17.

Ce 3 juillet 1941, enfin Staline parle.


Il est 6 h 30 du matin et, sur toutes les places de Moscou et des autres grandes villes de l’Union soviétique – et parfois à l’autre bout du pays –, c’est encore – ou déjà – la nuit, sa voix grave à l’accent géorgien fige les passants.

Ils lèvent la tête vers les haut-parleurs et il semble qu’ils scrutent le ciel laiteux d’une journée d’été qui commence.

Dans les grandes usines métallurgiques où l’on fond le minerai de fer qui deviendra acier, qui se transformera en chars T34, en canons, en casques, les ouvriers ont cessé le travail et fixent eux aussi les haut-parleurs.

Et il en est de même dans les casernes où sont rassemblés les volontaires, sur le front, on entend la même voix.


Enfin Staline parle, lentement, de sa voix sourde.

Et dès les premiers mots, l’émotion serre la gorge.


« Camarades, citoyens, frères et sœurs, combattants de notre armée et de notre marine !

« Je m’adresse à vous, mes amis. »

Il n’a jamais parlé ainsi. Il devient le paysan et le pope, le tsar et le tyran communiste, celui qu’on suit, auquel on obéit.

Et ce n’est pas la peur du knout, de la balle dans la nuque, de la déportation au-delà du cercle polaire qui fait qu’on tremble en l’écoutant.


C’est qu’il est des « nôtres ». « Nous sommes », il l’a dit, ses frères, ses sœurs, ses amis, parce que nous devons faire face ensemble à un « ennemi cruel et sans pitié », à « l’ennemi le plus néfaste, le plus perfide : le fascisme allemand ».

Et Staline nous dit que nous sommes la Sainte Russie, la Russie qui a vaincu les chevaliers Teutoniques avec Alexandre Nevski, qui a détruit l’armée de Napoléon avec Souvorov et Koutouzov, qui à l’appel du grand Lénine a vu se lever les partisans qui ont défait les armées de Guillaume II puis les armées blanches.

Il dit toute l’histoire russe, lorsqu’il répète « frères et sœurs ».


Il parle sans grandiloquence, d’une voix sourde et calme, et l’on devine pourtant l’émotion qui l’étreint, peut-être parce que le souffle est lourd, révèle la fatigue.

Il s’interrompt et on entend le bruit de l’eau qu’il boit.

Puis, il dit : « Une sérieuse menace plane sur notre pays. »

Et l’on apprend que Leningrad est déjà menacé, que Smolensk est encerclé et va tomber, et au bout de cette route il y a Moscou.



Les avions allemands ont bombardé Mourmansk, Mohilev, Kiev, Odessa et Sébastopol.

La vérité est amère, mais elle est dite enfin après douze jours de retraite, de défaite.

Les troupes russes ont reculé de 500 kilomètres et abandonné des centaines de milliers de prisonniers.


Mais de savoir cela rend le sol plus ferme sous les pas. Parce qu’il y a cet homme qui ose s’interroger à haute voix :

« Comment le gouvernement soviétique a-t-il pu signer un pacte de non-agression avec des voyous inhumains comme Hitler et Ribbentrop ? N’avons-nous pas fait une faute sérieuse ? »

Et il répond :

« Non, certes.

« Nous voulions la paix. Pourquoi la refuser ? Mais maintenant, il faut détruire cet ennemi cruel et sans pitié. »

Et pour cela, « se battre jusqu’à la dernière goutte de sang pour nos villes et nos villages ».

Si l’on est contraint de reculer : « Tous les biens utilisables doivent être détruits s’ils ne peuvent être évacués. »

Des unités de partisans doivent être formées.

« Il faut créer des conditions intolérables pour l’ennemi et ses complices qui doivent être harcelés et détruits à chacun de leurs pas. »


Il dit : « Les voyous germano-fascistes, ceux qui veulent rétablir le tsarisme et faire des peuples de l’URSS les esclaves des princes et des barons allemands seront vaincus. »

Il ne dit pas : « Ils n’entreront jamais dans Leningrad et Moscou », mais chacun l’entend.

On ferme les poings, on serre les dents. Car commence un temps terrible. On détruira ce qu’on a construit. On sera encore plus impitoyable qu’on ne l’a été !

