25.

S’il est un homme qui, à l’égal de De Gaulle, estime, en cet automne de 1941, qu’on n’a pas le droit de se décourager, c’est Winston Churchill.

L’énergie et la détermination du Premier Ministre britannique semblent inépuisables.


Il houspille les chefs d’état-major, il bombarde de télégrammes les généraux, leur communique ses suggestions qui sont des ordres, exige d’être tenu informé, heure par heure, du développement d’une opération.


Il suit particulièrement les attaques et contre-attaques qui se succèdent en Cyrénaïque, s’inquiète chaque jour du sort de Tobrouk, objectif des colonnes de Rommel, de cet Afrikakorps qui a remporté au printemps de 1941 une série de succès.

Il craint que Rommel ne menace Le Caire, l’Égypte, et donc le canal de Suez, cette artère vitale de l’Empire britannique.

Il harcèle le général Wavell, puis son remplaçant Auchinleck.

« Merci de veiller à ce que je reçoive une ample provision de photos des théâtres d’opérations, par exemple Sollum, Bardia… Je ne puis naturellement avoir la prétention de juger à distance des conditions locales, mais la maxime de Napoléon semble bien s’imposer : “Frappez la masse et tout le reste vient par surcroît.” »


On murmure dans les états-majors que Churchill a tendance à penser « en termes de sabres et de baïonnettes », qu’il ne semble pas comprendre que « des hommes armés seulement de fusils ne comptent pas dans une guerre moderne », mais il bouscule toutes les résistances.


Ses messages sont surmontés d’une étiquette rouge, ACTION THIS DAY, et ceux qui les reçoivent ne peuvent se dérober.

Ainsi, le 21 octobre 1941, quand les analystes qui cherchent à Bletchey Park à casser le code naval et militaire d’Enigma réclament de nouveaux moyens, Churchill envoie aussitôt un message à étiquette rouge au général Ismay :

« Faites en sorte qu’ils aient tout ce qu’ils demandent en priorité absolue, et informez-moi dès que ce sera chose faite. »


Cependant, malgré l’énergie et le volontarisme de Churchill, la situation de l’Angleterre en cet automne 1941 reste difficile.

Les villes anglaises sont bombardées chaque jour et on relève des milliers de morts et de blessés sous les décombres.

Les convois, escortés pourtant par la marine américaine entre les côtes des États-Unis et l’Islande, subissent les assauts des « meutes » de sous-marins allemands. Et les pertes sont lourdes. C’est toujours « la mer cruelle ».

Certes, la loi Prêt-Bail autorise le président Roosevelt à vendre, à prêter, à louer des matériels militaires à tout pays dont la défense est considérée par le président comme vitale pour celle des États-Unis.

Mais Roosevelt a refusé de s’engager plus avant.

Churchill a rencontré le président américain, le 9 août 1941, à Plamenton Bay, au large de Terre-Neuve. Il a traversé l’Atlantique à bord du cuirassé Prince of Wales.

« On aurait dit que Winston montait au ciel à la rencontre du bon Dieu », confie le conseiller de Roosevelt Harry Hopkins.

« Je me demande si le président va m’aimer », s’est interrogé plusieurs fois Churchill qui veut séduire Roosevelt, le convaincre de faire un pas de plus vers l’entrée en guerre.


Le président Roosevelt est arrivé à bord du cuirassé Augusta. Le dimanche 10 août au matin, la rencontre commence par un service religieux émouvant et grandiose.

« Aucun des participants, raconte Churchill, n’oubliera jamais le spectacle de cette assemblée massée sur le pont arrière du Prince of Wales. »

Là, sont réunis autour des deux hommes d’État les amiraux, les équipages.



« La symbolique de l’Union Jack et de la Bannière étoilée flottant côte à côte, les chapelains britanniques et américains se relayant pour réciter les prières, les rangs serrés des marins américains et britanniques entremêlés, utilisant les mêmes livres de prières, prononçant les mêmes implorations, chantant les mêmes hymnes familiers, chaque parole remuait les cœurs. Ce fut un grand moment à vivre… »

Parmi ces hommes d’équipage, combien allaient mourir ?

Churchill a choisi les hymnes. Il chante avec les marins.


