16.

Ce dimanche 22 juin 1941, le soleil se lève sur la guerre.


Le sol tremble. Des dizaines de milliers de canons et de mortiers – cinquante mille ? – ont ouvert le feu, de la Baltique à la mer Noire.

Les explosions sur la rive orientale des fleuves – le Bug, les affluents de la Vistule – font jaillir des gerbes rousses et noires. Les villages tenus par les Russes brûlent. Les fusiliers, les SS de la division Wiking se sont lancés à l’assaut et s’emparent des ponts sur le Bug avant qu’un seul ne soit détruit par les Russes.


Il fait chaud.

Dans les tourelles de leurs Panzers, les officiers retirent leurs vestes noires qui portent l’écusson à tête de mort transmis par les « hussards de la mort » de Guillaume II.

On assure que les chevaliers Teutoniques avaient fait de cette tête de mort leur emblème au temps où ils s’enfonçaient dans les terres russes, qu’ils allaient germaniser, coloniser, christianiser.


L’air vibre quand passent en rase-mottes les bombardiers de la Luftwaffe qui vont écraser sous leurs bombes les escadrilles russes avant qu’elles aient pu décoller.



Et, tombant du ciel, les Stuka hurlent en bombardant en piqué les troupes russes qui refluent devant l’assaut de cent soixante divisions allemandes, roumaines, hongroises, soit plus de 3 millions d’hommes.


Les chenilles des dix-sept divisions de Panzers, les roues des milliers de véhicules – motocyclettes, camions, vélos –, les pas de ces millions de fantassins, grenadiers, fusiliers, groupes d’assaut, font lever sur les chemins non asphaltés une poussière rouge et jaune, grasse et épaisse, qui colle à la peau, envahit les moteurs, les armes, obscurcit les appareils de visée des canons et des mitrailleuses.

Elle emplit la bouche et les narines, voile le regard, se dépose sur les lunettes de protection.

Elle pue la mort.

« La guerre me prenait à la gorge et ne me lâcherait plus », écrit le lieutenant August von Kageneck.

Alors qu’avec son groupe blindé, il pénètre en Russie, que de vastes territoires – ceux dont la Russie s’était emparée, après la signature du pacte germano-soviétique – sont conquis par les Allemands, les Russes semblent refuser de comprendre que c’est la guerre qui s’abat sur eux !

« On aurait dit que chacun s’attendait à la guerre depuis longtemps, rapporte l’écrivain Constantin Simonov, et pourtant au dernier moment la chose fulgura comme un éclair dans un ciel bleu ; il était manifestement impossible de se préparer à l’avance à un malheur aussi affreux. »


Après plusieurs heures d’invasion, ce dimanche 22 juin, le haut commandement russe paraît garder l’espoir d’éviter la guerre.

On assure même que Staline, terré au Kremlin, peut-être ivre, se refuse à prendre la parole.

Il aurait demandé au Japon sa « médiation entre le Reich et l’URSS dans le différend politique et économique qui les divise ».


Mais la guerre est là, les troupes russes cèdent du terrain tout en combattant souvent héroïquement.

Les bombardiers allemands détruisent les gares, les voies ferrées.

L’exode mêle soldats et civils.

Des parachutistes allemands largués sur les arrières russes attaquent, sèment la panique.

Des Ukrainiens, des Baltes, hostiles aux Russes, attaquent les voitures de l’armée Rouge, font sauter les ponts. Les communications sont coupées. Le maréchal Timochenko, commissaire à la Défense, lorsqu’il réussit enfin à joindre le général Boldine qui commande les troupes sur la frontière, soumises depuis plusieurs heures à l’attaque allemande, répète :

« Camarade Boldine, souvenez-vous qu’aucune action ne doit être entreprise contre les Allemands sans que nous en soyons informés. Voulez-vous dire au général Pavlov que le camarade Staline a interdit de faire donner l’artillerie contre les Allemands.

