44.

À la fin de ce mois de décembre 1941, la nostalgie du général Rommel qui songe à sa femme et à leur fils est un privilège.


Car des millions d’humains, combattants mais aussi civils – hommes, femmes, enfants –, agonisent dans cet enfer qu’est la guerre, « cruelle et sombre », comme l’écrit Karl Lemberg, un Oberleutnant de la Wehrmacht, recroquevillé dans une isba qui le protège du froid. Mais pour combien de temps ?

Il se souvient de ce qu’il a vu, accepté, accompli, subi, depuis qu’il a pénétré, avec les premières unités, le 22 juin, dans les territoires contrôlés par les Russes.


Il a découvert que, derrière les troupes, des groupes d’intervention du service de sécurité SS et des bataillons de police tuaient les Juifs, ou bien poussaient les populations locales à organiser des pogroms sanglants. Ukrainiens, Baltes, qui avaient subi le pouvoir bolchevique, se déchaînaient.


Heydrich, le dirigeant SS, avait donné pour instruction d’inciter les populations à « l’autonettoyage ».

Il faut « établir pour la postérité aussi solidement que possible, et avec des preuves irréfutables, le fait que la population libérée a pris des mesures les plus radicales contre l’ennemi bolchevique et le Juif, de sa propre initiative, sans que l’on puisse discerner aucune influence du côté allemand ».


L’Oberleutnant Karl Lemberg se souvient de « cet homme blond, de taille moyenne, qui se tenait debout, appuyé sur une batte de bois, en position de repos. La batte avait l’épaisseur de son avant-bras et lui arrivait à la poitrine.

« À ses pieds gisaient quinze à vingt personnes mortes ou mourantes. De l’eau coulait sans discontinuer d’un tuyau d’arrosage, emportant du sang dans le caniveau vers la bouche d’égout.

« À quelques pas derrière lui, une vingtaine d’hommes environ, gardés par des civils armés, attendaient leur cruelle exécution, soumis et silencieux.

« Obéissant à un signe négligent de la main, l’homme suivant s’est avancé sans un mot puis a été battu à mort avec la plus extrême sauvagerie pendant que la foule ponctuait chaque coup d’acclamations enthousiastes.

« Certaines femmes tenaient leurs enfants à bout de bras pour leur permettre de mieux voir[7] ».


Partout, jour après jour, les services de sécurité SS tuent des milliers de Juifs, fusillés, ou battus à mort avec des matraques et des pelles.

Là, on voit « des centaines de Juifs marchant le long de la rue, le visage ruisselant de sang, des trous dans la tête, les mains brisées et les yeux sortis de leurs orbites. Ils étaient couverts de sang. Certains en portaient d’autres qui s’étaient effondrés[8] ».

Combien d’assassinés, de la fin du mois de juin à ces derniers jours du mois de décembre 1941 ?

Peut-être plusieurs centaines de mille – six cent mille ! – en ne comptant que les Juifs, auxquels s’ajoutent les civils russes, les soldats de l’armée Rouge, faits prisonniers et qu’on abat ou qu’on laisse mourir de faim et de froid.

Le développement de la guerre de partisans contre la Wehrmacht, ou bien la découverte dans les prisons des villes occupées par les Allemands de soldats de la Wehrmacht abattus après avoir été torturés par les Russes, provoquent vengeances, tueries, meurtres de masse.


Guerre atroce, guerre féroce en cette fin de décembre 1941, alors que se déploie la contre-offensive russe de Joukov.

L’Oberleutnant Karl Lemberg reçoit l’ordre de tenir, sans reculer – Haltbefehl, a dit le Führer –, mais en même temps il est ordonné aux troupes de ne pas laisser un village intact à l’ennemi. Maisons et granges doivent être détruites à l’explosif, incendiées. Il s’agit d’empêcher les troupes russes de trouver un abri dans les isbas. Rien n’est dit du sort à réserver aux civils. Dans de nombreux cas, on n’aura pas le temps de les faire partir.


À partir du 20 décembre 1941, les arrière-gardes de la Wehrmacht commencent leur besogne de destruction.

« Ce fut, dit le caporal August Freita, un ordre dur qui nous montra plus que jamais à quel point nous menions une guerre pour l’être ou le non-être. Toi ou moi, un de nous deux doit crever… Par un froid glacial, un vent soufflant de l’est et sous les flocons de neige, nous regardions les habitants du village amassés en bordure de celui-ci, contemplant leurs maisons partir en flammes.

« Des bébés qui n’avaient pas encore respiré l’air du dehors de leurs maisons, sur les bras de leurs mères, hurlaient d’effroi, mais leurs cris étaient bientôt couverts par les cris de celles qui les portaient. Jamais de ma vie je n’avais vu autant de malheur, je ne l’aurais même pas imaginé.

« Je remerciai le bon Dieu de ne pas appartenir au commando incendiaire[9]. »


La température descend à moins 40 degrés.

« Mon cœur s’arrêta lorsque je vis les gelures des hommes, raconte un médecin de la Wehrmacht. Presque toujours les doigts de pied ou les pieds entiers étaient gelés dans la botte, formant avec elle un seul gros bloc de glace. Nous devions d’abord découper toute la botte et ensuite longuement frotter et malaxer le pied jusqu’à ce qu’il redevînt mou et élastique. Nous les enveloppions ensuite dans de la ouate, pour finir par les entourer d’un gros pansement… Dans des cas graves, si le soldat ne pouvait plus supporter ses souffrances, nous le piquions à la morphine, mais il fallait un dosage prudent car la morphine expose davantage le corps au froid. C’est seulement après le dégel complet que les chirurgiens pouvaient décider quelle partie de chair pouvait encore être sauvée de l’amputation[10]. »


Le soldat de la Wehrmacht souffre, meurt, tue.

