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Les Russes qui, le 8 octobre, se contentent de lire les grands quotidiens, la Pravda, et les Izvestia, apprennent seulement que d’âpres combats se déroulent dans le secteur de Viazma, entre Smolensk et Moscou, mais donc à 200 kilomètres de la capitale. Et pourtant, dans les gares de Moscou, la foule prend d’assaut les trains qui partent vers l’est, l’au-delà de l’Oural.

La rumeur se répand ce 8 octobre que les ambassades, les ministères ont reçu l’ordre de se préparer à l’évacuation.

Le 9 octobre, la Pravda appelle à la vigilance.

Le peuple de Moscou doit « mobiliser toutes ses forces pour repousser l’offensive ennemie ».

Le journal met les Russes en garde contre « les espions et les agents provocateurs, les défaitistes qui ont pour mission de désorganiser les arrières et de semer la panique ».


Les Moscovites savent ce que cela signifie : répression, déportations, exécutions.

On dit que les troupes du NKVD – la police politique – sont organisées en « groupes de sécurité de l’arrière avec mission de tirer à la mitrailleuse sur tous ceux qui céderaient à la panique, ou sur les troupes qui battraient en retraite sans en avoir reçu l’ordre ».


Mais les soldats russes s’accrochent au sol de la « mère patrie ». Et les généraux allemands le constatent amèrement :

« À notre grande surprise, et à notre désappointement, écrit le général Blumentritt, nous avons constaté, entre octobre et novembre, que ces bolcheviques vaincus ignoraient absolument qu’ils avaient cessé d’exister comme puissance militaire, ainsi que le répètent Hitler et son entourage ! »

Quant à Guderian, il rapporte les propos que lui tient un vieux général tsariste :

« Si vous étiez venus il y a vingt ans, nous vous aurions accueillis à bras ouverts. Aujourd’hui, il est trop tard. À peine commencions-nous à nous remettre sur pied que vous nous rejetez de vingt ans en arrière et vous nous obligez à repartir de zéro, mais depuis lors, les temps ont bien changé. À présent, nous combattons pour la patrie russe et cette cause-là nous trouvera toujours unis comme un seul homme. »


Le journal de l’armée, L’Étoile rouge, écrit le 8 octobre :

« Hitler a jeté dans cette bataille tout ce qu’il avait – les chars les plus anciens, tous les blindés récoltés en Hollande, en France ou en Belgique… Les soldats soviétiques doivent à tout prix détruire ces chars, neufs ou anciens, lourds ou légers. »

En caractères gras, et en première page, L’Étoile rouge n’hésite plus à évoquer la gravité de la situation militaire : « L’existence même de l’État soviétique est en danger… Tout soldat de l’armée Rouge doit tenir fermement et se battre jusqu’à la dernière goutte de son sang. »


Le 12 octobre, la Pravda titre sur « le terrible danger qui menace le pays ».


Vassili Grossman, revenant du front, est étonné par ce qu’il voit en arrivant à Moscou :

« Des barricades aux accès lointains de la ville, aux accès proches et dans la ville elle-même, surtout sur ses pourtours. » Il se rend au siège de L’Étoile rouge, raconte ce qu’il a vu : Orel, contrairement à ce qu’affirme le haut commandement, a été pris sans combat, et comment l’état-major l’a renvoyé.

Mais le rédacteur en chef se contente de lui dire :

« Ce qu’il nous faut, ce n’est pas votre voiture criblée de balles mais des papiers pour le journal. Retournez au front ! »


Il écrit rapidement un article : « Dans les bunkers de l’ennemi sur l’axe de l’Ouest ».

« Tranchées allemandes, postes de tir, bunkers d’officiers et de soldats : l’ennemi a été ici. Vins et cognacs français, olives grecques, citrons jaunes pressés à la va-vite provenant de leur « allié », l’Italie servilement soumise. Un pot de confiture avec une étiquette polonaise, une grande boîte ovale de conserve de poisson, tribut venu de Norvège, un bidon de miel approvisionné depuis la Tchécoslovaquie… et puis gisant comme un symbole menaçant au milieu de ce festin fasciste, la douille cabossée d’un obus soviétique…

« Dans les bunkers de soldats, le tableau est bien différent : on n’y voit pas d’emballages de bonbons ni de sardines à demi mangées. Mais on y trouve des boîtes de purée de pois et des tranches d’un pain lourd comme du plomb. En soupesant dans leurs mains ces briquettes de pain qui ne le cèdent à l’asphalte ni par la couleur ni par le poids, les soldats de l’armée Rouge constatent avec un petit sourire :

« Eh bien, mon vieux, pour du pain, ça c’est du pain. »


Vassili Grossman regagne le front, mais celui-ci est désormais tout proche de Moscou.

Les troupes russes qui résistaient à Viazma depuis une semaine ont été vaincues après des combats acharnés. Et les Panzers, en dépit du froid déjà glacial en cette mi-octobre, foncent vers Moscou.

Les Russes commandés par Joukov – et ses adjoints Koniev, Sokolovski (chef d’état-major) – ne sont pas sûrs de pouvoir empêcher une percée allemande. Le général Rokossovki a la charge du secteur le plus menacé, celui de Volokolamsk.


Le 12 octobre, le Conseil national de défense a « invité » la population de Moscou à édifier plusieurs lignes de défense autour de Moscou.

Les deux lignes les plus rapprochées suivent les boulevards extérieurs de la ville.

On dit que Moscou se défendra comme s’est défendue Madrid face aux troupes du général Franco.


Le 13 octobre, le secrétaire de la fédération du Parti communiste de Moscou déclare : « Ne fermons pas les yeux, Moscou est en danger. »

Il annonce une répression impitoyable pour toute manifestation de panique. On exécutera les déserteurs, les lâches, les propagateurs de fausses nouvelles.

Chaque district de Moscou devra former un bataillon de volontaires appelés « Bataillons communistes de Moscou ».

Les 12 et 13 octobre, l’évacuation à Kouïbychev et dans d’autres villes de l’Est des services gouvernementaux est décidée.

Ainsi dans les rues, aux abords des gares, se croisent ceux qui abandonnent la ville, et ceux, armés de pelles, de pioches ou d’un fusil, qui partent vers la périphérie de la ville, pour creuser des fossés antichars, scier des arbres, ou bien au prix de lourdes pertes colmater les brèches que la mort creuse parmi les unités qui résistent aux Allemands.


Dans le ciel, les pilotes russes jettent leurs avions contre les bombardiers de la Luftwaffe qui chaque jour viennent larguer leurs bombes sur Moscou.

Au matin du 16 octobre 1941, on raconte que deux chars allemands sont apparus à Khimki, dans la banlieue nord de Moscou.

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