— Mais ce n’est pas possible, crie Boldine dans le récepteur. Nos troupes sont en pleine retraite. Des villes entières sont en flammes, des gens sont tués…

— Non, dit Timochenko, il ne doit pas y avoir de reconnaissance aérienne au-delà de 50 kilomètres après la frontière…

« Je demandai – en vain – de pouvoir lancer dans la bataille tout le poids de notre infanterie, de notre artillerie, et de nos unités blindées et notamment de nos batteries antiaériennes, explique Boldine. Mais Timochenko répéta : “Non, non…”

« Un certain temps s’écoula avant que Moscou nous ordonnât de mettre en action le “Paquet rouge”, c’est-à-dire le plan de couverture de la frontière, mais l’ordre arriva trop tard… Les Allemands avaient déjà engagé des opérations militaires sur une grande échelle et, en plusieurs points, ils avaient déjà profondément pénétré dans notre territoire… »


Vers midi, ce dimanche 22 juin 1941, près de neuf heures après le début de l’attaque allemande, Molotov, commissaire aux Affaires étrangères, prend la parole.


« Où est Staline ? » n’ose-t-on même pas murmurer.


« Hommes et femmes, citoyens de l’Union soviétique, commence Molotov. Le gouvernement soviétique et son chef, le camarade Staline, m’ont chargé de faire la déclaration suivante… »

Molotov parle d’une voix hésitante et sourde. Il bégaye parfois, argumente :

« L’URSS a respecté scrupuleusement les clauses du pacte germano-soviétique.

« Cette attaque est un acte de perfidie… de piraterie. »

Molotov évoque « la grande guerre patriotique » de 1812, quand Napoléon a été vaincu.

« L’arrogant Hitler connaîtra le même sort.

« Le gouvernement fait appel à vous, hommes et femmes, citoyens de l’Union soviétique, pour rallier en rangs plus serrés encore le glorieux parti bolchevique, le gouvernement soviétique et notre grand chef, le camarade Staline.

« Notre cause est bonne, l’ennemi sera écrasé, la victoire sera pour nous. »


Dans les halls d’usine, sur les places, des haut-parleurs ont retransmis le discours de Molotov.

On baisse la tête, on se tait. Le discours ne soulève ni émotion ni enthousiasme.

Molotov a répété ce qu’il a dit à l’ambassadeur de von der Schulenburg à l’aube de ce jour.

« C’est la guerre ! Trouvez-vous monsieur l’ambassadeur que nous avons mérité cela ? »

Hitler n’était qu’« arrogant » !

Et le silence de Staline entretenait le malaise.


Heureusement, dans la nuit du 22 au 23 juin – moins de vingt-quatre heures après le déclenchement de l’assaut nazi –, Churchill prend la parole.


Voix claire, fière et forte.

« Nul plus que moi, dit Churchill d’emblée, n’a été un adversaire constant du communisme au cours de ces vingt-cinq dernières années. Je ne renie rien de ce que j’ai dit sur ce point… »

Il poursuit avec une telle conviction : « Hitler veut détruire la puissance russe parce qu’il espère, s’il réussit, amener le gros de ses forces à l’ouest et les jeter sur notre île » qu’il dissipe les soupçons que les Russes avaient accumulés depuis l’accord de Munich, et surtout depuis l’équipée de Rudolf Hess en Angleterre.


Mais le ton, la sincérité, l’émotion de Churchill les touchent :

« Je vois les soldats russes sur le seuil de leur terre natale, dit Churchill, je les vois protégeant leurs foyers où leurs mères et leurs femmes prient – ah oui, il y a des moments où tout le monde prie ! – pour ceux qu’elles aiment !

« Et je vois s’avancer vers ces gens le hideux assaut de la machine de guerre nazie… Je vois le Hun stupide, robot docile et brutal, s’abattre comme s’abattent les sauterelles ! »


Ce discours de la vérité et de la détermination frappe davantage que le terne – et presque larmoyant – propos de Molotov.

Et il a effacé le premier communiqué officiel publié le dimanche 22 juin, texte convenu dont chaque Russe soupçonne qu’il est mensonger.

« Aujourd’hui, les forces allemandes régulières ont attaqué nos troupes des frontières et remporté des succès de faible importance en plusieurs secteurs. Au cours de l’après-midi, des éléments d’infanterie de l’armée Rouge sont arrivés à la frontière et les attaques des troupes allemandes ont été repoussées sur presque toute l’étendue du front. »


Le silence de Staline devient d’autant plus lourd que Churchill s’est exprimé en allié résolu, qu’une mission militaire anglaise est déjà en route vers la Russie en passant au nord par Arkhangelsk. Roosevelt a fait savoir ce 23 juin qu’il apporterait toute l’aide possible à la Russie.

