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Hitler, ce dimanche 7 décembre 1941, écoute l’un de ses aides de camp lui relire le message qui annonce l’attaque japonaise sur Pearl Harbor.
Il reste immobile, enfoncé dans ce canapé qui occupe toute une cloison de l’une des salles du grand quartier général du Führer situé au cœur de la forêt de la Prusse-Orientale.
Tout à coup, le Führer se lève, commence à aller et venir dans la salle, au centre de laquelle, sur une large table, des cartes sont déployées.
Il annonce qu’il rentrera à Berlin, demain ou après-demain. Et, d’un geste, il demande qu’on convoque ici Ribbentrop.
C’est le ministre des Affaires étrangères qui, le 23 novembre 1941, il y a donc à peine plus d’une semaine, a déclaré à l’ambassadeur japonais à Berlin, Oshima :
« Ainsi que vient de le rappeler le Führer, les droits à l’existence de l’Allemagne, du Japon et des États-Unis présentent des différences fondamentales. Nous savons aujourd’hui de façon certaine qu’en raison de l’attitude intransigeante des États-Unis, les négociations en cours entre Tokyo et Washington ne peuvent aboutir qu’à un échec.
« Si le Japon accepte de combattre la Grande-Bretagne et les États-Unis, j’ai la certitude que cette décision lui sera favorable tout autant qu’à l’Allemagne. »
Et pour que l’ambassadeur japonais n’ait aucun doute sur l’engagement du Reich, Ribbentrop précise après avoir sollicité l’accord de Hitler :
« Si le Japon déclare la guerre aux États-Unis, l’Allemagne fera de même instantanément. En de telles circonstances, il ne peut être question de négocier une paix séparée. Le Führer est formel sur ce point. »
Mais il faut préparer l’opinion allemande, et aussi l’opinion américaine, où Hitler sait qu’il existe un fort courant hostile à l’entrée en guerre.
Un diplomate longtemps en poste à Washington – Hans Dieckhoff – prépare un mémorandum.
« On doit souligner, insiste-t-il, que le vrai danger que court l’Amérique s’appelle Roosevelt. Il faut mettre l’accent sur l’influence des Juifs à la Maison Blanche, nommément Frankfurte, Baruch, Cohen, Morgenthau.
« Le slogan de toutes les mères américaines doit être : “Mourir pour l’Angleterre ? Non, mon fils a mieux à faire.” »
La déclaration de guerre pourrait intervenir le 11 décembre, après un discours du Führer au Reichstag.
D’ici là que Goebbels rappelle que des navires allemands ont été attaqués par des destroyers américains, que les États-Unis se sont installés en Islande, qu’ils approvisionnent la Grande-Bretagne et la Russie de Staline.
Il faut écrire, faire écrire que « Roosevelt est l’homme qui pour dissimuler l’échec du New Deal a provoqué la guerre. L’homme qui, soutenu par les Juifs et les milliardaires, porte la responsabilité de la Seconde Guerre mondiale ».
Hitler, tout au long de la soirée du 7 décembre 1941, entouré de quelques familiers (Bormann, Ribbentrop qui vient d’arriver au grand quartier général, cette Tanière du Loup – Wolfschanze), parle d’une voix exaltée.
« Les Américains n’ont pas d’avenir, dit-il. L’Amérique est un pays pourri. Le problème racial et les inégalités sociales y sévissent. »
Tout son visage se crispe.
« L’Amérique ne m’inspire que de l’aversion et le plus profond dégoût… Mi-enjuivée, mi-négrifiée, voilà la société américaine, tout son comportement vient de là : comment espérer qu’une telle nation, un tel État où tout est construit sur le dollar puisse tenir debout ? »
Ribbentrop s’éloigne.
