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Staline, comme un paysan taciturne, répète ce dimanche 7 décembre 1941, d’une voix sourde et lasse, cholodno, cholodno.


Il vient de quitter son appartement et son bureau du Kremlin où il a travaillé toute la journée, recevant le général Joukov qui lui a fait part de la progression de la contre-offensive de l’armée Rouge.

Au sud de Moscou, les Panzers de Guderian qui encerclaient Toula ont été repoussés. Nombreux, le moteur gelé, ont été abandonnés par leurs équipages et souvent les Allemands les ont incendiés.


« Cholodno, cholodno », a murmuré Staline.

Il ajoute que le froid est une arme russe qui a vaincu, avec les cosaques, avec les troupes de Koutousov et de Souvarov, la Grande Armée de Napoléon.


Au nord de Moscou, dans la région de Kalinine, le repli allemand est devenu en quelques heures retraite, et ici la débâcle.

Mais d’autres unités de la Wehrmacht résistent, s’accrochent au terrain.


« Cholodno, cholodno », a dit Staline en pénétrant dans l’abri construit au-dessous du Kremlin et dans lequel il passe ses soirées et ses nuits. Il l’a fait aménager et meubler, comme sa datcha de Kountsevo où depuis l’avance allemande il ne se rend plus, parce qu’il doit rester au Kremlin, au cœur de Moscou.

C’est là qu’en juillet et novembre il a reçu les envoyés de Roosevelt, Harry Hopkins, puis Harriman.

Il a écouté Hopkins lui dire qu’aux yeux du président Roosevelt, la première chose au monde qui importât était de battre Hitler et l’hitlérisme et qu’en conséquence le président souhaitait aider la Russie.

Et Staline a répondu qu’il était indispensable que les nations aient en commun un minimum de sens des valeurs, qu’elles les partagent.

Or les chefs de l’Allemagne en sont absolument dépourvus. Ils représentent dans le monde actuel une force antisociale.

« Nos vues coïncident », a conclu Staline.


Ce dimanche 7 décembre 1941, dans l’abri sous le Kremlin, une grande table a été dressée et autour d’elle se pressent les familiers. Ce soir, il n’y a pas Svetlana Allilouieva, la fille de Staline qui, à trois reprises entre octobre et novembre, a été reçue ici, par son père, dans le lieu le plus secret, le milieu le plus fermé de toute la Russie.

Ils sont une quinzaine, Molotov, Kaganovitch, Beria, Vorochilov, Malenkov, auxquels se joint parfois, à l’invitation expresse de Staline, Georgi Joukov, le commandant du front central. Staline, les yeux mi-clos, observe le général, qui est devenu le deuxième personnage de Russie.


C’est pour cela que Staline s’en méfie, mais en même temps il faut lui faire confiance. Les troupes, les soldats, même les généraux ont besoin d’avoir à leur tête l’un des leurs, mais ils ne doivent jamais oublier qu’au-dessus de Joukov, il y a Staline, qui décide de tout en dernière instance, et qui a droit de vie et de mort sur chacun.

Même sur Joukov.

Mais ce soir du dimanche 7 décembre 1941, l’heure n’est pas au doute, à la suspicion.

Staline vient d’apprendre par un message de l’ambassade des États-Unis à Moscou que les Japonais ont attaqué Pearl Harbor, que la plus grande partie de la flotte américaine a été coulée par ce raid aérien.

Staline observe ses convives.

Tous parlent plus fort que d’habitude comme s’ils étaient déjà un peu ivres. Ils attendent, tournés vers Staline, que celui-ci analyse la situation créée par l’entrée dans la guerre des États-Unis !


Staline veut rester impassible, ne pas donner à voir ce soulagement qu’il ressent, cet orgueil aussi.

Car il a depuis le mois d’avril 1941 tout fait pour détourner la menace d’une agression japonaise contre la Russie.

Il a conclu avec Tokyo un pacte de non-agression, empêchant ainsi que le Japon et l’Allemagne, pourtant liés par le pacte antiKomintern – depuis 1936 –, ne conjuguent des offensives contre la Russie.

Il a réussi.

Il a pu offrir à Joukov quatre cent mille hommes retirés de la frontière sibérienne. Il a parié sur le respect par le Japon de sa neutralité à l’égard de l’URSS. Et désormais, et sans doute pour plusieurs mois, le risque n’existe plus d’une attaque japonaise, puisque Tokyo a choisi d’affronter les États-Unis.

Solidaire de Tokyo, Hitler va déclarer la guerre à l’Amérique, et la situation de la Russie s’en trouve mécaniquement renforcée.


Mais Staline ne dit pas cela, ce dimanche 7 décembre 1941. Il insiste au contraire sur le probable ralentissement des envois de matériel américain, car Washington va vouloir venger Pearl Harbor, et avec les Anglais, les États-Unis auront à faire face à la poussée japonaise.

Il va falloir rappeler à Churchill et à Roosevelt que la priorité est à l’écrasement de l’Allemagne. Et que le sort de cette bataille se joue en Russie, ici, devant Moscou.

Il faut marteler cela, exiger comme Staline le fait depuis le mois de juillet l’ouverture d’un « second front » dans les Balkans, en France. Et l’occupation anglo-russe de l’Iran, qui vient d’avoir lieu, n’est qu’un premier pas dans la voie de cette coopération militaire.

Mais pour l’heure, il faut apporter son soutien aux États-Unis en veillant à ne pas irriter les Japonais, et le plus simple est de ne pas les nommer !


Staline, ce dimanche 7 décembre 1941, câble au président Roosevelt :

« Je vous souhaite la victoire dans votre lutte contre l’agression dans le Pacifique… »

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