons rien entreprendre à Saint-Pierre-et-Miquelon si nous attendons la permission de ceux qui se disent intéressés.

« C’était à prévoir. La seule solution est une action à notre propre initiative. Je vous répète que je vous couvre entièrement à ce sujet. »

Mais Muselier hésite, envisage de refuser d’appliquer une décision qu’il juge insensée.

Peut-on raisonnablement, en ces jours de décembre 1941 où l’offensive japonaise se déploie, jouer sa propre carte, pour quelques arpents de terre, et s’opposer aux États-Unis, le grand allié ?


De Gaulle renouvelle donc son ordre :

« Je vous prescris, télégraphie-t-il à Muselier, de procéder au ralliement de Saint-Pierre-et-Miquelon par vos propres moyens et sans rien dire aux étrangers. Je prends l’entière responsabilité de cette opération devenue indispensable pour conserver à la France ses possessions françaises. »


Le 24 décembre 1941, la radio annonce la reprise de Benghazi par les Britanniques, qui en Cyrénaïque ont contraint Rommel à reculer, puis, après un silence, le speaker présente une seconde nouvelle dont il dit qu’elle est importante :

« L’amiral Muselier, commandant une formation d’unités navales françaises libres, a débarqué au port de Barachois, dans l’île de Saint-Pierre, où il a été accueilli avec enthousiasme par la population de Saint-Pierre-et-Miquelon. »

L’amiral Muselier dans une dépêche à de Gaulle a précisé : « Miquelon a effectué un ralliement unanime. Un plébiscite aura lieu demain à Saint-Pierre. »


Joie d’un moment.

Déjà ternie par les indignations de Cordell Hull, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères des États-Unis.

Cordell Hull condamne « l’action entreprise par des navires prétendument français libres, à Saint-Pierre-et-Miquelon ».

Cordell Hull demande même au gouvernement canadien de « restaurer le statu quo ».


Faudra-t-il se battre pour empêcher que les États-Unis n’appliquent une politique absurde qui conforte Vichy et dénonce la France Libre ?

De Gaulle télégraphie à Muselier.

« Mes vives félicitations pour la façon dont vous avez réalisé ce ralliement dans l’ordre et la dignité. »

Mais il faut toucher Churchill, l’empêcher de prendre le parti de Cordell Hull et de Roosevelt.

« Il ne me paraît pas bon que dans la guerre, lui écrit de Gaulle, le prix soit remis aux apôtres du déshonneur. Je vous dis cela à vous parce que je sais que vous le sentez et que vous êtes le seul à pouvoir le dire comme il faut. »


Mais quelle que soit la décision de Churchill, de Gaulle fait savoir qu’il ne cédera pas. Qu’on ose déloger les Français Libres de Saint-Pierre-et-Miquelon ! On se battra !

La presse américaine et anglaise critique Cordell Hull. L’opinion aux États-Unis comme en Angleterre manifeste sa sympathie pour la France Libre.

Elle est émue par le Message de Noël adressé aux enfants de France et prononcé par de Gaulle à Radio-Londres.

« Mes chers enfants de France, vous avez faim parce que l’ennemi mange notre pain et notre viande. Vous avez froid parce que l’ennemi vole notre bois et notre charbon. Vous souffrez parce que l’ennemi vous dit et vous fait dire que vous êtes des fils et des filles de vaincus.

« Eh bien moi, je vais vous faire une promesse, une promesse de Noël. Chers enfants de France, vous recevrez bientôt une visite, la visite de la Victoire. Ah, comme elle sera belle, vous verrez… »


La presse reproduit les paroles de De Gaulle et, le 30 décembre 1941 Churchill, qui a mesuré le soutien que l’opinion apporte à de Gaulle et à la France Libre, salue devant le Parlement canadien les Français qui ont refusé de « courber l’échine et choisi de continuer la lutte aux côtés des Alliés ».

Churchill conclut qu’il n’y a pas de place dans cette guerre « pour les dilettantes, les faibles, les embusqués ou les poltrons ».



Le réalisme l’a emporté. Et de Gaulle a gagné.

Le lendemain, dernier jour de l’année 1941, présentant ses vœux au peuple français dans un discours à la radio de Londres, de Gaulle conclut : « Nous faisons nôtres ces paroles prononcées hier par le grand Churchill. » Et, disant cela, il célèbre ses compagnons de la France Libre et les résistants qui, sur le sol français, rendent la vie de l’occupant difficile.


Ils ne sont point « des dilettantes, des faibles, des embusqués, des poltrons », ceux qui attaquent des soldats et des officiers de la Wehrmacht.

Ils sont téméraires, les membres des groupes MOI – Main-d’Œuvre Immigrée – qui rédigent des tracts et des journaux en allemand, destinés aux « ouvriers allemands sous l’uniforme ».

Ces « partisans », des immigrés allemands antinazis, répandent leurs publications dans les bars, les bordels, les restaurants fréquentés par les occupants.

Ces textes sont-ils ramassés, lus ? Qui le sait ?

Mais ce Travail antiallemand ne cesse pas, même si son écho est limité, chaque soldat surpris à lire un de ces tracts étant passible de la peine de mort.


Il y a aussi, durant ce mois de décembre 1941, recrudescence des « sabotages ».

Les cheminots ont engagé la « bataille du rail ». Les rails sont déboulonnés, écartés. Et dans les derniers jours de décembre, deux trains de permissionnaires de la Wehrmacht déraillent, alors qu’ils roulent à pleine vitesse.

