15.

C’est l’aube du dimanche 22 juin 1941, après la nuit la plus courte de l’année.


Le lieutenant von Kageneck est couché sur la paille à même le sol, dans la grande salle d’une ferme où il a élu domicile avec les autres officiers de son bataillon de Panzers.

Il est réveillé par son lieutenant Mayer qui a pris l’habitude de sortir à l’aube.

Il fait déjà chaud.

Le 22 juin 1941 s’annonce comme un jour semblable aux autres.


À Moscou, dans la nuit, l’ambassadeur von der Schulenburg reçoit un message de Ribbentrop.

« Secrets d’État – Très urgent – Strictement personnel – Dès réception détruisez tous vos codes et sabotez vos émetteurs. Voyez Molotov de toute urgence et notifiez-lui la déclaration suivante. »


Schulenburg la lit, accablé par le cynisme de Hitler qui accuse la Russie d’avoir violé le pacte germano-soviétique, « d’avoir rassemblé à la frontière allemande toutes ses forces armées sur pied de guerre ».

Or Schulenburg sait que 3 millions de soldats allemands et 500 000 soldats roumains et hongrois attendent un signal pour entrer en Russie ! Et ils sont appuyés par 3 600 blindés, 600 000 véhicules divers, des dizaines de milliers de pièces d’artillerie, et 2 700 avions. Et ce serait la Russie qui menacerait l’Allemagne !

Hier encore, Molotov demandait quels pouvaient être les griefs allemands et se déclarait prêt à en tenir compte et à modifier l’attitude soviétique.


Schulenburg qui est reçu, à sa demande, par Molotov à l’aube de ce dimanche 22 juin, est bouleversé.

Il croyait à l’Ostpolitik, à l’entente entre la Russie et l’Allemagne. Il était persuadé que Staline ne voulait pas la guerre, et il doit se contenter de lire d’une voix étranglée cette Déclaration qui annonce la guerre :

« En conséquence, écrit Ribbentrop, le Führer a donné ordre aux forces armées du Reich de parer à la menace selon tous les moyens dont elles disposent. »

Molotov, après avoir écouté en silence, sans marquer la moindre surprise ou émotion, dit :

« C’est la guerre. Trouvez-vous, monsieur l’ambassadeur, que nous avons mérité cela ? »


À Berlin, l’ambassadeur soviétique, convoqué à la Wilhelmstrasse, a cinq minutes de retard « pendant lesquelles Ribbentrop arpente son cabinet de long en large comme un fauve en cage. Jamais, continue l’interprète, le Dr Schmidt, je ne l’avais vu si fébrile. L’ambassadeur Dekanozov est enfin introduit et, ignorant de ce qu’il allait apprendre, tend la main à Ribbentrop. Nous nous asseyons et l’ambassadeur se met en devoir d’exposer les récriminations de son gouvernement. Ribbentrop, le visage figé, l’interrompt aussitôt. “Aujourd’hui, dit-il, la question est dépassée.” »

L’ambassadeur pâlit comme terrassé en entendant Ribbentrop annoncer que l’Allemagne prend des « contre-mesures militaires sur la frontière russe ».

« Mais il se ressaisit promptement, continue Schmidt, et exprime ses profonds regrets d’un acte dont le Reich porterait l’entière responsabilité. Il se lève, s’incline pour la forme et se retire sans serrer la main de Ribbentrop. »



C’est à 2 heures du matin, le dimanche 22 juin, que Staline s’est couché dans sa datcha de Kountsevo.

Pendant toute la soirée, il a, impassible, mâchonnant sa pipe, écouté le général Joukov et le maréchal Timochenko, commissaire à la Défense, rapporter différents indices qui annoncent une attaque allemande imminente.


Dans la journée du 21 juin, un déserteur allemand a averti les officiers qui l’interrogent que l’invasion nazie se produirait le dimanche 22 juin à l’aube.

Timochenko et Joukov ont obtenu l’autorisation d’alerter les autorités militaires des régions de Leningrad, de la Baltique, de Kiev et d’Odessa.

Mais Staline a exigé qu’on mette en garde les troupes contre des actions de provocation, auxquelles il ne faut pas répondre.

Il décide cependant de mettre en alerte 75 % de la défense aérienne de Moscou.

Mais toute son attitude laisse entendre que s’il croit à la possibilité de la provocation, il n’imagine pas une attaque générale.

Timochenko et Joukov n’osent pas contredire Staline, mais ils sont persuadés que le début de la guerre n’est plus qu’une affaire d’heures, voire de minutes.


Staline s’endort.

Joukov le réveille vers 5 heures du matin.

« C’est la guerre », dit-il au colonel Vlassik, commandant les gardés de Staline. Il peut ainsi parler à Staline.

Une heure plus tard, le secrétaire général du parti et président du gouvernement est dans son bureau au Kremlin et doit admettre que l’invasion a commencé.


Dans cette nuit si brève et si claire, alors que l’artillerie allemande est entrée en action, l’express Berlin-Moscou roule à travers les lignes sans incident.

Moments étranges.

Les Russes ne répliquent pas aux premiers tirs allemands.

Les stations d’écoute allemande captent les messages en clair des unités russes à leur quartier général.

« Les Allemands nous tirent dessus, que faut-il faire ? »

Le QG répond :

« Êtes-vous devenus fous ? Et pourquoi votre message n’est pas chiffré ? »


Le lieutenant von Kageneck s’étonne de l’attitude du lieutenant Mayer qui, revenu de sa sortie à l’aube, frappe dans ses mains afin que tous les officiers encore couchés sur leurs bottes de foin se lèvent.

Mayer a écouté au poste de radio de son char le premier bulletin de la radio de Berlin et un discours du Führer.


« Vous pouvez vous préparer, dit Mayer à ses camarades. Depuis un quart d’heure nous sommes en guerre avec la Russie. »

On s’exclame, on crie, on se donne des bourrades, on se précipite hors de la ferme.


« À présent, je l’avais “ma” guerre, dit Kageneck. Je l’attendais depuis si longtemps !

« Le temps de l’impatience prenait fin. Celui si ardemment désiré des épreuves commençait. »

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