4.
De la victoire allemande, sur tous les fronts, là où le Führer décidera d’engager ses troupes, personne ne doute à Vichy, dans le gouvernement du maréchal Pétain.
Il s’agit donc de se soumettre au vainqueur, de participer à la construction d’un « nouvel ordre européen », sous sa direction.
Il faut que la France y trouve sa place, et c’est pour cela que Pétain, le 24 octobre 1940, a rencontré Hitler à Montoire.
« Cette première rencontre entre le vainqueur et le vaincu marque le premier redressement de notre pays, a déclaré Pétain.
« C’est dans l’honneur et pour maintenir l’unité française, a-t-il poursuivi, une unité de dix siècles, dans le cadre d’une activité constructive du nouvel ordre européen, que j’entre aujourd’hui dans la voie de la collaboration.
« Cette collaboration doit être sincère… Cette politique est la mienne… C’est moi seul que l’Histoire jugera.
« Je vous ai tenu jusqu’ici le langage d’un père ; je vous tiens aujourd’hui le langage d’un chef. Suivez-moi, gardez votre confiance en la France éternelle. »
En fait, derrière cette grande perspective, il y a la volonté de Pétain, en cette fin d’année 1940 et en ces premiers jours de 1941, de garder la maîtrise de sa politique.
Le 13 décembre 1940, il a fait arrêter Laval, le vice-président du gouvernement.
Laval veut une collaboration militaire avec les Allemands, qui pourrait aller jusqu’à la guerre contre l’Angleterre.
Les Allemands obtiennent la libération de Laval et exigent depuis le mois de février 1941 sa réintégration au gouvernement.
Pétain a choisi pour remplacer Laval un notable de la IIIe République défunte, Pierre-Étienne Flandin, favorable à la stricte application de l’armistice, mais refusant d’aller au-delà.
Et les nazis, par la voix de leur ambassadeur à Paris, Otto Abetz, refusent de traiter avec Flandin.
L’arrivée à Vichy, le 5 janvier, de l’amiral Leahy, ambassadeur des États-Unis, choisi par Roosevelt pour empêcher Pétain de basculer dans la collaboration militaire avec l’Allemagne, conforte le Maréchal dans sa politique « ambiguë » conduite au coup par coup.
D’un côté, Pétain exalte la « collaboration sincère », et ne veut pas heurter les Allemands ; de l’autre, il refuse de s’engager dans une guerre contre l’Angleterre.
En même temps, Pétain fait l’apologie de l’Ordre nouveau.
Le 1er janvier 1941, il dénonce l’individualisme, les « fausses maximes de l’égoïsme politique… La préface nécessaire à toute reconstruction, c’est l’élimination de l’individualisme destructeur… de la famille, du travail, de la patrie ».
« N’écoutez pas ceux qui chercheraient à exploiter vos misères pour désunir la nation… »
Mais, pas d’illusion, « l’hiver sera rude. Nous aurons faim… L’année 1941 doit être une année de travail acharné ».
Pétain reprend ces thèmes dans chacune de ses allocutions des premiers jours de 1941.
Il s’agit d’en finir avec l’« atmosphère malsaine » de la IIIe République qui a « détendu les énergies, amolli les courages, et a conduit par les chemins fleuris du plaisir à la pire catastrophe de notre histoire ».
Ainsi se réalisera la « révolution nationale », la « régénération de la France ».
Et le prestige du maréchal Pétain est tel que, au cours de ses voyages officiels, à Toulouse, à Montauban, à Lyon, à Arles, à Marseille, à Toulon, à Avignon, les foules se rassemblent autour de lui, scandent « Vive le Maréchal ! », cependant que les « Jeunes compagnons » qui doivent obligatoirement faire un stage dans les « Chantiers de jeunesse » chantent :
Maréchal, nous voilà !
Devant toi
Le sauveur de la France
Nous jurons, nous tes gars
De servir et de suivre tes pas
Maréchal, nous voilà !
Tu nous as redonné l’espérance
La Patrie renaîtra !
Maréchal, Maréchal, nous voilà !
La réalité derrière cette façade est tout autre.
Les socialistes Christian Pineau et Jean Texcier, hostiles à la collaboration et qui fondent en cette année 1941 le mouvement Libération Nord, se trouvent à Vichy en janvier 1941 et décrivent « l’atmosphère trouble et empoisonnée de la petite capitale de la trahison, la vaine agitation de l’hôtel du Parc, devenu siège du gouvernement ».
Une guerre sourde oppose les partisans du retour de Laval à ceux qui soutiennent Flandin, et à ceux qui poussent l’amiral Darlan.
« Invraisemblable climat de conspiration frelatée de cette grotesque scène politique », note Texcier.
Christian Pineau parcourt les rues de Vichy « encombrées d’officiers élégants, porteurs de décorations de la défaite, de fonctionnaires vêtus avec sévérité, de cette horde de jeunes femmes qui suivent toutes les grandes administrations dans leurs déplacements.
