C’est l’aube du mercredi 1er janvier 1941.


De Gaulle marche lentement dans le parc qui entoure la maison de campagne où, depuis le 4 octobre 1940, Yvonne de Gaulle et leurs deux filles, Anne et Élisabeth, se sont installées.

Il n’est pas une heure où de Gaulle ne s’en félicite.

Quand, pour se rendre au siège de la France Libre, au 4, Carlton Gardens, cet immeuble situé au cœur de Londres, il parcourt les rues de la capitale anglaise, il découvre chaque jour de nouvelles ruines, des rues entières ne sont plus que gravats et débris, poussière et douleur.

On retire des ruines des centaines de corps boursouflés.



La maîtrise et la dignité des survivants, des sauveteurs, de ce peuple anglais bouleversent de Gaulle.

C’est grâce à ce patriotisme britannique, à l’énergie immense de Winston Churchill, que les Allemands n’ont pas gagné la bataille d’Angleterre.

Les nazis ne débarqueront pas sur les rivages anglais.

Ils ne feront pas plier ce peuple. Et la Luftwaffe de Goering, ce Reichsmarschall drogué et mégalomane, n’est plus capable que de tuer des civils et d’incendier des quartiers de Coventry, de Bristol, de Portsmouth, de Glasgow, de Plymouth, de Birmingham, de Londres.


Mais, heureusement, la maison de campagne – à l’étrange nom de Gadlas – où vivent Yvonne, Anne et Élisabeth, est au cœur du bourg d’Ellesmere, dans le comté de Shropshire, loin des zones visées par les bombardiers allemands.

Cependant, lorsque de Gaulle séjourne à Ellesmere, il est réveillé par le grondement des meutes de bombardiers composées de plusieurs centaines d’appareils. Ils survolent le comté au début de la nuit, puis avant l’aube.


Et cette nuit, la dernière de l’année 1940, de Gaulle s’est levé. Il arpente le parc.

Il ne peut détacher les yeux de l’horizon qu’éclairent les incendies de Londres, ces lueurs immenses, jaune et rouge.

Une aube prématurée semble dévorer la nuit.

On n’entend que le bruit du vent dans les hautes ramures des arbres du parc : les meutes de la Luftwaffe ont regagné leurs tanières, en France, en Belgique, en Hollande. Et les explosions qui accompagnent les incendies, les bombes à retardement qui tuent les sauveteurs sont trop éloignées pour que leurs déflagrations sourdes parviennent jusqu’à Ellesmere.

Restent ces soudains éclats qui illuminent l’horizon, jaillissements de lumière qui font croire qu’une aube ensoleillée se prépare.


Mais ce n’est que la guerre cruelle qui va devenir mondiale. De Gaulle en est persuadé, comme l’est Winston Churchill, et comme devront s’y résoudre le président Roosevelt – qui vient d’être réélu pour un second mandat le 4 novembre 1940 – ou Staline qui espère – mais y croit-il vraiment ? – que Hitler respectera le pacte de non-agression germano-soviétique du 23 août 1939 !

Comme si Hitler n’avait pas dans Mein Kampf écrit en 1925 et posé son programme, son bréviaire.

Le Reich allemand doit s’emparer de l’espace vital situé à l’est. Il doit domestiquer, morceler la Pologne méprisée et la Russie tombée aux mains de judéo-bolcheviques. Et il faut d’abord écraser la France.


De Gaulle s’immobilise.

La France est le territoire de sa douleur.

Il lui semble parfois qu’il souffre pour elle et par elle autant que lorsqu’il songe à sa fille Anne, enfermée dans la gangue de sa nuit intime.

C’est à lui, de Gaulle, qu’est échu le destin de tout faire pour les arracher l’une et l’autre à cette souffrance. Il n’est pas d’autres tâches pour lui.

Il doit donner à l’une et à l’autre toutes ses forces, son amour. Au fond de lui, il sait qu’il ne peut apporter à Anne que de brefs instants de délivrance, alors qu’il peut faire en sorte que la France soit assise, un jour, à la table des vainqueurs.


Dès le mois de juillet 1940, de Gaulle a pensé que ces vainqueurs ne pourraient être l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste. Le monde, les nations démocratiques, les peuples n’accepteraient jamais de se soumettre à ces forces de régression incarnées par Hitler et Mussolini.

Les États-Unis entreraient un jour dans la guerre contre l’Allemagne même si pour l’heure 80 % des Américains souhaitaient demeurer en dehors du conflit. Roosevelt était donc obligé de ruser avec son opinion publique. Mais on ne pourrait pas séparer Washington de Londres.

