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Ce mois de décembre 1941, si « sombre » et si « noir » pour les généraux de la Wehrmacht, est moment de clarté, d’espérance pour les adversaires du Reich. Mais à tous, Allemands ou Russes, s’impose la « vérité cruelle de la guerre », selon les mots de Vassili Grossman, l’écrivain et correspondant de guerre de L’Étoile rouge, le journal de l’armée russe soviétique.


Un soldat de la Wehrmacht écrit à sa femme :

« Ne t’inquiète pas et ne sois pas triste, puisque plus vite je serai sous terre, plus je ferai l’économie de grandes souffrances. »

Il appartient à la VIe armée du Feldmarschall von Reichenau, celle qui s’est emparée de Kiev.

Il ne dit pas – mais le souvenir le hante – qu’il a aidé au « transport » de près de quarante mille Juifs jusqu’au ravin de Babi Yar, à l’extérieur de la ville. Là, ils ont été massacrés par le Sonderkommando SS.

Le soldat a entendu les détonations et les cris d’effroi, il a vu les corps tomber les uns sur les autres, certains encore vivants.

Il a fermé les yeux, il a souhaité qu’une explosion mette fin à son existence.

Puis l’instinct de vie et la discipline ont étouffé sa mémoire. Il se bat, il viole les jeunes filles russes qui se sont couvertes de haillons, ont noirci de suie leurs visages, pour ne pas attirer le regard des soldats, ne pas susciter leur désir. Elles savent qu’elles peuvent être rassemblées pour constituer un « bordel » mis à la disposition des troupes entre deux combats.


Vassili Grossman est en première ligne.

Il note fébrilement dans son carnet ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il devine. Il sait bien qu’il ne pourra pas utiliser tout ce matériau, cette « vérité cruelle de la guerre » dans ses articles mais il écrit, sûr qu’un jour, la guerre finie, il pourra composer un grand livre de témoignage.


« Au poste de commandement du régiment, une isba vide. Les Allemands ont tout emporté : les chaises, les lits, les tabourets. Le commandant de la division – le colonel Pessotchine – et le commissaire – Serafim Snitser –, tous deux énormes, massifs, avec de gros poings grassouillets, frappent leurs subordonnés au visage. La commission militaire du Parti [communiste] a ouvert des actions contre l’un et l’autre. Ils font des promesses d’ivrognes, et chaque fois ils explosent… »


Ils boivent comme beaucoup de soldats, prêts à avaler tout ce qui brûle la gorge, obscurcit la pensée, du liquide anti-ypérite ou de l’alcool pharmaceutique.


Il faut tenir ces soldats, jetés en avant contre des Panzers, des mitrailleuses. L’état-major, les commissaires politiques craignent les désertions. On fusille dès qu’on soupçonne. Le soldat suspect qui échappe au peloton d’exécution est versé dans un « bataillon pénitentiaire », où la mort est quasi certaine. Ces unités sont vouées aux attaques suicide, et leurs hommes sont contraints d’avancer au travers des champs de mines devant les troupes d’assaut !

Pas de pitié pour les soldats qui s’abstiennent de dénoncer ou d’abattre les camarades qui tentent de déserter, ou ceux qui murmurent ou hurlent « À bas le pouvoir soviétique ».


« Nos chefs se moquent de nous, a déclaré un soldat en abandonnant son poste. Ils boivent notre sang jusqu’à la dernière goutte et eux-mêmes s’engraissent. »

Interrogé par le commissaire politique, il a lancé : « Le temps viendra bientôt où nous vous soulèverons vous aussi, à la pointe de nos baïonnettes. » Le commissaire l’a tué d’un coup de pistolet.

Mais quand l’alcool s’empare des esprits, la peur s’efface et on dit au chef qui veut faire respecter la discipline : « Ça fait longtemps que mon fusil a une balle pour toi dans le canon. »

Et cette menace se paie devant un peloton d’exécution ou d’une balle tirée à bout portant sans autre forme de procès.


Combien, à la fin de l’année 1941, de soldats de l’armée Rouge sont-ils morts ainsi, abattus pour s’être rebellés ou avoir déserté, et combien sont-ils tombés dans les attaques des bataillons pénitentiaires ? Sûrement plusieurs dizaines de milliers.