« Les boutiques de confiseries regorgent de pastilles blanches ; le bureau de tabac qui fait l’angle de l’avenue de la Gare vend des cigarettes anglaises. Aux kiosques sont affichés des journaux suisses, La Tribune de Genève, La Tribune de Lausanne. Dans les cinémas passent de vieux films américains ».
Pineau rencontre le général de La Laurencie, qui a été délégué général du gouvernement de Pétain dans les territoires occupés, après avoir siégé au tribunal militaire qui a condamné de Gaulle à mort, le 2 août 1940.
En janvier 1941, La Laurencie a changé.
« Le Maréchal est gâteux, dit-il. Les ministres sont pourris. Tout cela est trahison et compagnie. »
La Laurencie veut prendre la tête de la Résistance et constituer le gouvernement de la nouvelle République.
« Ne croyez-vous pas, dit Pineau, que le général de Gaulle… »
La Laurencie sourit avec indulgence.
« Nous le nommerons gouverneur militaire de Strasbourg… »
Il y a moins dérisoire et plus grave, plus inadmissible et plus criminel que les ambitions de La Laurencie.
Le ministre Peyrouton du gouvernement de Vichy, cédant aux pressions nazies, livre aux Allemands, le 26 décembre 1940, l’industriel Fritz Thyssen, réfugié à Nice avec sa femme. Le commissaire français chargé de les conduire à Vichy leur ment. « J’ai dit à M. et Mme Thyssen qu’il s’agissait d’examiner leur situation d’étrangers. »
Thyssen a rompu avec le nazisme après avoir contribué à l’accession de Hitler au pouvoir. Il fait confiance aux Français.
Durant le voyage, il parle librement, n’imaginant pas que l’un des passagers de la voiture est un kriminal Kommissar allemand.
Les Thyssen seront livrés aux nazis au pont de la Madeleine, à Moulins, sur la ligne de démarcation.
Un mois plus tard, le 29 janvier 1941, Peyrouton remet à la Gestapo l’ancien député social-démocrate Rudolf Hilferding, auteur d’un ouvrage sur Le Capital financier. Flandin lui avait accordé un visa de sortie de France que Peyrouton a ignoré, livrant Hilferding.
Celui-ci se serait suicidé à Paris où les nazis l’ont incarcéré.
Flandin qui a tenté de sauver Hilferding n’a trouvé aucun appui auprès du Maréchal.
Le vieillard de quatre-vingt-cinq ans, digne et droit, souriant et bienveillant, embrasse les enfants que les mères lui présentent dans les jardins de l’hôtel du Parc où, à petits pas, il promène chaque jour sa noble stature. Mais il est resté insensible au sort des exilés allemands.
Pétain aime le pouvoir.
Il joue de sa surdité pour ne pas répondre à Flandin. On dit qu’il n’a qu’une ou deux heures de lucidité chaque jour et que, vite las, il s’enfonce après avoir reçu quelques visiteurs, parafé des documents, dans une indifférence et un mutisme séniles.
Mais peut-être n’est-ce là qu’un simulacre, une manière de conserver la totalité du pouvoir en se dérobant, le plus longtemps possible, en évitant de choisir entre les clans, en laissant chacun de ceux qui l’approchent dans l’incertitude.
Ainsi l’ambassadeur des États-Unis, l’amiral Leahy, s’efforce-t-il de gagner sa confiance.
Pétain constitue pour le moment, estime-t-on à Washington, « le seul élément puissant du gouvernement français, fermement résolu à ne pas passer à l’Allemagne ».
Et les apparences vont dans ce sens.
Pétain n’a-t-il pas renvoyé Laval ? Ne résiste-t-il pas aux pressions nazies, et particulièrement à celles exercées par Otto Abetz, le « petit jeune homme de la rue de Lille », l’ambassadeur de Hitler à Paris – rue de Lille, là où se situe l’ambassade allemande !
Pétain semble avoir d’autant plus de mérite que, autour de lui, on assure que les Allemands sont prêts à la rupture, qu’ils vont se venger sur le million et demi de prisonniers qu’ils détiennent.
Ils affament Paris. Ils rendent le franchissement de la ligne de démarcation difficile, même des ministres de Pétain sont refoulés.
Brinon, l’« ambassadeur » de Pétain à Paris, écrit au Maréchal le 11 janvier 1941 :
« Notre pays est mis aujourd’hui devant le dilemme : collaboration selon les vues allemandes ou anéantissement… C’est le jugement du Führer lui-même et par là c’est la décision de toute l’Allemagne. »
L’historien Benoist-Méchin, délégué permanent à Berlin de l’ambassadeur des prisonniers Scapini, obtient un laissez-passer pour se rendre auprès de Pétain à Vichy afin de lui décrire le désespoir des prisonniers :
« Nous tendions nos bras vers eux mais nos bras ne pouvaient plus se rejoindre. »
Pétain cède et, sans en avertir Flandin, il accepte de rencontrer Laval, le samedi 18 janvier 1941, tout en confiant à l’un de ses proches :
« Je ne prendrai aucun engagement à l’égard de Laval, l’entretien est un geste, rien qu’un geste. »
C’est un épisode rocambolesque.
