31.

Moscou, 6 novembre 1941. Ciel noir, vent glacial qui déchire les nuages bas. Il a neigé. Il neige. On entend le roulement de la canonnade qui, au gré du vent, se rapproche ou s’éloigne.

Des ambulances passent. Elles ressemblent à des camions. Elles transportent les blessés vers les hôpitaux surpeuplés où l’on entasse dans les couloirs les soldats en surnombre. Ils sont des milliers de blessés, le front est à une soixantaine de kilomètres de Moscou.


Des groupes d’hommes et de femmes emmitouflés marchent vers la grande gare Maïakovski du métro de Moscou, où doit se tenir le traditionnel meeting de la veille du jour de la Révolution. Pas d’enthousiasme mais une sombre résolution. Que manifester d’autre quand l’ennemi envahit votre patrie, détruit votre maison, tue par milliers les prisonniers, les suspects ? Il faut le chasser.


C’est aussi ce que demandent Staline et les siens. Les « groupes de sécurité de l’arrière », du NKVD, surveillent, prêts à frapper « les lâches, les déserteurs ».

On sait qu’on est espionné, que la poigne de fer du NKVD ne s’est pas desserrée, au contraire.

Il suffit d’être soupçonné de colporter de fausses nouvelles pour être arrêté, déporté, en vertu de l’article 58, qui définit les « opposants politiques » condamnés aussitôt à une peine de dix ans de camp.


Les ouvriers, dans les usines de l’Oural, savent qu’ils peuvent être accusés de sabotage.

Alors, pour la Sainte Russie, par patriotisme, parce que la terreur règne toujours, on donne toutes les forces qu’on peut encore posséder malgré le froid et souvent la faim.

Tout se mêle : la volonté de sauver la Russie, et les règles inhumaines du travail forcé.

Des populations entières, suspectes, sont déportées en Sibérie. Ainsi les six cent mille Allemands de la Volga, installés là depuis le Moyen Âge.


Parmi les prisonniers des camps du Goulag – les Zeks –, beaucoup sont volontaires pour le front. Soljénitsyne les observe avec mépris et accablement.

« Dès les premiers jours, il y eut beaucoup de Zeks qui déposèrent des requêtes aux fins d’être retenus pour aller au front. Ils avaient goûté au plus dense concentré de puanteur que la louche puise dans les camps, et les voici maintenant qui demandaient qu’on les envoyât au front défendre ce système de camps et mourir pour lui dans les compagnies disciplinaires. »

Et il y a les prisonniers des geôles du NKVD, qu’on n’a pu évacuer avant l’arrivée des Allemands et qu’on a tués d’une balle dans la nuque.


À cause de tout cela, dans le grand hall de la gare Maïakovski du métro de Moscou, des centaines de délégués du soviet de Moscou, des représentants des forces armées, du parti, des syndicats, des jeunes du Front du travail, se pressent et saluent avec des applaudissements frénétiques l’arrivée de Staline.


Staline commence à parler lentement, de sa voix rugueuse. Il exalte l’armée Rouge.



« La défense de Moscou et de Leningrad montre qu’au feu de la Grande Guerre patriotique de nouveaux soldats, de nouveaux officiers… se forgent : ce sont ces hommes qui demain seront la terreur de l’armée allemande. »

Les applaudissements déferlent.

La Grande Guerre patriotique, l’armée Rouge font naître la ferveur.

Et Staline le sait, évoquant la « grande nation russe », mêlant Lénine et Tolstoï, Pouchkine et Gorki, rappelant Koutouzov et Souvorov.

« Les envahisseurs allemands veulent une guerre d’extermination contre les peuples de l’Union soviétique. Eh bien, s’ils veulent une guerre d’extermination, ils l’auront. »

On l’acclame longuement. Il élève la voix :

« Votre devoir, c’est de détruire tous les Allemands, c’est de détruire, jusqu’au dernier homme, tous les Allemands venus occuper notre pays. Pas de pitié pour les envahisseurs allemands ! Mort aux envahisseurs allemands ! »

Les applaudissements durent plusieurs minutes.


Puis le silence s’établit parce que Staline évoque la « coalition des Trois Pays », l’Angleterre, qui a envoyé des matières premières, les États-Unis qui ont consenti un prêt de un milliard de dollars.

« Cette union ne pourra que se renforcer pour la cause commune : la Libération. »

Libération ?

Parmi les Russes rassemblés, combien pensent à la « liberté » qui peut-être viendra couronner la victoire et faire disparaître cette peur qui, depuis les années 1930, serre la gorge de chaque citoyen de l’URSS quand il songe au NKVD, à la prison de la Loubianka, où l’on tue d’une balle dans la nuque.

Alors on peut, on doit, on veut crier avec Staline.


« Longue vie à notre armée Rouge et à notre marine Rouge !

« Longue vie à notre glorieux pays.

« Notre cause est juste ! Nous aurons la victoire ! »


Le lendemain, 7 novembre 1941, le ciel est moins noir, mais le vent froid, plus froid, balaye la place Rouge sur laquelle sont rangés des bataillons qui viennent du front ou vont s’y rendre.

Staline s’adresse à ces troupes, cependant que des avions de chasse patrouillent dans le ciel de Moscou pour empêcher un raid de la Luftwaffe.

« Camarades ! L’ennemi est aux portes de Moscou et de Leningrad, lance Staline.

« La guerre que vous faites est une guerre de libération, une guerre juste, une guerre où peuvent vous inspirer les figures héroïques de nos grands ancêtres, Alexandre Nevski, Dimitri Donskoï, Minine et Pojarski, Alexandre Souvorov et Mikhail Koutousov ! Que flottent sur vous les étendards victorieux du grand Lénine… »


Ceux qui ont battu en 1242 les chevaliers Teutoniques, en 1380 les Tartares, au XVIIe siècle les envahisseurs polonais, en 1812 Napoléon et en 1920 les armées blanches sont des patriotes défendant la « Sainte Russie », la Russie révolutionnaire.

Et Staline est ainsi le continuateur d’Alexandre Nevski, d’Ivan le Terrible, de Pierre le Grand.

Il est, comme Lénine, le constructeur d’un État millénaire. Et les Allemands insultent le peuple russe, voulant l’exterminer, effacer cette histoire.

Il faut donc les vaincre, les tuer !

Et les bataillons défilent sur la place Rouge, et partent directement pour le front.


Des avions parachutèrent derrière les lignes allemandes les journaux relatant les deux discours de Staline.

Les nazis avaient annoncé la chute de Moscou, mais Moscou résistait !

Et les troupes qui avaient défilé sur la place Rouge allaient briser l’offensive allemande qui se préparait.

Staline avait conclu son discours par ces mots :

« Mort aux envahisseurs allemands ! Longue vie à notre glorieux pays, à sa liberté, à son indépendance !

« Sous la bannière de Lénine, en avant pour la victoire ! »

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