Ni empêcher que les deux molosses, l’Allemagne nazie et la Russie soviétique, n’en viennent à s’entrégorger. Et la Russie, comme en 1914, apporterait le complément de sa masse aux Alliés. Il fallait donc que la France Libre soit présente dans la Grande Alliance qui allait se constituer.


Pour cela, la France devait être présente sur tous les fronts, au côté des Alliés.

De Gaulle, dans le froid humide de cette journée du mercredi 1er janvier 1941 qui commence, se souvient de ces hommes, le colonel Leclerc, le capitaine Massu, le gouverneur général Éboué, qui ont fait basculer des parties de l’Empire français dans la France Libre.

Certes, ni l’Afrique du Nord ni Dakar ne l’ont rejointe. Et c’est douleur, obsession. Mais les Nouvelles-Hébrides, le Tchad, l’Oubangui, le Congo, les établissements français d’Océanie des Indes, la Nouvelle-Calédonie, constituent déjà une « Grande France », un « Empire français libre ».


Il faudra prendre pied en Syrie, au Liban, dans tous les territoires restés aux mains des hommes de Vichy. Et de Gaulle sait bien que les Anglais se satisfont de cette situation, pensant rafler la mise coloniale à une France divisée et affaiblie.

Car la « Grande Alliance » qui se dessine est pleine d’arrière-pensées et d’appétits.

Londres soutient de Gaulle et lorgne l’Empire français. Washington soutient Londres, et veut en faire une vassale plutôt qu’une égale.

Quant à Staline, s’il est contraint d’entrer dans la guerre, ce sera avec l’ambition d’atteindre les objectifs de la Russie impériale : les mers chaudes du Sud, la Baltique au nord, et l’influence dans les Balkans et en Europe centrale.


Et l’on se bat déjà dans toutes ces régions, où le grand acteur allemand n’est pas encore intervenu.

Ce sont les Italiens, en dépit des réticences de Hitler, qui ont envahi la Grèce avant d’être refoulés. En Afrique, leurs troupes, à partir de la Libye et de la Cyrénaïque, puis de l’Éthiopie, ont avancé vers l’Égypte, mais les contre-offensives anglaises les ont défaites. Plus de cent mille soldats italiens ont levé les bras après avoir abandonné leurs armes ! Que va faire l’Allemagne ? Intervenir pour sauver son allié, mais quand ?


Or la France est déjà là, derrière les drapeaux des Forces françaises libres, quelques milliers d’hommes – et souvent seulement quelques centaines – en Érythrée, en Libye, en Égypte.

La France Libre n’existe que si elle se bat, que si son drapeau à croix de Lorraine flotte sur tous les champs de bataille. Contribution symbolique ? Et même si ce n’était que cela ?

L’Histoire est faite de symboles.


De Gaulle s’est rendu à Plymouth et à Portsmouth afin d’inspecter les goélettes, Étoile et Belle-Poule, sur lesquelles ces élèves officiers des Forces navales françaises libres apprennent l’art de la navigation.

Parmi ces jeunes hommes, il y a Philippe, son fils.

L’air froid, salé, fait voleter les cols marins, les pavillons à la croix de Lorraine. Les clairons sonnent. De Gaulle s’adresse à ces jeunes hommes, sans regarder Philippe, mais c’est à lui qu’il parle.

Il dit à l’amiral Muselier, l’un des rares officiers qui l’aient rejoint :

« Ce début de regroupement de la marine française dans la guerre vous fait grand honneur, je vous en félicite. »

Mais il se souvient de Mers el-Kébir, de l’impitoyable logique britannique qui, le 3 juillet 1940, fit bombarder et détruire la flotte française ancrée dans la rade d’Oran, impuissante.


De Gaulle sait qu’il ne faut jamais oublier que « les Anglais sont des alliés vaillants et solides mais bien fatigants ».

Leurs agents agissent en France sans en avertir les résistants et les envoyés de la France Libre.

Il y a rivalité entre les services secrets britanniques et ceux de la France Libre, dirigés par le Bureau Central de Renseignement et d’Action (BCRA).

Et de même, les Anglais conservent pour eux seuls la maîtrise des informations obtenues en décryptant les messages secrets allemands grâce à une machine à crypter et à décrypter – Enigma – mise au point essentiellement par des Français et des Polonais, et utilisée par les services de renseignements de l’armée française, fidèles à Pétain mais anti-allemands…


Il faut veiller à chaque seconde aux intérêts de la France, arracher l’appui des Anglais et les empêcher d’empiéter sur les prérogatives de la France Libre, c’est-à-dire de la France.