En avant, soldats du Christ

Marchez à la guerre

Avec la croix de Jésus

Qui vous précède

Christ le Maître et le Roi

Vous conduit contre l’ennemi

En avant, à la bataille

Unis derrière son étendard !


Le 12 août, Churchill et Roosevelt signent la Charte de l’Atlantique qui énonce des principes généraux (libre détermination des peuples, abandon de l’usage de la force, etc.) définissant la démocratie libérale, en lutte contre la tyrannie. C’est l’Ouest – l’Occident – qui est défini.


« J’avais cru, dira Staline à Anthony Eden – le ministre des Affaires étrangères anglais – quelques semaines plus tard, que la Charte de l’Atlantique était dirigée contre les puissances qui visent l’hégémonie mondiale. Il semble maintenant que la Charte était dirigée contre l’Union soviétique. »

Eden élude, évoque la détermination de Churchill à conclure une « grande alliance » avec les États-Unis et l’URSS, mais il ne peut cacher les réticences du président des États-Unis.


Car Roosevelt s’est dérobé devant un engagement précis. Et, à son retour aux États-Unis, a déclaré que « rien n’avait changé… que les États-Unis n’étaient pas plus près de la guerre ».

Et le principe de la conscription n’a été voté qu’à une voix de majorité par le Congrès, le 12 août. C’est la mesure des réserves de l’opinion américaine devant la perspective d’une participation au conflit.


Il est vrai que la Russie est entrée dans la guerre et Churchill a aussitôt montré, lui, l’antibolchevique résolu, sa volonté « d’apporter toute l’aide possible à la Russie et au peuple russe ».

Et l’invasion de la Russie écarte le danger d’un débarquement des Allemands dans les îles Britanniques, et cela au moins pour quelques semaines…

Churchill confie à son secrétaire :

« Si Hitler envahissait l’enfer, je mentionnerais au moins le diable en termes favorables à la Chambre des communes. »


Mais ce « diable » de Staline est exigeant.

Il remercie Churchill pour ses discours chaleureux, son enthousiasme, sa compassion, mais il n’est pas homme à se contenter d’entendre le Premier Ministre déclarer : « Le péril de la Russie est notre péril… Redoublons donc d’efforts et frappons à l’unisson avec tout ce qu’il nous reste de vie et de puissance. »

Staline réclame des armes et, alors que les armées de Hitler menacent en cet automne 1941 Leningrad et Moscou, insiste pour que l’Angleterre ouvre un « second front » à l’ouest de l’Europe pour détourner quelques divisions allemandes du front russe.

Comment Churchill pourrait-il satisfaire Staline alors que l’Angleterre manque d’hommes, que les convois sont soumis aux attaques des sous-marins, ces diaboliques U-Boots, que de nouveaux dangers se profilent ?


En Asie, les Japonais qui ont occupé l’Indochine française menacent Singapour.

À Tokyo, le Premier ministre, le prudent Konoyé, a démissionné et a été remplacé, à la mi-octobre 1941, par le général Tojo, partisan d’une expansion japonaise dans toute l’Asie du Sud-Est.

Comment y résister sinon en alertant Roosevelt, en mettant en garde les États-Unis contre la menace japonaise ?

Mais Roosevelt se dérobe une nouvelle fois, connaissant les réticences de son opinion publique à tout engagement dans la guerre.


Alors, il faudrait faire face.

Organiser des convois vers Mourmansk pour l’Union soviétique et accepter les pertes causées dans ces mers glacées de l’extrême Nord par les U-Boots et la Luftwaffe.

Il faut harceler les chefs d’état-major, les remplacer par des hommes plus jeunes – lord Mountbatten et le général Alan Brook.

Il faut agir.

« J’aime qu’il se passe quelque chose, dit Churchill, et s’il ne se passe rien, je fais en sorte qu’il se passe quelque chose ! »


Churchill bombarde ainsi de télégrammes, d’ordres, le général Auchinleck afin qu’il attaque les troupes de Rommel qui menacent toujours Tobrouk, l’Égypte.

Il faut repousser l’Afrikakorps, préparer une contre-offensive – l’opération Crusader – afin d’en finir avec Rommel, ce renard du désert.

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