Pétain part en voiture de Vichy, comme pour une longue promenade. Son train spécial l’attend à quelques kilomètres et le conduit à La Ferté-Hauterive, où s’impatiente Pierre Laval.
La conversation est pleine d’esquives. Chacun des interlocuteurs ruse.
« Mais enfin, pourquoi m’avez-vous fait arrêter, monsieur le Maréchal ? demande Laval.
— Parce que vous ne me renseigniez pas, rétorque Pétain.
— Je n’ai fait que cela pendant cinq mois.
— Vous ne m’avez jamais émis de rapports, oui, de rapports écrits. Ce que je veux, ce sont des rapports écrits. Je suis un militaire. C’est ma méthode et vous n’avez jamais voulu me remettre de rapports écrits. »
À ce jeu, dérisoire quand on pense à la situation de la France, aux conditions de vie des Français, à l’avenir qui se dessine, Laval est plus retors.
« Au fond, rien de grave ne nous oppose », dit-il à Pétain.
On rédige un communiqué qui efface la signification de l’arrestation de Laval le 13 décembre :
« Le maréchal Pétain, chef de l’État, a rencontré le président Laval. Ils ont eu un long entretien au cours duquel ont été dissipés les dissentiments qui avaient amené les événements du 13 décembre. »
Pétain obtient que l’on remplace le mot dissentiment par celui de malentendus…
Il regagne Vichy satisfait mais l’un de ses proches, témoin de l’entretien, conclut :
« Le Maréchal s’est laissé rouler. Cet homme qui avait mangé du tigre s’est pris aux ressorts d’un piège à rats. »
Flandin se cabre, convoque les journalistes étrangers présents à Vichy, lève la censure, leur déclare que le Maréchal est résolu à tenir Laval écarté du pouvoir.
À Paris, Abetz se déchaîne, pousse les journalistes collaborateurs qu’il finance à dénoncer Flandin comme l’homme du double jeu « qui est considéré dans les milieux diplomatiques comme complètement déconsidéré ».
Marcel Déat, Doriot, les pronazis déclarés, organisent des meetings, dénoncent les « réactionnaires de Vichy ».
Déat crée un nouveau parti, le Rassemblement national populaire, national-socialiste.
Les pressions allemandes s’accentuent.
Abetz exige le renvoi de Flandin.
« Le Führer, dit-il, envisage l’annulation de tous les laissez-passer, la fermeture absolue de la ligne de démarcation, l’interdiction d’appliquer les derniers décrets et actes constitutionnels du gouvernement en zone occupée. »
Ainsi il ne peut être question de reconnaître le Conseil national que vient de créer Pétain, et dans lequel se côtoient membres de l’Académie française, notabilités religieuses, artistes, anciens parlementaires, et où Jacques Doriot voisine avec le pasteur Boegner, président de la Fédération protestante de France…
Le Conseil national doit incarner l’union des Français autour du Maréchal.
En fait, jamais la guerre des clans, le heurt des ambitions n’ont été aussi forts.
Laval croit à son retour au pouvoir.
« Et le Maréchal, que devient-il dans vos projets ? lui demande-t-on.
— C’est une potiche, je le mets sur la cheminée. »
L’amiral Darlan rencontre Abetz à Paris. Il découvre que les Allemands ne tiennent pas à ce que Laval retrouve le pouvoir.
Les nazis souhaitent que demeure la rivalité entre Laval – en zone occupée – et le gouvernement de Pétain à Vichy. Ils auront ainsi un moyen de chantage.
L’amiral Darlan se prête au jeu.
Le 8 février, après un aller-retour à Paris – il est le seul ministre qui dispose d’un ausweis, lui permettant de franchir la ligne de démarcation –, Darlan déclare devant le Conseil des ministres :
« L’heure, messieurs, est aussi grave que celle où il a fallu se décider à demander l’armistice.
« Si nous cessons la collaboration, nous perdons tous les avantages que nous pouvons espérer de cet armistice.
« Pour ma part, mon choix est fait, je suis pour la collaboration. »
Flandin démissionne.
L’amiral Darlan devient vice-président du Conseil et successeur désigné du maréchal Pétain.
Pétain peut croire qu’il a préservé ses marges de manœuvre en écartant Flandin et Laval. Qu’il a ainsi évité de choisir et préservé son avenir.
Cette politique opportuniste du moindre mal, cachée sous les prestigieux uniformes d’un maréchal et d’un amiral, n’est que le noble déguisement de la capitulation et de la collaboration.
Ce 9 février 1941, Vichy est plus que jamais enchaîné à l’Allemagne nazie.