Mais les Russes, peu nombreux, qui disposent d’un poste de radio privé – il faut les remettre à la milice car seuls ont le droit de les conserver les diplomates étrangers, les journalistes et les hauts fonctionnaires russes – savent qu’une part importante des milieux politiques américains est réservée.

Elle rappelle les crimes de Staline – « il a autant de sang sur les mains que Hitler ». Elle évoque le pacte germano-soviétique et l’annexion par les Russes d’une partie de la Pologne, des pays baltes.

Et on estime que Hitler peut vaincre les Soviétiques en quatre-vingt-dix jours.


Le 28 juin, les troupes allemandes s’enfoncent dans les républiques baltes, Lituanie, Lettonie, dont la population les accueille en libérateurs.

La ville de Pskov est menacée : elle est sur la route de Leningrad.

Ce même 28 juin, les Panzers atteignent la ville de Minsk. Sur la même route, plus à l’est, il y a Smolensk et Moscou ! Plus au sud, c’est Kiev qui est déjà en péril, Rostov et, au-delà, la Volga et Stalingrad.


Les Allemands ont l’impression de revivre la Blitzkrieg, telle qu’ils l’ont conduite en Pologne en septembre 1939, et en France en mai et juin 1940, il y a juste un an.


Dans son automitrailleuse, le lieutenant August von Kageneck, qui va avoir dix-neuf ans, découvre la guerre, les morts que la chaleur décompose, que des myriades de mouches recouvrent. Mais à la nausée, car la puanteur est épaisse comme la poussière, succède l’enthousiasme quand il découvre, « image inoubliable, cent soixante chars hauts et fiers comme des bateaux qui voguaient sur une mer jaune de blé mûr ».

Après son premier combat, il écrit :

« J’avais entendu de vraies balles. J’avais senti pour la première fois ce mélange de peur, de fièvre, d’exaltation et d’orgueil. Oui, l’orgueil de l’emporter sur les autres, d’avoir tenu dans la tempête, d’appartenir à une race désormais à part. »


Il participe à la prise de Tarnopol, ville polonaise de Galicie acquise par les Russes en 1939 mais, ajoute Kageneck, « jadis la ville la plus orientale de l’Empire des Habsbourg ».

« Je hurlai de plaisir dans le crépitement des explosions… Une frénésie de destruction m’emportait. Je voulais leur faire payer nos morts et nos blessés. Tant pis si une église brûlait. »


Il sera récompensé par son chef de bataillon, le major Ohlen.

« Au nom du Führer, commandant suprême de la Wehrmacht, je vous remets la croix de fer de deuxième classe, pour votre bravoure lors de la prise de Tarnopol… Vous n’avez que dix-huit ans, vous pouvez être fier !

— Je le suis, Herr Major.

« Le soir même, raconte Kageneck, je devais apprendre à quoi avait servi ma “bravoure”. »


L’un de ses soldats, bouleversé, lui apprend qu’en deux jours la division SS Wiking a assassiné toute la population juive de Tarnopol.

On dénombre plus de quinze mille hommes, femmes et enfants assassinés.

On raconte que les SS à court de munitions ont ordonné à leurs victimes de s’entretuer elles-mêmes avec tout ce qui leur tombait sous la main !

Le lendemain, la rumeur se répand que le Gruppenführer Eicke, général commandant la division Wiking, a été relevé de ses fonctions par le Führer.

Et le chef de bataillon Ohlen affirme à ses officiers que la Kommissarbefehl – l’exécution de tous les commissaires politiques – décrétée par le Führer ne sera pas applicable dans les unités de la IXe Panzer.

On peut donc continuer à combattre aux côtés des SS. Il suffira de tourner la tête !


Le 3 juillet 1941, douze jours après le début de l’attaque allemande, le général Halder écrit :

« On peut affirmer sans exagération après avoir pris connaissance du dernier rapport de l’état-major que notre Feldzug russe sera virtuellement achevée en quatorze jours. D’ici quelques semaines, tout sera dit. »

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