Le communiqué de la résistance précise que « deux locomotives, trente wagons ont été détruits et trois cents Allemands – dont le commandant de la place de Cherbourg – ont été tués ou blessés ».


C’est un foisonnement d’actions. Là, des journaux clandestins sont diffusés. Ailleurs, des groupes de résistants se constituent. Certains choisissent de rejoindre les grands « réseaux » : Libération, Combat, le Front national.

D’autres créent un « bataillon de la mort » BDLM.

Là, se met en place une filière pour accueillir les prisonniers évadés, leur faire passer la ligne de démarcation, puis la frontière des Pyrénées.

Au cœur même du pouvoir d’État, en zone libre ou occupée, le réseau Noyautage des administrations publiques (NAP) sabote, détourne, renseigne.

Toutes ces actions sont l’œuvre d’une minorité de Français mais elles changent le climat. La France n’est plus soumise.


De Gaulle, le 31 décembre, dans ses vœux à la nation, « au moment où commence une année de cruelles épreuves, mais aussi d’immenses espérances », martèle :

« Nous entendons, dit-il, refaire dans la guerre pour la France et pour la liberté du monde l’unité nationale rompue par l’invasion et la trahison. Nous prétendons libérer de l’ennemi ou des traîtres qui le servent tous les territoires et tous les citoyens français. »


Pour cela, il faut d’abord créer l’unité de tous les résistants autour de la France Libre, afin que celle-ci devienne, aux yeux de tous, le gouvernement qui représente la France.

Et que personne ne puisse entretenir le mensonge que les hommes de Vichy incarnent la France.


Mais regrouper tous les résistants – chaque groupe a sa vision de l’avenir – est une tâche difficile, et seul un homme exceptionnel peut l’accomplir.

Dans les dernières semaines de l’année 1941, de Gaulle a choisi cet homme qui doit être courageux jusqu’à l’intrépidité, patriote jusqu’au sacrifice, intelligent et visionnaire, et dévoué au général de Gaulle, partageant ses objectifs. Cet homme, c’est l’ancien préfet Jean Moulin.

Vêtu d’un costume de flanelle grise, d’un imperméable bleu marine, un chapeau mou sur la tête, un foulard autour de son cou, Jean Moulin doit être parachuté en France, en zone libre.


Avec lui, un radio – Hervé Montjaret – et un instituteur lieutenant de réserve – Raymond Fassin – seront largués en Provence, dans la région des Alpilles.

Jean Moulin connaît bien ce pays et possède une maison dans le village de Saint-Andiol.


Ce parachutage ne peut s’effectuer que pendant la période de la pleine lune, qui s’étend du 29 décembre 1941 au 8 janvier 1942.

Mais la tempête souffle et retarde le départ.

Il faut attendre dans le centre de regroupement de Newmarket, relire une nouvelle fois les faux papiers d’identité, vérifier les armes, les ampoules de cyanure.

On lit le journal France qui, dans son numéro 3 du 31 décembre, rapporte que, devant le Parlement canadien, Churchill a rendu hommage au peuple français et fait applaudir le nom du général de Gaulle et des Forces françaises libres.


L’impatience de Jean Moulin et de ses camarades s’en trouve accrue.

De Gaulle, qui craint les réticences anglaises devant cette mission dont ils ont compris l’importance politique, insiste pour que, quelles que soient les conditions météorologiques – qui peuvent servir de prétexte –, le bimoteur Armstrong Whitley soit autorisé à décoller.


L’autorisation est accordée pour la nuit du 31 décembre 1941. Un premier avion dépose Jean Moulin et ses deux camarades sur un aérodrome situé près des côtes de la Manche.

Dernière attente au mess, dernier café, puis embarquement sur le bimoteur qui décolle peu avant minuit, ce 31 décembre 1941.


L’avion aborde les côtes de la France, alors que se croisent dans le ciel les feux des projecteurs, les tirs de la défense antiaérienne allemande et que s’achève l’année 1941.

Dans quelques heures, à l’aube de ce 1er janvier 1942, Jean Moulin et ses camarades seront largués en France.


Peut-être, en cette première aube de l’année 1942, alors que le mistral pousse les trois corolles blanches des parachutes de Jean Moulin et de ses deux camarades, un Français Libre récite-t-il la prière écrite par le jeune aspirant André Zirnheld :


Je m’adresse à Vous, mon Dieu,

Car Vous seul donnez

Ce qu’on ne peut obtenir de soi…

[…]

Je veux l’insécurité et l’inquiétude

Je veux la tourmente et la bagarre

Et que Vous me les donniez, mon Dieu

Définitivement

[…]

Mais donnez-moi aussi le courage

Et la force et la foi

Car Vous seul donnez

Ce qu’on ne peut obtenir de soi.


FIN




[1] Alexander Werth, La Russie en guerre, Paris, Stock, 1964. Admirable livre d’analyse et en même temps grand reportage. Une « source ».

[2] Ibid.

[3] Les adversaires de Napoléon.

[4] Nevski a mis en déroute les chevaliers Teutoniques en 1242.

[5] Donskoï a battu les Tartares en 1380.

[6] Qui ont combattu les envahisseurs polonais au XVIIe siècle.

[7] Cité par Richard J. Evans, Le Troisième Reich, Paris, Flammarion, 2009.

[8] Ibid.

[9] August von Kageneck, La Guerre à l’est, Paris, Perrin, 1998.

[10] Ibid.

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