12.
Que va-t-il advenir ?
Nuit et jour, en ce mois de mai 1941, d’interminables colonnes de soldats allemands, de véhicules blindés – Panzers, automitrailleuses –, de pièces d’artillerie portées par d’énormes camions, de motocyclistes, traversent la Pologne en direction de l’est.
Elles sont englouties par les immenses forêts qui couvrent la zone frontière avec les territoires contrôlés par les Russes. Les Polonais qui se terrent dans leurs villages pressentent qu’une nouvelle partie aux enjeux décisifs va s’engager.
Entre le Reich et la Russie !
Ils ne connaissent pas le plan Barbarossa.
Ils ne lisent pas la presse internationale – suisse, suédoise, américaine – qui confirme que des centaines de milliers de soldats allemands sont transférés d’ouest en est et sont concentrés face à la Russie, tout au long de la frontière, de la Baltique au sud de la Pologne.
Pour quoi faire sinon pour déchaîner une nouvelle tempête ?
Les soldats allemands ne la craignent pas. Ils l’attendent, ils l’espèrent. Ils l’imaginent brève, victorieuse. Elle sera l’ultime Blitzkrieg.
Après viendront le triomphe, la paix qui effacera le Diktat humiliant de 1919.
Les victoires du printemps 1940 et du printemps 1941 annoncent les succès à venir.
Ces jeunes soldats ne doutent pas. Jamais ils n’ont disposé d’autant d’armes et de véhicules blindés. Hitler a ordonné que la production d’armements se concentre sur les chars.
Le nombre de divisions de Panzers a doublé. De nouveaux véhicules semi-chenillés permettent de transférer rapidement des divisions d’infanterie mobile derrière les blindés.
Qui pourrait résister à une telle armée ?
Depuis le début de l’année 1941, les chemins de fer et les routes en Pologne occupée ont été améliorés et des provisions ont été entassées dans la zone frontière.
Des dizaines de milliers de Polonais ont été réquisitionnés, pour effectuer ces travaux.
Ils ont été traités comme des esclaves, battus ou abattus s’ils protestaient ou tentaient de s’enfuir.
Et les Einsatzgruppen (groupes d’intervention) ont nettoyé les territoires proches de la frontière de tous les Juifs et notables polonais susceptibles de s’opposer à l’armée allemande.
Qui se soucie de leur vie ?
Les hommes de la Wehrmacht sont aveuglés par leur désir de victoire. Ils sont le Grand Reich et la Force. Ils ont le Droit.
Le lieutenant von Kageneck, chef de peloton et de patrouille blindée dans le bataillon de reconnaissance de la IXe Panzerdivision, est l’un de ces jeunes officiers qui ne voient pas ce qui se passe autour d’eux, emportés qu’ils sont par leur enthousiasme patriotique et guerrier.
Et cependant, von Kageneck, fils d’un aide de camp de l’empereur Guillaume II, neveu de von Papen – chancelier du Reich avant l’arrivée de Hitler au pouvoir –, peut obtenir des informations sur la situation en Pologne et sur les événements qui se préparent. Mais quand un ami de la famille l’interroge sur ce qu’il pense de l’avenir, après les victoires allemandes dans les Balkans et l’offensive de Rommel vers l’Égypte, Kageneck répond :
« Nous allons prendre les Anglais à revers. »
Son interlocuteur, ancien ambassadeur à Rome, ricane :
« C’est le commencement de la fin, mon pauvre petit. En attaquant dans les Balkans, Hitler n’a pas visé les Anglais mais les Russes. Dans quelques mois, ce sera la guerre avec la Russie et nous ne pourrons pas la gagner. »
Mais comment Kageneck, qui n’a pas dix-neuf ans, qui vient d’être promu lieutenant, qui est issu d’une famille liée aux traditions militaires et impériales – l’un de ses frères est un des héros de la Luftwaffe, décoré par le Führer –, pourrait-il renoncer à l’enthousiasme ?
Aux côtés de dix mille autres nouveaux lieutenants, il a été présenté au Führer dans l’immense rotonde du Sportspalast de Berlin.
Comment ne pas être grisé par cette force juvénile, disciplinée, représentant toutes les régions du Reich, toutes les armes ?
Ceux de la Kriegsmarine portent un uniforme bleu foncé, ceux de la Luftwaffe sont en bleu clair. Les lieutenants de l’armée de terre – Heer – sont en vert-de-gris. Kageneck porte l’uniforme noir à tête de mort – héritée de la cavalerie – des Panzers.
