19.
Moscou avant l’hiver ?
Les généraux de la Wehrmacht ont l’optimisme moins « arrogant » que celui des trois aviateurs de la Luftwaffe prisonniers des Russes.
Von Bock qui a réalisé une percée de 720 kilomètres se heurte après Smolensk à une résistance farouche des Russes. Von Leeb qui avance vers Leningrad constate lui aussi l’acharnement au combat des nouvelles unités russes. Le maréchal von Rundstedt, qui opère au sud, vers Kiev, rencontre les mêmes difficultés.
Tous pensent cependant que le plan Barbarossa se réalise dans de bonnes conditions. Et les généraux qui commandent les Panzerdivisionen, ainsi Guderian, sont partisans de lancer leurs chars vers Moscou.
Ils croient toujours à l’efficacité de la Blitzkrieg.
Hitler les écoute, soliloque :
« J’ai résolu d’effacer Leningrad de la surface de la terre, dit-il. Lorsque la Russie sera terrassée, l’existence de cette ville ne présentera plus d’intérêt. Mon intention est de la faire raser jusqu’aux fondations par l’artillerie et par un bombardement aérien ininterrompu. »
Il veut qu’on repousse toute offre de reddition de Leningrad.
« Ce n’est pas et ce ne devrait pas être à nous de résoudre le problème de la survivance de sa population, à savoir son ravitaillement. Dans le combat où notre existence est en jeu, il est contraire à notre intérêt de ménager la population de cette ville, n’en serait-ce qu’une fraction. »
Tout à coup, Hitler s’interrompt, s’emporte, il accuse ses généraux et d’abord le haut commandement de la Wehrmacht, de ne pas envisager d’autres objectifs que Moscou, alors que le Reich doit s’emparer du grenier à blé qu’est l’Ukraine puis marcher vers le Caucase et ses ressources pétrolières.
Le 21 août, il interpelle violemment le général Halder et le maréchal von Brauchitsch.
Hitler martèle chaque mot, n’admettant aucune réplique, son choix est fait, répète-t-il.
« L’objectif principal à atteindre avant l’hiver est non pas la prise de Moscou mais au sud de nous emparer de la Crimée, du bassin minier du Donetz et des gisements pétrolifères du Caucase ; au nord d’investir Leningrad et d’opérer la jonction avec les armées finlandaises. Seulement alors seront réalisées les conditions qui nous permettront d’attaquer l’armée de Timochenko, devant Moscou, et de la vaincre. »
Il accuse ses généraux, ses maréchaux, exprimant son mépris par une mimique qui déforme le bas de son visage.
« Le haut commandement, dit-il, donne asile à “des cerveaux fossilisés” dans des théories archaïques. »
Halder envisage de démissionner, avec Brauchitsch, mais celui-ci s’y refuse. À quoi cela servirait-il ? Ils peuvent être utiles à la Wehrmacht et à l’Allemagne en restant à leur poste !
Une fois de plus, Halder s’incline.
« Le Führer, dit Halder, est obsédé par son désir de s’emparer à la fois de Leningrad et de Stalingrad car il se persuade que la chute de ces deux cités saintes du communisme entraînera celle de la Russie tout entière. »
Guderian, le 23 août, plaide encore pour une offensive immédiate sur Moscou.
« Hitler me laisse parler jusqu’au bout, raconte Guderian, puis le Führer me répond calmement, mais une moue de dédain cerne sa bouche. »
« Le Reich, dit Hitler, a besoin des matières premières industrielles et des produits agricoles de l’Ukraine. Il faut neutraliser la Crimée, ce véritable porte-avions soviétique susceptible de servir à l’attaque des puits de pétrole de Roumanie. »
Il s’interrompt, croise les bras et, campé devant Guderian, il déclare :
« Mes généraux ne connaissent rien à l’aspect économique de la guerre. Mes ordres sont d’ores et déjà donnés. L’attaque de Kiev reste l’objectif immédiat et toutes les opérations doivent être conduites à cette fin. »
« À chaque phrase du Führer, confie Guderian, les généraux présents – Keitel, Jodl et autres – opinent religieusement de la tête. Je demeure seul contre tous. »
L’offensive de von Rundstedt contre Kiev va donc commencer. Des renforts d’infanterie et de Panzers sont ramenés depuis le front central vers le sud.
