30.

Les Russes tiendront-ils ? Sauveront-ils Moscou ?

Les diplomates, les attachés militaires anglais, américains en poste dans la capitale soviétique sont sceptiques ou réservés.

Churchill lui-même est dubitatif.

Il ne cache pas qu’il n’est pas sûr que la « Russie dure longtemps ».

Mais il faut la soutenir, lui fournir tout le matériel militaire possible. Des missions diplomatiques, venues de Washington ou de Londres, se rendent à Moscou.


Hopkins et Harriman, les Américains, Beaverbrook, l’Anglais, rencontrent Staline qui courtoisement, mais avec insistance, leur demande d’ouvrir deux seconds fronts à l’Ouest pour soulager les Russes.

Il parle comme si les États-Unis étaient déjà en guerre, alors que Washington ne cesse d’affirmer qu’il soutient Londres et Moscou mais ne veut pas aller au-delà.

« C’est maintenant qu’il faut ouvrir les deux fronts, en France et dans les Balkans, ou bien en Norvège », répète Staline.

Les Anglais avouent qu’ils ne disposent pas des troupes pour lancer de telles opérations.

Staline alors se tourne vers Hopkins et réclame l’envoi de matériel, d’aluminium pour la construction d’avions, d’essence à forte teneur en octane pour que ces appareils puissent voler.

« Donnez-nous des canons antichars et de l’aluminium et nous pourrons nous battre trois ou quatre ans », affirme-t-il.


Hopkins, de retour à Washington, racontera à Roosevelt, fasciné, son entrevue avec Staline.

« Staline m’a accueilli avec quelques mots brefs, en russe. Il me prend la main rapidement. Il sourit avec chaleur. Il ne gaspille ni les paroles, ni les gestes, ni les attitudes. J’ai l’impression de m’adresser à une machine parfaitement coordonnée, une machine intelligente. Ses questions sont claires, concises, directes. Ses réponses sont nettes, sans ambiguïté : on aurait dit qu’il les avait au bout de la langue depuis des années. Quand il veut adoucir une réponse trop abrupte, il le fait avec un sourire rapide, très étudié, un sourire qui peut être froid et amical, austère et chaleureux tout ensemble. Il ne sollicite de vous nulle faveur. On dirait qu’il ne doute jamais et qu’il a la certitude que vous non plus ne doutez pas. »


L’Anglais Beaverbrook est tout aussi enthousiaste.

Il rencontre Staline et a avec lui de longues conversations nocturnes comme les affectionne le dictateur.

Beaverbrook confie à Alexander Werth qu’il a été plus qu’impressionné par l’esprit pratique de Staline, ses capacités d’organisateur et ses qualités de chef national.

« Les Russes, dit Beaverbrook, sont le seul peuple du monde à affaiblir sérieusement l’Allemagne et il est de l’intérêt de l’Angleterre de se passer de certaines choses pour les donner à la Russie. »


Les envois de matériel vont s’intensifier.

Les convois de navires doivent traverser la mer arctique peuplée de sous-marins allemands avant de parvenir à Mourmansk. Ils affrontent une mer glaciale, aux icebergs dangereux, les pertes en navires et en hommes sont lourdes.

Aussi Anglais et Russes occupent-ils l’Iran pour s’ouvrir une route terrestre, au sud.

Mais, en ces mois de l’automne et de l’hiver 1941, alors que les Allemands sont à quelques dizaines de kilomètres de Moscou, les Russes ne peuvent encore compter que sur eux-mêmes.


Leurs richesses, ce sont l’espace et ce peuple capable d’endurer les plus cruelles souffrances. Sur ces terres infinies de l’au-delà de l’Oural, dans ces villes sibériennes, des usines transférées depuis les territoires occupés par les Allemands surgissent en quelques semaines. Les hommes et les femmes, évacués de Kiev, d’Orel ou de Moscou, ont été transportés dans cet Est glacial.

Ils travaillent souvent quinze heures par jour, épuisés, affamés. Certains doivent marcher de cinq à dix kilomètres pour se rendre à leur travail. Là, le froid coupe les mains. La terre qu’il faut creuser pour bâtir les fondations d’une usine est dure comme une pierre.

On utilise la dynamite pour la briser. Les pieds et les mains sont gonflés d’engelures mais on n’abandonne pas le travail.

On pense aux soldats, à la mort qui les guette en même temps que le froid et le blizzard les mordent.

Dans cette situation, comment se plaindre alors qu’on ne risque pas d’être tué par l’ennemi ?

À Sverdlovsk, la capitale de l’Oural, une usine de guerre est construite ainsi en deux semaines.

Le douzième jour, les machines couvertes de gelée blanche arrivent. On allume des brasiers pour les dégeler et, deux jours plus tard, l’usine reprend sa production.


Mais cet effort, ces souffrances, ces privations, cette abnégation, et aussi la crainte de la répression, ne suffisent pas à redresser la situation.

Octobre et novembre 1941 sont des mois tragiques. L’Ukraine – avec Kiev et Kharkov –, le Donbass qui produit 60 % du charbon de l’URSS, la Crimée – à l’exception de Sébastopol – sont aux mains des Allemands.


La ville de Rostov a été perdue par les Russes puis reprise, les Allemands sont repoussés de 60 kilomètres.

Première victoire russe, première défaite allemande depuis septembre 1939.

Le Führer s’emporte, « plongé dans un état d’extrême exaltation ». Il s’en prend à von Rundstedt qui a ordonné cette retraite. Il téléphone au Feldmarschall :

« Restez où vous êtes, ne reculez pas d’un pouce !

— Essayer de tenir serait une folie, répond von Rundstedt. D’une part, mes troupes ne le peuvent plus. D’autre part, si elles ne se replient pas, elles seront anéanties. Annulez votre ordre ou trouvez un autre chef pour l’exécuter. »

Dans la nuit, Hitler prend sa décision communiquée à von Rundstedt :

« J’accède à votre requête et vous prie d’abandonner votre commandement. »

Von Reichenau remplace von Rundstedt, mais il obtient du Führer le droit de poursuivre la retraite. Des milliers d’hommes ont été sacrifiés en vain.

« Nos déboires ont commencé à Rostov », déclarera Guderian.


Mais, en octobre-novembre 1941, on ne mesure pas la signification et les conséquences de cette première victoire russe.

La situation militaire s’aggrave chaque jour.

Leningrad est désormais encerclé, les Allemands ayant coupé la « route de vie » qui, à travers le lac Ladoga, lui permettait d’être ravitaillée.

Si sur la voie ferrée la station de Tikhvin n’est pas reprise aux Allemands, la ville de Lénine est condamnée à mourir de faim.


Devant Moscou, toutes les patrouilles, les vols de reconnaissance signalent que les Allemands préparent une nouvelle offensive. Les forces rassemblées – divisions de Panzers, infanterie, artillerie – sont considérables : Hitler veut entrer dans Moscou avant Noël.


Ce 6 novembre 1941 est la veille du vingt-quatrième anniversaire de la révolution de 1917.

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