Un peu à part se tiennent, en feldgrau tirant sur le vert, les lieutenants des Waffen-SS. Ils encadreront l’armée privée de Himmler qui compte déjà cinq divisions.
Kageneck, qui les a côtoyés à l’École de guerre, sait qu’ils sont soumis à une discipline de fer, et fanatisés.
Un ordre. Tous se lèvent.
Kageneck aperçoit le Führer qui remonte le couloir central jusqu’à une petite tribune.
« Sa vareuse verte est décorée de la seule croix de fer. Le silence est total. Les dix mille lieutenants sont debout au garde-à-vous. »
« Heil leutnante, s’écrie Hitler.
— Heil mein Führer », répondent les jeunes officiers.
Hitler parle d’une voix hachée.
Discipline, tradition, Frédéric le Grand, le Grand Reich : les mots retentissent comme autant de commandements.
Le suprême devoir de l’officier est, dans la vie comme dans la mort, d’être un exemple pour ses hommes, répète le Führer.
Il exige l’obéissance absolue à ses ordres, « même ceux qui pourraient paraître insensés ».
« Heil leutnante ! » conclut Hitler.
« Il quitte le Sportspalast, dans un silence total, les mains enfoncées dans le ceinturon. »
Von Kageneck rejoint le bataillon de reconnaissance de la IXe Panzerdivision auquel il a été affecté.
Il ne sait pas que quatre groupes d’intervention du Service de sécurité SS ont été constitués pour appliquer la Kommissarbefehl.
Ils agiront de leur propre initiative, liquidant les « commissaires » judéo-bolcheviques.
Des unités de police ont été créées, avec le même objectif : exécuter tous les fonctionnaires communistes, commissaires du peuple, Juifs occupant des fonctions dans l’État ou le parti communiste, ainsi que tout autre « élément radical ».
Kageneck ignore que plusieurs généraux – Walter von Reichenau, Erich von Manstein, Karl Henrich von Stülpnagel – ont émis des ordres de marche, qui révèlent le sens de la guerre contre la Russie que tout annonce.
Celui du général Erich Hoepner, publié le 2 mai 1941, est sans équivoque :
« La guerre contre la Russie est une étape fondamentale de la lutte du peuple allemand pour la survie.
« C’est la lutte ancestrale des Allemands contre les Slaves, la défense de la culture européenne contre le déluge moscovite et asiatique, la défense contre le bolchevisme juif.
« Cette lutte doit avoir pour objectif de réduire la Russie d’aujourd’hui en miettes et doit par conséquent être menée avec une dureté sans précédent. »
Mais von Kageneck, le visage fouetté par l’air printanier, roule vers l’est, debout dans la tourelle de son automitrailleuse.
Derrière, aussi loin que porte son regard, il voit cette colonne de Panzers, de camions, de motocyclettes.
L’impression de force est irrésistible.
Au bout de la route, à la lisière des forêts, il y a le fleuve Bug, la ligne de démarcation entre le Grand Reich et la Russie.
« Avant la dernière étape, nous couchons dans une petite ville perdue dont les maîtres sont des membres d’une unité montée de la Waffen-SS, raconte von Kageneck. Ils traitent royalement leurs camarades des Panzers : la bière et le schnaps coulent à flots. »
Le commandant de l’unité SS propose : « Voulez-vous voir un vrai Juif ? »
Poussé par un planton, le voici, petit homme d’une trentaine d’années, seul face à « tant d’officiers allemands ».
Le commandant l’interroge :
« Alors, Ferschel, combien as-tu roulé de gens aujourd’hui ? »
L’homme ne répond pas. Le SS décrète que son « petit youpin privé qu’il s’est réservé » a roulé au moins « dix braves commerçants chrétiens… Allez planton, donnez-lui dix bons coups dans le dos ».
« L’homme, raconte von Kageneck, s’était déjà laissé tomber à genoux, comme un mouton, et courbait la tête. »
« Mouton ? »
Le mot est révélateur de l’état d’esprit de von Kageneck.
Voulait-il que cet homme seul choisisse la mort face à ce groupe d’officiers des SS et des Panzers qui viennent de festoyer ?
« Nous étions atterrés, conclut Kageneck.
« C’était donc cela notre occupation en Pologne ?… L’expérience nous bouleversa profondément. »
Mais il ne se demande pas en reprenant sa route ce que sera la guerre en Russie.
Il roule.
« La grande forêt nous absorbe », dit-il.
Il faut camoufler les chars, les camions, les automitrailleuses.
Et attendre en regardant au-delà de la forêt, vers la Russie.