20.
À Vichy, autour de Pétain, les propos de Hitler rassurent.
Une victoire allemande rapide sur les « judéo-bolcheviques » pourrait contenir ce changement dans l’opinion française que les services de police du gouvernement de Vichy signalent depuis le mois de mars 1941.
Et l’invasion de la Russie par les troupes allemandes, le 22 juin, a fait basculer les communistes et ceux qu’ils influencent dans une hostilité déterminée – « terroriste » – à la politique de collaboration.
La police a déjà démantelé des groupes armés composés de Juifs apatrides, d’étrangers – Italiens, Espagnols.
Certes le maréchal Pétain est toujours accueilli avec ferveur par des foules imposantes, à Saint-Étienne, à Grenoble, à Commentry.
Les anciens combattants sont au garde-à-vous, la poitrine bardée de toutes leurs décorations. Ils saluent le vainqueur de Verdun.
Les mères présentent leurs enfants au chef de l’État, un véritable et digne grand-père.
Les élèves des écoles entonnent Maréchal, nous voilà ! L’évêque, les prêtres sont nombreux.
Le service d’ordre n’a que rarement l’occasion d’intervenir. Qui oserait s’en prendre au Maréchal ?
On craint la répression. On se sait surveillé. La police tient à jour ses fichiers : Juifs, communistes, socialistes, syndicalistes sont repérés.
Des camps d’internement sont ouverts pour y enfermer les étrangers, les apatrides, cette « racaille » responsable de la guerre, de la défaite.
Mais si les Français, prudemment, s’abstiennent de manifester leurs réserves, leur hostilité, ils ont faim et dans les queues qui s’allongent devant les boulangeries, les épiceries, les boucheries, dans les marchés, on murmure.
Les Allemands pillent. Les paysans vendent leurs denrées au marché noir. Les commerçants s’enrichissent. Les « gros » se sucrent en raflant tout pour les Boches, qui paient avec l’argent que la France doit leur verser !
Et pour les autres, les « petits », c’est 250 grammes de pain par jour, et 250 grammes de viande et 75 grammes de fromage par semaine ! Et 550 grammes de matières grasses par mois ! Et deux paquets de cigarettes et un litre de vin tous les dix jours !
On crève de faim ! C’est « ça », la révolution nationale ? Travail, Famille, Patrie ? C’est plutôt « Bibliothèque rose, terreur blanche et marché noir » !
Quand Pétain apprend qu’on caractérise ainsi son grand projet, il s’indigne :
« Ces gens-là sont des misérables ! Que leur ai-je donc fait ? »
Le Maréchal poursuit sa visite des villes de la zone libre. À Saint-Étienne, le 1er mars 1941, il s’adresse aux « ouvriers, techniciens, patrons, ingénieurs ».
Aux uns, il prêche la patience et la sagesse : « Ouvriers, mes amis, n’écoutez plus les démagogues, ils vous ont fait trop de mal. » Aux autres, il rappelle qu’ils sont aussi des chefs.
« Comprenez bien le sens et la grandeur du nom de chef. Le chef, c’est celui qui sait à la fois se faire obéir et se faire aimer. Ce n’est pas celui qu’on impose, mais celui qui s’impose ! »
Quinze jours plus tard, il annonce que « la retraite des vieux entre en action ».
« Je tiens les promesses, même celles des autres !
« Mais l’œuvre de mon gouvernement est attaquée, déformée, calomniée. »
Il faut donc avertir, sévir, choisir, plus que jamais, son camp, maintenant que la guerre contre la Russie bolchevique donne son sens à l’Ordre nouveau qui doit naître de la politique de collaboration avec l’Allemagne victorieuse.
La Blitzkrieg va « anéantir l’ennemi avant même l’arrivée de l’hiver et conduire à la prise de Moscou, et à sa destruction ». Le Führer l’a dit.
Et l’amiral Darlan, vice-président du Conseil, se pavane.
Il a fait le choix de la collaboration militaire avec le Reich.
À Paris, en zone occupée, on va plus loin.
Laval, Déat, Doriot ont incité à la création d’une Légion des volontaires français contre le bolchevisme.
Portant l’uniforme allemand, mais arborant le drapeau français, ces volontaires participeront à la croisade de la Nouvelle Europe contre le bolchevisme.
Darlan montre à Pétain, sur une grande carte de la Russie, l’avance allemande.
Au nord vers Leningrad.
Au centre, à partir de Smolensk vers Moscou.
Au sud, vers Odessa et Sébastopol, et vers les grands fleuves, le Dniepr, le Donetz, vers la ville qui se dresse sur la rive de la Volga : Stalingrad.
Hitler a fixé la conquête de cette ville symbolique comme l’un de ses principaux objectifs.
Si Leningrad, Moscou et Stalingrad tombent, que restera-t-il de la Russie bolchevique ?
Et cependant Pétain est inquiet.
Le 12 août 1941, au Grand Casino de Vichy, on donne devant toutes les personnalités, ministres et conseillers, ambassadeurs et consuls, une représentation exceptionnelle de Boris Godounov.
Pendant le dernier entracte, on diffuse un Message du maréchal Pétain, dont la teneur et le ton autoritaire surprennent et inquiètent l’assistance.
Ils ont le sentiment qu’une nouvelle période du gouvernement de Vichy commence, moins de deux mois après l’entrée des troupes allemandes en URSS.
