32.

La victoire, pour les Russes, en ce mois de novembre et ces premiers jours de décembre 1941, c’est de ne pas reculer, de creuser un trou dans le sol glacé recouvert d’une épaisse couche de neige et de s’accrocher à ce morceau de terre de la Sainte Russie.

Et d’empêcher ainsi que se referme sur Moscou la tenaille que les Allemands dessinent dans leur offensive.


Au nord, il faut bloquer l’avance des Panzers vers Volokolamsk.

Les soldats de l’unité antichar du major Panfilov subissent les attaques aériennes de la Luftwaffe puis les assauts des fantassins allemands, appuyés par une vingtaine de chars.

Les Russes résistent avec leurs grenades à main, des bouteilles de pétrole, des fusils antichars.

La neige devient noire et rouge.

Des chars brûlent, des hommes hurlent.

Et c’est déjà une nouvelle attaque avec trente chars. Le commissaire politique Klochkov se tourne vers les survivants, tous blessés, et dit :

« La Russie est grande mais on ne peut battre en retraite nulle part, puisque Moscou est derrière nous. »

Cette poignée de soldats russes blessés résiste donc, et le commissaire politique se lance sous un char avec un sac rempli de grenades qu’il fait sauter.

Et les Allemands se replient sans avoir percé.

Et des épisodes semblables, il s’en produit tout au long du front.


Au sud, l’autre pince de la tenaille allemande menace Toula, cette ville qu’après Orel il faut conquérir si l’on veut encercler et prendre Moscou.

Et les Allemands avancent, déclenchant la panique, l’exode.


Vassili Grossman se trouve pris dans cette fuite.

« Je pensais savoir ce qu’est une retraite, mais une chose pareille non seulement je ne l’avais jamais vue, mais je n’en avais pas même l’idée. L’Exode ! La Bible !

« Toula est saisi de cette fièvre de mort, torturante, cette fièvre terrible que nous avons vue à Gomel, à Orel… Se peut-il que Toula aussi ? C’est le chaos ! »


Le général Boldine, nommé commandant de la défense de Toula doit faire face aux Panzers de Guderian. Il est encerclé, apprend que les chars allemands ont coupé la route Toula-Moscou en plusieurs points.

Il hurle à ses subordonnés :

« Enlevez-moi ces Allemands sur la route de Moscou. »

Il est lui-même harcelé par le grand quartier général.

C’est le général Joukov qui lui intime une nouvelle fois l’ordre de rompre l’encerclement.

« Vous vous êtes arrangé pour vous faire encercler trois fois, n’est-ce pas un peu trop ? Vous devez évacuer votre poste de commandement ! Vous êtes une tête de cochon, vous n’avez pas exécuté mes ordres.

— Camarade commandant, si nous n’étions partis, moi et mon état-major, Guderian serait déjà ici, la situation serait pire ! »

Le général Boldine s’obstine, les Allemands sont repoussés et le trafic peut reprendre sur la route Toula-Moscou !


Le lieutenant August von Kageneck participe à ces combats acharnés.

Il s’interroge, saisi par l’angoisse.

Que la Russie est grande !

« Le ciel est gris, le pays blanc, l’horizon a disparu. Nous avançons dans un univers sans limites, sans bornes, froid, hostile, inhumain.

« La confiance dans nos chefs, dans notre armement, n’est nullement ébranlée, mais nous savons qu’il nous faut désormais beaucoup de chance pour vaincre. »


La neige s’est mise à tomber. Il fait une température de moins 20, moins 25, moins 38 degrés.

Cholodno, cholodno.

Froid, froid, psalmodient les paysannes quand les Allemands les chassent de leurs villages, de leurs isbas, pour s’y réfugier, tenter de se réchauffer. Et les soldats jettent dans les brasiers tout ce qui peut brûler.

Cholodno, cholodno.

Froid, froid !


Les partisans surgissent de la forêt voisine, mettent eux aussi le feu pour détruire les écuries, les abris où les Allemands se sont réfugiés. Les soldats rendus ivres de haine s’emparent d’une jeune combattante, Zoia, la torturent et la pendent.

Elle devient l’héroïne que d’autres jeunes femmes prennent pour modèle et dont les journaux russes vantent les exploits.


C’est une guerre impitoyable, sans autre règle que la survie, et pour cela il faut chasser « l’autre » du village où il s’abrite du froid.

« Il est impossible de rester debout dans la tourelle d’un char, dit August von Kageneck. Nous n’avons rien pour lutter contre un froid pareil.