Il va sur ordre du Führer téléphoner à Ciano, le ministre des Affaires étrangères italien, pour l’informer de la prochaine déclaration de guerre aux États-Unis. Ciano note dans son journal :
« Cette nuit, appel téléphonique de Ribbentrop. Il est ravi de l’attaque japonaise. Tellement ravi que je n’ai pu m’abstenir de le féliciter tout en éprouvant personnellement quelques doutes sur les conséquences de l’événement… Mussolini en est heureux lui aussi. Depuis longtemps, il souhaite que se clarifie la situation entre l’Amérique et l’Axe. »
Au matin du lundi 8 décembre, Hitler réunit à son grand quartier général une conférence pour définir « sous quelle forme les modalités de la déclaration de guerre à l’Amérique pourront impressionner favorablement le peuple allemand ».
Le Führer retient l’amiral Raeder et donne l’ordre à la Kriegsmarine « de couler les bâtiments américains partout où elle les rencontrerait ».
La déclaration de guerre n’a pas encore été transmise, mais qu’importe ! Les navires américains ont attaqué des navires allemands ! « De tels actes ont créé de facto l’état de guerre », dit le Führer.
Le mardi 9 décembre, à 11 heures du matin, il arrive à Berlin.
Il rencontre Oshima, l’ambassadeur japonais, et lui décerne la grand-croix de l’ordre du Mérite de l’Aigle d’or allemand. Il le félicite pour l’attaque de Pearl Harbor.
« Voilà comment il faut déclarer la guerre, dit-il. Cette méthode est la seule efficace. Elle correspond à mon propre système, c’est-à-dire négocier aussi longtemps que possible, mais si l’on s’aperçoit que l’adversaire ne cherche qu’à se dérober, à vous humilier, à vous tromper et se refuse à toute entente, il faut alors frapper le plus brutalement possible, sans perdre son temps à déclarer la guerre.
« Je me réjouis de la réussite de la première opération japonaise. Moi-même, en un temps, avec une patience infinie, j’ai poursuivi des négociations avec la Pologne par exemple et avec la Russie. Quand la mauvaise foi de l’adversaire m’est apparue, j’ai frappé sans m’attarder à d’inutiles formalités et à l’avenir je continuerai à agir ainsi. »
Le lendemain, mercredi 10 décembre, il apprend avec jubilation qu’au large des côtes de Malaisie, les bombardiers japonais ont coulé deux cuirassés britanniques, le Prince of Wales et le Repulse. « Le Japon, confirme l’amiral Raeder, a désormais la complète suprématie dans le Pacifique, les mers de Chine et l’océan Indien. »
Raeder ajoute que les États-Unis vont être contraints de transférer leurs unités de l’Atlantique au Pacifique, ce qui facilitera la chasse aux convois protégés par les États-Unis.
Quand Hitler apprend que Churchill aurait dit après la perte de ces deux cuirassés : « Depuis le début de la guerre, jamais coup ne m’atteignit plus directement », il éprouve un sentiment d’euphorie qui lui rappelle les moments les plus heureux de l’année 1940.
Aujourd’hui, la Wehrmacht recule devant Moscou !
Mais tout reste encore possible.
Hitler décide de signer avec le Japon et l’Italie un pacte tripartite affirmant l’inébranlable résolution des trois nations de ne déposer les armes qu’après leur victoire remportée sur les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Maintenant, Hitler peut s’adresser au peuple allemand, annoncer sa décision de déclarer la guerre aux États-Unis.
Et ce jeudi 11 décembre 1941, il monte à la tribune du Reichstag.
Il parle avec sa hargne de tribun, son ton d’accusateur prophétique.
« J’accuse Roosevelt de s’être rendu coupable d’une série de crimes contre les lois internationales… »
C’est Roosevelt qu’il veut détruire, dans une sorte de combat singulier.
Il hait cet homme, il le méprise. Il veut sa mort.
« Un abîme infranchissable sépare les conceptions de Roosevelt des miennes, dit-il. Cet homme issu d’une famille riche appartient depuis sa naissance à cette classe dite privilégiée dont les origines, dans les pays démocratiques, aplanissent les problèmes de l’existence.
