42.
De Gaulle, ce dimanche 7 décembre 1941, rentrant d’une longue promenade, s’est installé dans un fauteuil placé près de la radio dans le salon de la maison d’Ellesmer où il se rend presque chaque week-end.
Il est en compagnie du chef du Bureau central de renseignement et d’action (BCRA) de la France Libre, un officier du génie, polytechnicien, du nom de Dewavrin, mais qui a choisi pour pseudonyme Passy. C’est un homme froid, flegmatique.
Cependant, quand, de Gaulle ayant tourné le bouton de la radio, on entend le speaker répéter plusieurs fois que l’aviation japonaise a bombardé la base aérienne de Pearl Harbor, Passy ne peut s’empêcher de s’exclamer, d’esquisser un mouvement des bras, tout à fait inattendu et qui pourrait exprimer son enthousiasme.
Mais de Gaulle d’un geste brusque arrête la radio.
Le Général veut réfréner cet optimisme qui tout à coup l’envahit. Car les États-Unis, humiliés à Pearl Harbor, vont réagir avec toute leur puissance, et leur entrée dans la guerre, après celle de l’URSS, rend la victoire certaine.
Le problème est donc résolu et les hypothèses qu’il avait formulées dès juillet 1940 viennent de devenir réalité.
De Gaulle reste longtemps silencieux. Il mesure l’échec infamant de la politique de Vichy qui, par un accord – que de Gaulle a dénoncé – du 21 juillet 1941, a donné aux forces impériales nippones accès à toutes les parties de l’Indochine française et admis le principe de défense commune de l’Indochine contre toute agression venant de l’extérieur !
Autant dire que le gouvernement de Vichy a livré l’Indochine aux Japonais et s’est déclaré prêt à combattre à leurs côtés.
Honte sur Pétain et Darlan, maréchal et amiral de capitulation.
Après cela, Darlan peut bien promettre à l’ambassadeur américain à Vichy, l’amiral Leahy, que jamais des troupes étrangères – allemandes, italiennes – ne seront autorisées à pénétrer dans l’Empire français !
Mensonges !
Mais après tout, les États-Unis, en maintenant un ambassadeur à Vichy, n’ont-ils pas donné du crédit à ce gouvernement de fantoches ?
La France Libre adoptera une autre politique.
De Gaulle va réunir le Conseil national dès demain, lundi 8 décembre, et déclarer l’état de guerre contre le Japon, en se rangeant aux côtés de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
De Gaulle allume une cigarette, fixe Passy, commence à parler.
« Maintenant la guerre est définitivement gagnée, dit-il, et l’avenir nous prépare deux phases : la première sera le sauvetage de l’Allemagne par les Alliés ; quant à la seconde, je crains que ce ne soit une grande guerre entre les Russes et les Américains, et cette guerre-là, les Américains risquent de la perdre s’ils ne savent pas prendre à temps les mesures nécessaires. »
Passy paraît désorienté, ahuri, tant ces perspectives l’étonnent.
Il faut revenir au court terme, au présent.
« Eh bien cette guerre est finie, reprend de Gaulle. Bien sûr, il y aura encore des opérations, des batailles et des combats, mais la guerre est finie puisque l’issue est dorénavant connue. »
De Gaulle se lève, arpente le salon.
« Dans cette guerre industrielle, rien ne peut résister à la puissance de l’industrie américaine », ajoute-t-il.
Mais il y a une nouvelle donne, lourde de conséquences pour la France Libre :
« Désormais, dit-il, les Anglais ne feront rien sans l’accord de Roosevelt. »
Et quelle sera l’attitude de Roosevelt à l’égard de la France Libre ? De Gaulle sait que la « colonie française » aux États-Unis – Jean Monnet, Alexis Léger, secrétaire général du Quai d’Orsay et poète sous le nom de Saint-John Perse – lui est hostile.
Quant à l’amiral Leahy à Vichy, ses complaisances à l’égard de Pétain et de Darlan sont évidentes.
On murmure qu’aux Antilles, un accord a même été conclu entre les autorités vichystes et américaines. Il s’étendrait à Saint-Pierre-et-Miquelon.
On laisserait les autorités de Vichy en place en échange de concessions et de garanties.
Voilà le péril, voilà une figure possible de l’avenir : les traîtres maintenus à leurs postes par des Alliés soucieux de s’assurer des avantages.
Impossible d’accepter cela !
Le 15 décembre, de Gaulle est assis devant le micro de Radio-Londres.
Dès le lundi 8 décembre, il a annoncé l’état de guerre contre le Japon.
Il veut, une semaine plus tard, stigmatiser ce gouvernement de Vichy qui a livré l’Indochine aux Japonais et accepte que « l’ennemi annonce qu’il va massacrer encore cent Français ».
De Gaulle ajoute que « la France, grâce à Dieu, possède des soldats dont l’ennemi connaîtra une fois de plus dans son histoire la pointe et le tranchant des armes ! ».
Et les Alliés ont la certitude de vaincre !
« Dans cette guerre des machines, l’Amérique possède à elle seule un potentiel égal au potentiel total de tous les belligérants… Quant aux effectifs, quatre hommes sur cinq sont dans notre camp ! »
La voix de De Gaulle se fait plus forte, c’est celle d’un prédicateur et d’un procureur.
« Si nous pouvons être aujourd’hui forcés de subir le massacre de nos compatriotes, nous savons de quelles larmes de sang l’ennemi, avant peu, devra pleurer sa criminelle insolence.
« Le jour est maintenant marqué où nous nous trouverons à la fois les vainqueurs et les vengeurs.
« La France avec nous ! »