« Ni gants, ni bottes fourrées, ni fourrures, pas de couvre-chef autre qu’un Kopfschutzerun – passe-montagne – que nous mettons sous le casque et le calot. Et un tricot à col roulé, refuge préféré des poux !

« Nous en sommes réduits à l’improvisation totale.

« C’est ainsi que Willy, “mon conducteur”, raconte Kageneck, inverse la courroie de transmission du ventilateur du moteur de l’automitrailleuse. La chaleur dégagée par le moteur pénètre alors à l’intérieur de la tourelle.


Mais bientôt les moteurs, que l’on ranime en allumant des feux de pétrole sous les carters, ne partent plus.

« Nous sommes devenus des fantassins, vêtus comme des bandits avec des vêtements de fortune », dit Kageneck.

On dépouille les cadavres russes de leurs bottes de feutre et de leurs capes de fourrure.

Le froid tue autant que les Russes et souvent davantage !

« Nous apprenons à distinguer une gelure du deuxième degré d’une gelure du premier degré. Il faut immédiatement se frotter les mains et la figure avec de la neige, elles commencent à geler.

« Une marche prolongée dans la neige et les pieds sont fichus. On ne peut plus retirer les bottes. Il faut les découper. Nos morts se transforment en statues de bois.

« Si nous reprenons aux Russes un village que nous avons perdu quelques jours auparavant, nous trouvons toujours l’un ou l’autre de nos camarades mort, les jambes sciées à la hauteur du genou.

« Les Russes, eux, ont besoin de bottes en cuir.

« On ne peut plus enterrer les tués. Nous nous contentons de les recouvrir de neige. »


Sur tout le front, de Leningrad à Toula, et devant Moscou, c’est la même situation.

Guderian qui tente, à partir du sud, d’atteindre la capitale russe note :

« Avec ce froid de glace, c’est pas à pas que nous avançons vers l’objectif final et toutes les troupes souffrent terriblement du manque de ravitaillement… Sans essence, nos camions sont immobilisés !

« Mais nos troupes combattent avec une merveilleuse endurance en dépit des handicaps… Je rends grâce au ciel de ce que nos hommes se montrent de tels soldats. »


Le 2 décembre 1941, un bataillon de reconnaissance allemand pénètre dans la banlieue de Moscou. À l’horizon, les soldats aperçoivent les coupoles du Kremlin.

Mais dès le lendemain matin, les Allemands sont chassés de cette banlieue de Khimki par des « bataillons communistes » appuyant des troupes fraîches, bien équipées, arrivant d’Extrême-Orient.

Staline ne craint plus une attaque japonaise.

Les services de renseignements assurent que les Japonais sont décidés à ouvrir les hostilités contre les États-Unis.

Une flotte japonaise comportant plusieurs porte-avions serait en route vers les îles américaines du Pacifique.

Pearl Harbor, dans les îles Hawaii, serait menacé.


Le 3 décembre, le Feldmarschall von Bock, commandant la IVe armée, téléphone au général Halder :

« Les avant-gardes de la IVe armée ont dû se replier car les unités de flanc ne peuvent plus progresser, dit-il.

Le moment approche où mes soldats succomberont… »


Le 4 décembre 1941, moins 38 degrés.

« La résistance ennemie atteint son paroxysme », note le général Halder.

Les T34 attaquent et les soldats de Guderian trouvent que les obus de 37 mm des canons antichars sont sans effet sur le blindage.

« Il en est résulté une panique, note Guderian, la première panique depuis la campagne de Russie. »


Le 5 décembre 1941 est un jour noir pour l’armée allemande. La Wehrmacht est bloquée tout au long du front de 320 kilomètres qui devait prendre Moscou en tenaille.

Pire, la Wehrmacht recule.

« Les troupes ont atteint la limite de l’endurance », téléphone von Bock à Halder.

« C’est la première fois, écrit Guderian, que je suis contraint de donner l’ordre de repli à mes Panzers et rien ne m’est plus dur.

« L’attaque de Moscou a échoué, l’endurance et les sacrifices de nos braves soldats ont été vains. Nous avons essuyé une très grave défaite. »


Ce même 5 décembre 1941, le général Blumentritt, au quartier général de la IVe armée, déclare :

« À la toute dernière minute, notre espoir de vaincre la Russie en 1941 s’est écroulé. »


Demain, le 6 décembre 1941, le général Joukov doit lancer sur le front de Moscou la grande contre-offensive russe.

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