14.

Hitler, ce 14 juin 1941, à 11 heures du matin, écoute le général von Brauchitsch, qui vient de parcourir plusieurs secteurs des 2 400 kilomètres de ce qui sera dans huit jours le front de la Belgique à la mer Noire, de Leningrad à Sébastopol. Brauchitsch parle debout, devant le Conseil des chefs d’état-major des trois armes réuni pour la dernière fois avant l’assaut prévu pour le dimanche 22 juin.



Hitler est assis au premier rang, les mains posées à plat sur ses genoux. Souvent, il croise les bras, mais ses gestes sont lents, il semble apaisé, attentif, concentré mais serein et presque joyeux.

« Les officiers et les hommes, dit Brauchitsch, sont prêts à bondir. Ils ont hâte de se battre. Tout est en place. Les reconnaissances ne signalent aucune mobilisation chez l’ennemi. »


À 12 h 30, lorsque la réunion s’interrompt pour le déjeuner, Hitler s’adresse à ses généraux. Il va et vient, frottant ses mains, le buste penché en avant, puis tout à coup, se redressant, la voix plus ample, les yeux fixes, il parle :

« La chute de la Russie obligera l’Angleterre à abandonner la partie, c’est là le premier objectif de notre attaque. Mais… »

Il s’interrompt, s’immobilise, reprend :

« Le combat que nous allons livrer dresse face à face deux idéologies antagonistes. »

Il lève la main droite, index pointé, comme un professeur qui fait la leçon :

« Les méthodes que nos soldats ont suivies jusqu’ici, dit-il, les seules admises par le code militaire international, doivent à présent s’ajuster à des principes absolument différents. »

Il a déjà dit cela plusieurs fois mais il doit le répéter, afin que ces généraux sachent que la Russie doit être brisée, qu’il faut répandre chez les Russes une terreur sans précédent, par des moyens brutaux.

Il félicite les généraux qui ont déjà rédigé des ordres de marche précisant pour les hommes qu’ils ont sous leurs ordres les caractéristiques nouvelles de cette guerre.

« Ce sera la plus grande offensive de l’Histoire », conclut-il.


Il va quitter Berlin, gagner son quartier général, la Wolfsschanze, la Tanière du loup, installée dans la grande forêt de la Prusse-Orientale.

Il est temps d’écrire à Mussolini, de lui annoncer quelques heures avant le déclenchement de l’attaque la décision qui a été prise et dont on l’a tenu à l’écart, le laissant dans l’ignorance du plan Barbarossa.


« Duce, écrit Hitler.

« Je vous adresse cette lettre à l’heure où, après des mois de délibérations tourmentées et d’attente exaspérante, je viens de prendre l’une des décisions les plus graves de mon existence.

« Quelle est aujourd’hui la situation ? L’Angleterre a perdu la guerre et telle une noyée elle s’accroche à tous les brins d’herbe.

« Il y a la Russie et les États-Unis, les deux espoirs de l’Angleterre.

« Les États-Unis manœuvrent l’aiguillon.

« La Russie va recevoir en 1942 une aide massive des États-Unis. Ses forces massées à la frontière polonaise empêchent le Reich de mobiliser toutes ses armées contre l’Angleterre.

« Il faut donc détruire la menace russe.


« Duce,

« Après m’être longtemps mis le cerveau à la torture, j’ai résolu de trancher le nœud coulant avant qu’il ne se resserre. »

Voici, dit-il à Mussolini, « ma vue d’ensemble sur la situation ».

« Nous n’avons aucune chance d’éliminer l’Amérique, mais il est en notre pouvoir de supprimer la Russie. Sa disparition, en tant que grande puissance, apportera par ailleurs un immense soulagement au Japon dont la participation éventuelle au conflit impliquera pour les États-Unis une menace extrêmement sérieuse.

« Pour toutes ces raisons, j’ai, Duce, résolu de mettre un terme au jeu hypocrite du Kremlin. »


Hitler, comme chaque fois qu’il s’adresse à Mussolini, introduit habilement dans ses propos une dimension affective.

Le Duce, il est vrai, n’est pas seulement le chef d’État mais l’inventeur du fascisme, l’organisateur en 1922 de la Marche sur Rome qu’en 1923, avec le « putsch de la brasserie », Hitler avait voulu imiter.

Hitler veut ainsi faire oublier à Mussolini que le Führer le place toujours devant le fait accompli. Il le flatte en faisant mine de le prendre pour confident.


« Laissez-moi vous dire encore une chose, Duce.

« Depuis qu’à la suite d’un long débat intérieur, j’ai pris la résolution d’agir, j’ai reconquis ma liberté spirituelle. Malgré mes sincères et persévérants efforts de conciliation, l’alliance germano-soviétique me fut souvent très irritante et, par certains côtés, m’apparaissait comme un reniement de mes origines, de mes conceptions et de mes devoirs antérieurs.

« Je suis heureux de m’être délivré de cette torture mentale.

« Cordialement et amicalement vôtre,

« Adolf Hitler. »


C’est le dimanche 22 juin, à 3 heures du matin, une demi-heure à peine avant le signal de l’offensive, que von Bismarck remet au comte Ciano, ministre des Affaires étrangères de Mussolini, la missive du Führer.

Le Duce réveillé s’emporte, comme chaque fois que Hitler, « cet Allemand », n’a aucune considération pour lui, en le forçant à sauter du lit à n’importe quelle heure !

« Dans cette histoire, lance Mussolini à son gendre Ciano, je ne souhaite qu’une chose : que le Reich y laisse beaucoup de plumes. »

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