« Je suis, moi, l’enfant d’une famille pauvre et j’ai dû me frayer mon chemin de haute lutte par un travail acharné et sans merci. Roosevelt a vécu la Première Guerre mondiale à l’ombre protectrice de Wilson, dans la sphère des profiteurs.
« Roosevelt est de ceux qui brassent des affaires pendant que d’autres versent leur sang.
« J’étais, moi, le simple soldat qui exécute les ordres de ses chefs. Parti pauvre pour la guerre, j’en suis revenu pauvre.
« J’ai partagé le sort de millions d’hommes et Roosevelt celui des privilégiés qu’on appelle les dix-mille. Après la guerre, en 1918, il s’empressa d’exploiter ses aptitudes de spéculateur en tirant parti de l’inflation, c’est-à-dire de la misère des autres, alors que moi je gisais sur un lit d’hôpital… »
Hitler dénonce l’échec du New Deal, exalte la réussite du nationalisme.
Roosevelt « détourne alors l’attention de l’opinion publique, de la politique intérieure vers la politique extérieure. Il est soutenu dans cette manœuvre par son entourage juif.
« Toute la juiverie met sa bassesse diabolique à son service et Roosevelt lui donne la main.
« Pendant des années, cet homme nourrit un désir unique : le déchaînement d’un conflit quelque part dans le monde. »
À chaque accusation, à chaque phrase, les députés du Reichstag applaudissent, scandent « Heil Hitler ! ».
Le Führer laisse la vague retomber, reprend :
« Il se peut qu’en raison de son infériorité intellectuelle, Roosevelt ne comprenne pas mes paroles, mais nous connaissons, nous, l’objet de son acharnement à détruire une nation après l’autre…
« Ainsi ai-je fait rendre aujourd’hui même son passeport à l’ambassadeur des États-Unis. »
Ces derniers mots sont couverts par une interminable ovation.
Peu après, à 2 h 30 de l’après-midi, Ribbentrop donne lecture au chargé d’affaires des États-Unis à Berlin de la déclaration de guerre, sans l’inviter à s’asseoir.
Il lui en remet le texte puis le congédie.
Hitler, qui avait conçu sa politique internationale de manière à ne pas avoir à combattre sur deux fronts, a désormais les trois plus grandes puissances mondiales coalisées contre le Reich :
« Au moment où les industriels allemands annoncent qu’ils ne pourront fournir les armes, les munitions, le matériel nécessaires à une guerre de plus en plus mécanisée », Hitler a contre lui les États-Unis et l’URSS, dont le potentiel économique est sans égal !
Et les soldats de la Wehrmacht mesurent ce qu’il leur en coûte d’affronter des T34 dont le blindage ne peut être percé par les canons allemands et de combattre sans équipement d’hiver par moins 30 degrés !
Le Führer et Goebbels ont été contraints de lancer un appel aux Allemands pour qu’ils donnent à la Wehrmacht des vêtements chauds, des fourrures.
Et bientôt, les vêtements des déportés assassinés seront envoyés sur le front russe !
Le lieutenant August von Kageneck, emmitouflé, « vêtu comme un bandit avec des vêtements de fortune », tapi dans une isba, écrit :
« Un matin, la radio nous annonça l’entrée en guerre des États-Unis. Nous comprîmes à peine ce que cela impliquait. Un ennemi de plus ou de moins, qu’est-ce que cela signifiait ? Un ennemi de plus ou de moins, qu’est-ce que cela pouvait nous faire ?
« Une petite phrase énigmatique, que les hommes se répétaient, nous trottait dans la tête :
« Kinder geniesstden Kriege, der Friede wird fürchterlich
« (Enfants, profitez de la guerre, la paix sera terrible).
« Dehors, il faisait de plus en plus froid.
« Cholodno, cholodno ? Froid, froid, psalmodiaient les paysans russes. »