36.
Hourra !
En avant !
C’est le cri que poussent les dizaines de milliers de soldats russes, à l’aube de ce samedi 6 décembre 1941, en s’élançant à l’assaut sur le front central afin de repousser les divisions allemandes loin de Moscou.
Le général Georgi Joukov qui, depuis six semaines, commande ce front central, jette dans cette contre-offensive sept armées et deux corps de cavalerie, en tout, cent divisions.
Certaines de ces troupes arrivent de Sibérie, toutes sont équipées de courtes vestes molletonnées, de vestes de fourrure, de bottes fourrées, de casquettes de fourrure à oreillettes. Une artillerie puissante les soutient. Les T34 accompagnent ces fantassins.
Sur un front long de 830 kilomètres, l’assaut surprend les troupes allemandes qui se replient, harcelées par des unités de skieurs, de chars, de cavaliers mobiles, inspirées de la tactique des cosaques qui, en 1812, avaient attaqué sans répit la Grande Armée de Napoléon.
La panique saisit certaines unités allemandes.
« Nous nous demandions, écrit le lieutenant von Kageneck, combien de temps encore cela allait durer, ces hordes incessantes d’hommes qui déferlaient sur nous au coude à coude, en hurlant, qui ramassaient les armes de ceux qui étaient tombés et qui s’arrêtaient parfois seulement à 5 ou 10 mètres de nos lignes. »
D’autres soldats de la Wehrmacht s’accrochent au terrain. Mais on doit faire sauter le sol gelé à l’explosif pour pouvoir y creuser une tranchée, un abri.
On résiste, dans des conditions infernales.
On ne peut ni se laver ni se changer. Les hommes sont sales et couverts de vermine.
« Tous grouillent de poux, sont harcelés de démangeaisons et se grattent constamment, beaucoup ont des plaies purulentes, d’autres souffrent d’infection de la vessie et des intestins à force d’être couchés sur le sol gelé. »
Les vagues d’assaut russes paraissent inépuisables.
Staline sait qu’il peut puiser dans les troupes cantonnées en Sibérie, puisque son espion à Tokyo, Richard Sorge, dans un rapport envoyé peu avant son arrestation du 18 octobre 1941, l’a assuré que les militaires japonais n’ont pas l’intention d’attaquer l’URSS.
L’amiral Yamamoto, commandant toutes les forces navales japonaises, a, dans un document du mois de janvier 1941, expliqué : « Si nous voulons faire la guerre à l’Amérique, notre seule chance de vaincre sera de détruire la flotte américaine dans les eaux de Hawaii. »
Et cela suppose une politique de non-agression à l’égard de la Russie.
Staline a donc ordonné que 400 000 soldats expérimentés, 1 000 blindés et 1 000 avions quittent la Sibérie pour le front central qui défend Moscou.
Le général von Bock est surpris par ce déferlement de nouvelles divisions russes. Il évoque le « dévouement fanatique de ces inépuisables masses humaines ».
Du général au feldwebel, le moral allemand s’effondre.
« Je suis assis dans une tranchée avec mes camarades, dans l’obscurité, écrit le caporal Klois Scheuer. Tu ne peux pas imaginer à quel point nous avons l’air crasseux et fou, et à quel point cette vie est devenue un tourment pour moi. On ne peut plus la décrire avec des mots. Je n’ai plus qu’une pensée : quand sortirai-je de cet enfer ? Ce à quoi je dois participer ici a été et est encore trop pour moi. Cela nous détruit lentement… »
Les Russes avancent sur l’ensemble du front.
Là, au nord de Moscou, leur progression est de 300 kilomètres.
Au sud, ils reprennent Rostov, et au centre ils dégagent Toula, Volokolamsk.
Mais face à Moscou, les Allemands s’accrochent, tiennent à moins de 120 kilomètres de la ville.
Selon le général Heinrici, « la retraite dans la glace et la neige est absolument napoléonienne dans sa manière. Les pertes sont équivalentes ».
Les Russes, « dotés d’un équipement d’hiver fabuleux, s’engouffrent partout dans les brèches béantes qui se sont ouvertes dans notre front.
« Même si nous avons vu arriver le désastre de l’encerclement, la hiérarchie nous intime l’ordre de nous arrêter ».
Mais résister équivaut à un suicide.
Il faut pourtant tenir coûte que coûte, « Haltbefehl », a dit Hitler.
Dans le secteur de Kalinine, au nord de Moscou, huit cents soldats allemands ont pour mission d’arrêter trois régiments de Sibériens appuyés par une artillerie qui ne cesse de bombarder les positions de la Wehrmacht.
On se bat par une température de moins 30 degrés !
On recule, on abandonne les véhicules. Les armes sont gelées. La peau est cisaillée par le blizzard. Si on touche une arme à doigts nus, la peau reste collée au métal.
« L’ennemi est sur nos talons, nous reculons avec l’angoisse de réussir à mettre les hommes en sécurité à temps, de transporter les blessés, de ne pas laisser trop d’armes et trop d’équipement entre les mains de l’ennemi. Tout cela est extrêmement pénible pour les hommes et leurs chefs. »
Les pertes allemandes, à la date du 10 décembre 1941, s’élèvent pour cinq mois de combat à 775 078 hommes, soit 24,22 % des effectifs engagés sur le front de l’Est qui comprenaient 3 200 000 hommes. Cela représente 200 000 morts dont 8 000 officiers ! La campagne de 1940, des Pays-Bas à la France, avait coûté 30 000 morts.
Hitler exige que « la volonté fanatique de défendre le terrain sur lequel les troupes sont stationnées soit insufflée aux soldats par tous les moyens, même les plus sévères ».
Le Führer veut éviter « une retraite de Napoléon » et son ordre de résister, de tenir les positions, a une vertu, il est clair : on se fait tuer sur place mais on ne recule plus, « Haltbefehl ».
Et le combat acharné, l’action même suicidaire permet au moral de se redresser.
Comme les Russes manquent de munitions, de transports motorisés – on utilise des centaines de traîneaux à chevaux –, le front se stabilise.
À la mi-décembre, l’armée Rouge a presque partout avancé de 25 à 60 kilomètres.
Le 13 décembre 1941, les journaux russes publient un communiqué qui annonce que les Allemands n’ont pas réussi à encercler Moscou, et qu’ils ont été contraints de reculer.
La bataille de Moscou est gagnée.
Dans Volokolamsk libéré, les soldats russes découvrent sur la place un gibet avec huit pendus : sept hommes et une femme. Des partisans exécutés en public.
Quelques corps dans cet amoncellement de cadavres qu’est la guerre.
Et elle vient de s’étendre, devenant d’un seul coup un conflit embrasant toute la Terre.