Mais l’armée Rouge, malgré eux, malgré des centaines de milliers de prisonniers, a tenu, a réussi à contre-attaquer, à faire pour la première fois reculer la Wehrmacht sur tout le front, de Leningrad à Moscou et Rostov.

Cela n’aurait pas été possible si le patriotisme, la volonté de chasser l’envahisseur n’avaient soulevé les soldats, les civils, les partisans tapis dans toutes les forêts de la Russie.


Ce patriotisme, les commissaires politiques l’exaltent, réunissant les soldats, racontant et exaltant les actes de courage, les propos patriotiques.

Le soldat de l’armée Rouge, Jourba, a déclaré : « Mieux vaut la mort que la captivité fasciste ! »

« Lors du combat pour le village de Zaliman, un soldat de l’armée Rouge blessé est entré dans la cour de la citoyenne Galia Iakimenko. Elle voulait lui porter secours. Un fasciste allemand a fait irruption dans la cour et a tué d’une balle le soldat ainsi que Galia et il a tenté de tirer sur le fils Iakimenko âgé de quatorze ans. Un vieux voisin, Bela Beliavtesev, a saisi un gourdin et a frappé le fasciste sur la tête. Le combattant Petrov a surgi et il a exécuté l’Allemand. »


Les combats vont ainsi jusqu’au corps à corps.

Vassili Grossman note : « Difficulté pour l’artillerie. Le combat a lieu dans le village même et tout est imbriqué. Une maison est à nous, l’autre à eux. Comment utiliser ici des armes à feu de grande puissance ? »


Dans la plupart des secteurs du front, après avoir reculé, les Allemands, en cette fin décembre 1941, organisent des contre-attaques.

Vassili Grossman assiste à l’une d’elles, depuis le haut d’un tertre.

« Les Allemands avancent de quelques pas en courant et se couchent à terre. Une petite silhouette agite les bras : c’est un officier. Encore quelques pas en avant et les voilà reculant dans le désordre… Une fois encore, la petite silhouette agite les bras et, de nouveau, quelques pas, puis ils recommencent à reculer. La contre-attaque a échoué.

« C’est comme un vœu qui se réalise. Dès que les Allemands forment un petit groupe, bing, un obus ! C’est l’œuvre du pointeur Morozov. »


« Nous reprenons l’offensive, écrit Grossman. Les routes, la steppe sont pleines de véhicules allemands fracassés, de canons abandonnés, par terre ce sont des centaines de cadavres allemands, des casques, des armes… »


« Fini le temps, s’exclame Grossman, où ces soldats fascistes marchaient en rangs par les capitales de l’Europe. Ils avaient à cœur de faire forte impression.

« Et les voilà qui sont entrés au matin dans ce village russe. Les soldats avaient mis des capelines de femme sous leurs casques noirs et des caleçons longs de femme en tricot. Nombre de soldats traînaient derrière eux des luges chargées de couvertures, d’oreillers, de petits sacs de nourriture, de vieux seaux…

« Il y a six heures, les Allemands étaient encore dans l’isba. Là, sur la table, il y a leurs papiers, leurs sacs, leurs casques, les isbas auxquelles ils ont mis le feu se consument encore, leurs corps sans vie, éventrés par l’acier soviétique, gisent dans la neige.

« Et les femmes, pressentant que le cauchemar de ces derniers jours est fini, s’exclament soudain à travers leurs sanglots : “Petits trésors, nos trésors à nous, vous êtes revenus !”

« — Eh bien, ça s’est passé comment ? leur demande-t-on.

« — D’abord, les Allemands sont arrivés à pied. D’abord, ils frappent à la porte, ils s’entassent tous dans la maison, ils sont là, debout, près du poêle, comme des chiens efflanqués, ils claquent des dents, ils tremblent, ils fourrent leur main directement dans le poêle et leurs mains sont rouges comme de la viande crue.

« “Chauffe, chauffe”, qu’ils crient, et leurs dents font clac, clac.

« Bon, ils venaient à peine de se réchauffer qu’ils se sont mis à se gratter furieusement. C’était affreux à voir et comique. Comme des chiens, avec les pattes, ils se grattaient. Les poux, avec la chaleur, ils étaient partis se balader sur eux. »


Vérité cruelle de la guerre, cette fin décembre de l’année 1941.

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