C’est le communisme que Hitler combat. C’est donc bien le sort de l’Europe et de l’Occident qui est en question.
Pétain parle.
« Français,
« J’ai des choses graves à vous dire.
« De plusieurs régions de France, je sens se lever depuis quelques semaines un vent mauvais.
« L’inquiétude gagne les esprits, le doute s’empare des âmes. L’autorité de mon gouvernement est discutée ; les ordres sont souvent mal exécutés. »
Pétain parle en chef militaire s’adressant à des subordonnés. Et cela satisfait et en même temps trouble ces notables qui, figés dans cette salle du Grand Casino, ne s’attendaient pas à un tableau aussi sombre de la situation.
Pétain évoque aussi bien les politiciens que les francs-maçons, que ceux qui ont subordonné les intérêts de la patrie à ceux de l’étranger.
« Un long délai sera nécessaire pour vaincre la résistance de tous ces adversaires de l’Ordre nouveau, mais il nous faut dès à présent briser leurs entreprises en décimant les chefs. »
Décimer ? C’est bien le langage d’un chef militaire qui doit mater les mutins en les faisant fusiller.
« Si la France ne comprenait pas qu’elle est condamnée par la force des choses à changer de régime, elle verrait s’ouvrir devant elle l’abîme où l’Espagne de 1936 a failli disparaître et dont elle ne s’est sauvée que par la foi, la jeunesse et le sacrifice. »
Pétain dresse le spectre de la guerre civile et fait l’apologie de la dictature franquiste.
Le Maréchal énumère des mesures dictatoriales qui renforcent les pouvoirs de la police, les sanctions disciplinaires contre les fonctionnaires suspects : il annonce qu’il va « juger » les responsables de notre désastre…
« Les ministres et les hauts fonctionnaires devront me prêter serment de fidélité… La même obligation est imposée aux militaires et aux magistrats. »
Dans la salle du Grand Casino, on est stupéfait. On s’inquiète de la création d’un Conseil de justice politique.
Mais un seul magistrat refusera de prêter serment : il sera révoqué et interné. Un seul conseiller d’État aura la même attitude.
L’ambassadeur des États-Unis, l’amiral Leahy, présent dans la salle, confie dans un chuchotement que Hitler aurait pu écrire le discours du Maréchal.
« Ce discours, ajoute-t-il, a tout à fait le ton d’un service funèbre pour la IIIe République. »
Les hommes politiques de la IIIe République doivent « payer ».
Le 15 octobre 1941, Pétain explique aux Français que « le Conseil de justice politique composé d’anciens combattants et des meilleurs serviteurs du bien public a estimé à l’unanimité que la détention dans une enceinte fortifiée devait être appliquée à MM. Edouard Daladier et Léon Blum ainsi qu’au général Gamelin.
« J’ordonne en conséquence la détention de ces trois personnes au fort du Pourtalet… ».
Pétain vient de tomber le masque.
Le Conseil de justice politique n’est que l’instrument du pouvoir politique et sa création révèle la nature du régime de Vichy.
Et, tout à coup, Pétain découvre l’image que donne l’État français, son État, dans ce miroir judiciaire.
Des juristes s’inquiètent auprès de lui. Et sans souci de cohérence, Pétain, en quelques phrases hypocrites, tente d’effacer l’image qu’il vient de donner.
Il précise :
« Le Conseil de justice politique m’a demandé de préserver le pouvoir judiciaire des empiètements du pouvoir politique. Ce respect de la séparation des pouvoirs fait partie déjà du droit coutumier. C’est donc très volontiers que j’ai répondu à cet appel qui correspond à mes sentiments intimes.
« En conséquence, la cour de Riom reste saisie… Les débats vont s’ouvrir. »
On se moque de ce Maréchal qui le matin se conduit en dictateur, et le soir donne acte à ses juges que les trois hommes qu’il vient de condamner ont encore à être jugés… Et donc que les condamnations prononcées contre Daladier, Blum et Gamelin sont nulles et non avenues.
Ainsi, le président de la cour de Riom s’adresse aux accusés et déclare : « Messieurs, les décisions qui ont été jusqu’ici prises à l’égard de certains d’entre vous et les motifs qui ont été publiés de ces décisions sont pour la cour comme s’ils n’existaient pas… »
Vichy ? Dictature ou État de droit ?
À Paris, Déat, Doriot, Laval ricanent de ces palinodies, fustigeant cet attachement des juges à leur pouvoir.
Ils s’indignent d’apprendre que Daladier et Blum jouissent devant la cour de Riom d’une totale liberté de parole et deviennent accusateurs.
Pétain n’avait-il pas été ministre de la Défense nationale, membre influent du Conseil supérieur de la guerre, donc, comme notable de la IIIe République et maréchal de France n’était-il pas responsable de la défaite… Ne faudrait-il pas le juger lui aussi, lui d’abord ?
Mais ce procès de Riom ne peut continuer longtemps à n’être qu’une farce hypocrite.
Il y a la guerre, le pays occupé, affamé, des centaines de milliers de Français prisonniers en Allemagne, et des jeunes gens raflés chaque jour pour aller travailler dans les usines du Reich.
Et d’autres, emprisonnés, torturés, fusillés.
Le sang de la guerre, cette tache rouge qui s’élargit jour après jour, va recouvrir complètement Vichy.
Et la farce se révéler tragédie.