Il n’a plus d’états d’âme quant à la mort des autres. Ce qui reste d’humanité dans son cœur est réservé aux camarades. Car pour survivre, il faut compter sur eux, les seuls dont on peut attendre qu’ils ne le laissent jamais en perdition.

C’est August von Kageneck qui l’écrit.

Mais il n’y a pas que cette guerre impitoyable. Dans les territoires occupés, à l’Est, en Pologne, en Ukraine, dans les pays baltes, en Russie, ce n’est plus seulement des massacres de Juifs dont il est question mais de leur extermination.

Les soldats de la Wehrmacht tournent la tête pour ne pas voir, mais s’il le faut, il leur arrive de prêter main-forte aux tueurs.


Hitler a annoncé au lendemain de sa déclaration de guerre aux États-Unis que, « concernant la question juive, [il était] décidé à déblayer le terrain… Les Juifs ont provoqué la guerre mondiale, elle est en cours, l’anéantissement de la juiverie doit en être la conséquence nécessaire… Nous ne sommes pas là pour avoir pitié des Juifs mais pour avoir pitié de notre propre peuple allemand ! Maintenant que le peuple allemand a perdu cent soixante mille morts de plus sur le front de l’Est, les instigateurs de ce conflit sanglant vont devoir le payer de leur vie ».


Goebbels a noté ces propos du Führer tenus à Berlin, lors d’une conférence des chefs nazis, le 12 décembre 1941. Et Hans Frank, gouverneur général de Pologne, de retour à Varsovie, traduit la pensée du Führer :

« Les Juifs, liquidez-les vous-mêmes ! Messieurs, je dois vous armer dès maintenant contre tout sentiment de pitié. Nous devons anéantir les Juifs partout où nous les rencontrons et partout où cela est possible, afin de préserver la structure totale du Reich ici. »

Le 18 décembre 1941, Hitler dit à Himmler qu’il faut considérer les Juifs comme des partisans. Himmler note :

« Question juive. À exterminer en tant que partisans. »


En même temps que Hitler donne ainsi, en cette fin décembre 1941, les ordres concernant la « solution finale de la question juive », le Führer renouvelle la consigne de ne pas reculer.


« Acharnement fanatique, volonté irréductible », répète le général Blumentritt, mais il donne raison au Führer.

« Hitler a compris d’instinct que tout recul à travers ces déserts de neige et de glace aurait entraîné l’effritement du front et partant une déroute comparable à celle de la Grande Armée de Napoléon… »


Hitler n’accepte d’ailleurs aucun avis différent du sien.

Il insulte, punit, destitue, condamne à mort ceux de ses généraux qui plaident en faveur de la retraite.

Von Rundstedt, von Bock, Guderian, Hoepner sont relevés de leur commandement.

Le général Hans von Spoeneck, qui a dirigé l’assaut contre les Pays-Bas en mai 1940, est traduit en conseil de guerre, dégradé, condamné à mort.

Le général Keitel est insulté. Von Brauchitsch, chef d’état-major, est qualifié de « capon vaniteux, de crétin, de polichinelle » et démis de son poste.

Le 10 décembre, Hitler annonce au général Halder qu’il prend lui-même le commandement suprême des forces armées du Reich.

« Le rôle du chef militaire suprême est de dresser les armées selon l’idéal national-socialiste, dit Hitler. Aucun de mes généraux n’est capable de le remplir comme je veux qu’il soit. En conséquence, j’ai décidé de prendre la barre moi-même. »


Mais « le désastre continue », écrit le général Gotthardt Heinrici à sa femme, le soir de Noël 1941.

« Au sommet, à Berlin, tout en haut de la pyramide, personne ne veut l’admettre… Pour des raisons de prestige, personne n’ose reculer franchement. Ils ne veulent pas accepter le fait que leur armée est déjà complètement encerclée devant Moscou. Ils refusent de reconnaître que les Russes soient capables d’accomplir une telle chose. Alors ils se jettent dans l’abîme, complètement aveuglés. Dans quatre semaines, ils auront perdu devant Moscou, et plus tard ils perdront la guerre. »


Pourtant les Allemands évitent l’encerclement. Ils résistent. « Haltbefehl. » Ils se sont enterrés. Les villages changent plusieurs fois de mains et surtout les Russes ne disposent pas de moyens suffisants – chars, camions – pour conclure par une victoire éclatante – encercler les Allemands entre Moscou et Smolensk – leur contre-offensive.

Mais à plusieurs reprises la panique a saisi les généraux allemands.


Le général Halder note dans son journal :

29 décembre 1941 :

« Autre journée critique… conversation dramatique entre le Führer et von Kluge. Le Führer interdit le repli de l’aile nord de la IVe armée. Crise sérieuse dans la IXe armée où les généraux ont visiblement perdu la tête… »

30 décembre 1941 : « encore un trou noir ».

31 décembre 1941 : « sombre fin d’année ».

Загрузка...