La souveraineté française, « ce doit être mon obsession ».


À peine a-t-il le temps de donner de ses nouvelles à Yvonne. Il n’est rentré d’un périple de deux mois en Afrique qu’en novembre 1940. Et aussitôt, ç’a été une « terrible bousculade ».

« Ma chère petite femme chérie, écrit-il à son épouse.

« À Portsmouth, j’ai vu notre Philippe. Il était très bien. On l’avait mis comme l’homme de droite [le plus grand] de la garde d’honneur qui me présentait les armes sur le Président-Théodore-Tissier [le navire-école].

« J’ai pu lui parler ensuite quelques minutes. L’école m’a fait bon effet. Le milieu est bon et je vois que Philippe y réussit. C’est tout de même un choix hasardeux que d’entrer en ce moment dans la marine française ! Mais quoi ? Que ferait-il de mieux ? »


Il écrit un mot à Philippe :

« Ton papa ne t’oublie certes pas et je pense souvent à la vie courageuse et intéressante dans laquelle tu t’es engagé… Je crois que l’équivoque Pétain-Vichy est en train de se dissiper… Bientôt les fantômes et les rêves auront disparu et l’on verra partout, même en Angleterre, qu’entre la France vraie et nous, les “gaullistes”, il n’y a que l’ennemi… »


Il est en effet persuadé, ces derniers jours du mois de décembre 1940, que la logique de la guerre va, en 1941, obliger chacun à choisir.

Il l’a écrit à Philippe, il le dit devant le micro de la radio de Londres, le samedi 28 décembre.

Les mots – les mêmes que ceux qui ont jailli de sa plume lorsqu’il s’adressait à son fils – il les martèle, sachant que des millions de Français les écoutent.

Des rapports transmis de France par les agents de renseignements assurent que les rues et les lieux publics se vident à l’heure des émissions de la BBC Les Français parlent aux Français.


« L’affreuse équivoque dans laquelle les conditions de l’armistice ont plongé la France est en train de prendre fin, dit-il le samedi 28 décembre.

« L’apparence de souveraineté dont se targuaient les responsables de la capitulation croule à son tour dans la honte et dans la panique.

« Derrière les débris du décor, la nation voit la réalité. La réalité, c’est l’ennemi. »

Sa voix tremble. Ce bilan de l’année 1940, cette espérance pour l’année 1941, c’est le bilan de sa vie.

« Nous avons, nous les Français Libres, le droit et le devoir de parler ferme et de parler haut. Nous en avons le droit, parce qu’un millier de nos soldats, de nos marins, de nos aviateurs, sont morts pour la France depuis l’armistice.

« L’ennemi est l’ennemi, poursuit-il, l’armée française a perdu une grande bataille, la France, elle, n’a pas perdu la guerre. »

Il hausse encore la voix, car il veut que sa certitude, son analyse, sa prévision aient la force d’une prophétie :

« Car cette guerre est une guerre mondiale. Si l’ennemi a pu d’abord remporter des victoires, il n’a pas gagné, il le sait bien. Déjà de durs revers le frappent. Et dans le monde entier des forces immenses se lèvent pour l’écraser.

« Nous proclamons que dans cette guerre mondiale la France doit jouer un rôle décisif. Notre Empire est intact. »

Il s’adresse à ces généraux, ces officiers fidèles encore à Vichy.

« Nous proclamons que tous les chefs français, quelles qu’aient pu être leurs fautes, qui décideront de tirer l’épée qu’ils ont remise au fourreau nous trouveront à leurs côtés, sans exclusive et sans ambition. »


Entendront-ils cet appel, les généraux qui régnent sur l’Afrique du Nord, le Sahara, le Sénégal, et ceux qui commandent à Beyrouth et à Damas ?

Il n’a pas d’illusions sur le jeu anglais.

On lui a rapporté le mot de Halifax, qui exprime la position du Foreign Office :

« Pourvu que l’Empire français reste sainement antiallemand et anti-italien, et agisse en conséquence, peu importe que ce soit avec de Gaulle ou avec des chefs qui ne veulent pas rompre avec Vichy. »


C’est le moyen pour Londres – au-delà du froid réalisme – de limiter la souveraineté de la France Libre, c’est-à-dire celle de la France, et de garder ouvertes toutes les hypothèses politiques. De Gaulle ou Pétain ? Tel ou tel militaire ? L’amiral Darlan ou le général Weygand ?