Et il n’est plus question d’attaquer Moscou.
L’armée de von Bock et les Panzers de Guderian attendent la chute de Kiev.
Le lieutenant von Kageneck avance vers la capitale de l’Ukraine. On franchit le Dniepr par l’unique pont capable de supporter une division blindée. Puis on roule à travers d’immenses forêts. Et les pluies d’automne commencent à tomber dru, transformant le sol en boue.
« Une boue sans fond, tenace, collante, qui prend tout, qui tient tout, et ne lâche plus rien. »
Les Panzers ne réussissent à progresser que de cinq à huit kilomètres par jour au lieu de trente.
« Nous faisons tirer nos voitures, nos canons, nos cuisines roulantes par nos chars et par des tracteurs pris aux Russes, raconte Kageneck. Mettre un pied devant l’autre demande un effort surhumain. Et il faut cependant se battre, contre des soldats russes déterminés, qu’appuient de nouveaux chars aux larges chenilles qui leur permettent d’avancer dans la boue. Et ces T34 ont un blindage qui résiste à nos obus. »
Kiev tombe le 16 septembre 1941.
« C’est la plus grande bataille de l’histoire mondiale », affirme Hitler.
Les Allemands auraient capturé 665 000 Russes.
Les prisonniers défilent en larges colonnes interminables, couleur de boue.
C’est un troupeau d’hommes épuisés, gardés par quelques Allemands et des Ukrainiens enrôlés comme supplétifs de la Wehrmacht qui se souviennent des atrocités commises par les bolcheviques.
Le 26 septembre, la bataille de Kiev est terminée, les dernières troupes soviétiques encerclées se sont rendues au terme d’âpres combats.
La pluie redouble.
La boue devient si épaisse que les voitures s’y enfoncent jusqu’aux essieux et les hommes jusqu’aux genoux.
« La distance entre le premier char et le dernier camion de ravitaillement est de quelque 300 kilomètres, témoigne August von Kageneck. Impossible de faire parvenir des munitions, le ravitaillement, le courrier à la troupe. La guerre meurt doucement. Notre arme blindée, l’orgueil de la Wehrmacht, le fer de lance de la grande attaque sur Moscou – Kiev conquise, elle est l’objectif du Führer –, est brusquement mise hors jeu. Quinze Panzerdivisionen sont condamnées à l’inaction complète. Nous faisons des prières pour qu’enfin le gel arrive. »
Hitler ignore les difficultés que ses armées éprouvent.
Mais tous les généraux, plongés dans les combats, disent comme von Rundstedt :
« Je m’aperçois que tout ce qu’on nous a raconté sur la Russie n’est que bourrage de crâne ! »
Le général Halder ajoute : « Nous avions basé nos calculs sur une force armée d’environ deux cents divisions. Au bout de trois mois de combat, nous en avons déjà identifié trois cents ! Aussitôt qu’une douzaine est exterminée, une autre douzaine la remplace…
« Les Russes sont faits prisonniers par centaines de milliers mais l’armée Rouge résiste et, même encerclés, les Russes défendent leur position et se battent pied à pied. »
Ils disposent de ces chars, T34, monstres d’acier qu’aucun obus allemand ne peut percer.
Ils bénéficient de l’appui d’avions de chasse qui envahissent le ciel alors que la Luftwaffe est loin de ses bases et ne peut protéger tout le front.
Ils ont déjà pour allié le froid.
En ce mois d’octobre, il commence à mordre rageusement les corps des soldats qu’aucun équipement d’hiver ne vient protéger.
Mais Hitler ne s’en soucie pas. Le 2 octobre 1941, il adresse au peuple allemand une proclamation triomphante :
« Je déclare aujourd’hui et sans aucune réserve que notre ennemi de l’Est est abattu et ne se relèvera jamais…
« Derrière nos armées victorieuses s’étend déjà un territoire deux fois plus vaste que celui du Reich quand je pris le pouvoir en 1933. »