« Il n’y a pas de place dans nos rangs, dit Staline, pour les pleurnichards, les lâches, pour les déserteurs et les semeurs de panique… Il faut détruire les espions, les diversionnistes, et les parachutistes allemands. »

On va créer des milices, un Comité national de défense est mis en place. Et Staline le présidera. Molotov, Beria, Malenkov, Vorochilov seront auprès de lui.

« Camarades, nos forces sont immenses. L’insolent ennemi en fera bientôt l’expérience.

« Toute la puissance de notre peuple doit être mise en œuvre pour écraser l’ennemi. En avant pour la victoire ! »


Un journaliste du New York Times, Erskine Caldwell, écoute, regarde autour de lui, les Moscovites serrés les uns contre les autres, la tête levée, comme s’ils voulaient que cet homme, ce Staline si cruel, continue de parler, comme si sa tyrannie, sa brutalité, sa violence impitoyable, son mystère devenaient des qualités.

« J’étais au milieu de la foule sur une place toute proche de la place Rouge, écrit Caldwell dans le New York Times du 4 juillet 1941. J’observais les gens tandis qu’ils écoutaient la voix de Staline transmise par les haut-parleurs. Il n’y avait ni bruit ni démonstration d’aucune sorte.

« Hommes et femmes retenaient leur souffle si bien que l’on pouvait saisir la moindre inflexion de la voix. Le silence était si profond qu’à deux reprises durant l’allocution j’entendis le bruit de l’eau dans un verre auquel but Staline par deux fois en s’arrêtant de parler.

« Le seul commentaire audible fut émis plusieurs minutes après la fin du discours de Staline par une mère de famille : “Il travaille tant qu’il est étonnant qu’il trouve du temps pour dormir. Je suis inquiète pour sa santé.”

« Évidemment, elle exprimait les sentiments de ceux qui l’écoutaient car la plupart hochèrent la tête en guise d’approbation. »


On sait, on murmure qu’il travaille jusqu’à 5 heures du matin. Que le général Chtémenko l’informe dès 10 heures des opérations militaires de la nuit. Vers 16 heures, nouveau rapport.

La réunion de la Stavka, l’état-major général, a lieu tard dans la soirée. Elle se prolonge par un dîner, la projection d’un film.

Staline terrorise les participants.

En ce mois de juillet 1941, il a fait fusiller le général d’armée Pavlov et tout l’état-major du district militaire spécial de l’Ouest qui commandaient les troupes en Biélorussie.

Châtiment exemplaire qui sème l’effroi et galvanise, fait prendre conscience que cette guerre est sans pitié et qu’il faut vaincre ou mourir.


Le général Fedyuninsky, qui commande dans le secteur de Kiev, évoque non pas l’exécution du général Pavlov et ses proches officiers, camarades qu’il connaissait et côtoyait, mais l’accueil par la troupe du discours de Staline du 3 juillet 1941.

« Il n’est pas facile de décrire l’enthousiasme considérable et l’élan patriotique qui accueillirent cet appel. Il nous sembla soudain que nous étions plus forts.

« Quand les circonstances le permirent, les unités de l’armée tinrent de brèves réunions. Des instructeurs politiques expliquèrent comment, en réponse à l’appel de Staline, le peuple tout entier se levait comme un seul homme pour combattre pour la Sainte Patrie… »


C’était comme si chaque Russe, soldat, officier, ouvrier, paysan, voulait oublier ce qu’il avait vécu, depuis plus d’une décennie : la terreur, les arrestations, les déportations, les exécutions par les hommes du NKVD.

Pas une famille russe pourtant qui n’ait eu à subir ce joug. Et les pelotons d’exécution du NKVD étaient toujours à l’œuvre. Le général Pavlov et son état-major venaient d’être passés par les armes. Et d’autres, qualifiés de traîtres, d’oppositionnels, d’espions, de déserteurs et de semeurs de panique, allaient subir le même sort.


Mais on oubliait le tyran.

On ne s’interrogeait pas sur les raisons de son silence durant les douze jours cruciaux qui avaient suivi l’invasion allemande, parmi les plus sombres de l’histoire russe.

Saline était-il effondré, ivre ?

Peu importait. Il parlait ce 3 juillet : il restait le tyran, mais on entendait les mots « amis », « frères », « sœurs ». Il était la voix de la Russie.


Alors, au moment où la retraite de l’armée Rouge de plus de 500 kilomètres et l’ampleur de ses pertes caractérisaient la situation militaire, la Pravda du 9 juillet titrait :

« Vive le Grand Staline, l’instigateur et l’organisateur de nos Victoires. »

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