Londres choisira d’aider celui qui sera le moins intransigeant sur les droits et la souveraineté de la France.

Selon de Gaulle, il faut donc que toute la France se rassemble derrière lui, non pour satisfaire une ambition politique personnelle. Sa vie ne compte pas.

Mais l’indépendance et la souveraineté de la France se traduisent, compte tenu des circonstances, par de Gaulle et la France Libre.


Ce mercredi 1er janvier 1941, de Gaulle attend une réponse de la France.

Dès le lundi 23 décembre, puis de nouveau le samedi 28 et encore hier soir, mardi 31 décembre 1940, il a demandé aux Français « d’observer l’Heure d’Espérance, en s’abstenant de paraître au-dehors, de 14 heures à 15 heures pour la France non occupée, de 15 heures à 16 heures pour la France occupée.

« En faisant pendant ces soixante minutes le vide dans les rues de nos villes et de nos villages, tous les Français montreront à l’ennemi qu’ils le tiennent pour l’ennemi.

« Par cet immense plébiscite du silence, la France fera connaître au monde qu’elle ne voit son avenir que dans la liberté, sa grandeur que dans l’indépendance, son salut que dans la victoire ».


Les heures de ce mercredi 1er janvier 1941 s’écoulent trop lentement.

De Gaulle marche dans le parc d’Ellesmere. Il s’arrête au bord du petit étang. Et tout à coup, l’angoisse le saisit : Anne, la pauvre petite, pourrait échapper à la surveillance de sa mère, de Marguerite Potel qui s’occupe d’elle, et se noyer dans ce minuscule plan d’eau.

C’est comme si l’anxiété, au-delà de la raison, avait trouvé le moyen de s’exprimer.

Il pense à ce premier fusillé de Paris, Jacques Bonsergent, exécuté dans le fort de Vincennes, le lundi 23 décembre.

Il pense au commandant d’Estienne d’Orves qui a débarqué le 24 décembre de Bretagne avec son radio, Marty, pour une mission de renseignement.

De Gaulle et le BCRA ont tenté de dissuader l’officier de marine tant l’entreprise était périlleuse.

Mais le 25 décembre, jour de Noël, d’Estienne d’Orves a établi sa première liaison et annoncé qu’il partait pour Paris.

« Que de vies qui s’offrent ! Que de vies que la guerre va trancher ! »


La journée du mercredi 1er janvier 1941 s’achève et ce n’est que dans la nuit, puis les jours suivants, que les renseignements affluent de France.

Les rues se sont vidées, le mercredi 1er janvier. Un témoin raconte ce qu’il a vu à Quimper :

« À trois heures moins le quart, les promeneurs se pressent en foule dans toutes les rues. À trois heures moins cinq, il n’y a plus personne et derrière les fenêtres du rez-de-chaussée, de part et d’autre de la rue, des gens font signe aux promeneurs attardés de se hâter et leur montrent l’heure. Après trois heures, les invitations se font plus pressantes et les gestes deviennent menaçants…

« Et à quatre heures, comme à la sortie d’une classe, la foule se précipite en riant et se bousculant de joie dans les rues… »


« Désormais, il est prouvé que ceux qui parlent au nom de la France écrasée et bâillonnée, ce ne sont ni les infâmes journaux, ni les postes de radio contrôlés par l’envahisseur, ni les ministres qui, à Vichy, se disputent les apparences du pouvoir.

« Ceux qui parlent au nom de la France, ce sont les Français Libres. »


Ainsi s’exprime de Gaulle, le jeudi 9 janvier 1941.

Il sait que les résistants qui agissent en France, au péril de leur vie, trouvent que ce « plébiscite du silence » est une manifestation bien passive.

Mais c’est une manière d’exprimer qu’il existe une autre voie que celle de l’abandon et du désespoir.

Que la France n’est pas représentée par les collaborateurs qui acceptent que les Allemands raflent dans la zone occupée des jeunes hommes, pour compléter les convois d’« ouvriers volontaires » au travail en Allemagne.

Que la France n’est pas représentée par les ministres de Vichy qui livrent aux Allemands des antinazis qui ont fui le régime de Hitler et ont cru trouver le salut en France.


Ce sont ces refus que manifestait le plébiscite du silence.

Le 1er janvier 1941 est bien l’« heure d’espérance ».

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