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L’homme qui, en cette matinée du jeudi 1er janvier 1942, marche seul, courbé, tenant son chapeau à deux mains, tant le mistral souffle fort sur la Provence, c’est Jean Moulin.


Il se dirige vers le village de Saint-Andiol situé à quelques kilomètres d’Arles. Là est sa maison familiale. Personne ne s’étonnera de le voir. Il poussera les volets, il se rendra chez les Raybaud, qui habitent aux confins du village. On l’invitera à partager le repas du jour de l’an, « puisque vous êtes seul, monsieur Jean ». Il acceptera.

Qui pourrait imaginer qu’il vient d’être parachuté non loin de la bastide de la Lèque avec deux agents des services secrets de la France Libre ? L’un, Raymond Fassin, sera officier, l’autre, Hervé Monjaret, sera le radio de la mission, chargé d’établir la liaison entre la France et Londres.


Ils ont pris des routes séparées afin d’éviter d’attirer l’attention. Mais Monjaret semble s’être perdu puisqu’il n’était pas au point de rendez-vous, situé au-delà du village d’Eygalières.


Moulin l’a attendu en grelottant de froid, car il a touché le sol dans un marécage et s’y est enfoncé jusqu’à mi-cuisse. En se libérant du parachute, il a perdu sa boussole, son Colt. Mais il a gardé serrée dans son poing la petite boîte métallique qui contient la pastille de cyanure.

Il sait qu’il en usera si besoin est.


Voilà longtemps déjà, depuis les années 1930, que Moulin n’ignore rien de la régression barbare qui déferle sur l’Europe : fascisme, nazisme, guerre civile d’Espagne et triomphe du franquisme, et puis cette capitulation à Munich, face à Hitler et Mussolini, de l’Angleterre et de la France, et, le 23 août 1939, ce pacte de non-agression germano-soviétique, l’entente entre Staline et Hitler qui permet d’égorger la Pologne. Et la guerre que concluent, en mai 1940, la débâcle et Pétain.

Moulin était préfet de Chartres. Il s’est tranché la gorge pour éviter d’avoir à céder aux Allemands qui exigeaient qu’il accusât des soldats sénégalais de viols et de meurtres. Il n’est qu’une seule réponse à la tyrannie nazie : se battre, résister, et mettre dans ce combat sa vie en jeu.


C’est pour cela qu’il a rejoint de Gaulle, qu’il lui a apporté le fruit d’une enquête sur les ferments de résistance en France. De Gaulle l’a chargé d’être son représentant en France, de rassembler tous ces hommes, ces réseaux, d’en faire une force unie, qui donnera à la France Libre une légitimité indiscutable.


Voilà des jours qu’avec Fassin et Monjaret Moulin attend le départ.

Les prévisions météorologiques ont longtemps été défavorables. Puis les Anglais ont été réticents.

Ils hésitent à renforcer ce de Gaulle, si intransigeant, ce général désireux d’affirmer la souveraineté française.

Il a décidé seul de rattacher les îles Saint-Pierre-et-Miquelon à la France Libre, ordonnant aux Forces navales de la France Libre, commandées par l’amiral Muselier, d’y prendre pied. C’est fait le 24 décembre 1941. Et les Américains ont menacé de Gaulle d’intervenir et de chasser les Français Libres.


Moulin a découvert ces tensions, ces désaccords, ces rivalités qui, à Londres, divisent les Français Libres. On accuse de Gaulle d’autoritarisme, voire de tendances dictatoriales. Des socialistes regroupés dans le cercle Jean-Jaurès évoquent le « bonapartisme » du général. Est-il même républicain ? Maurrassien, plutôt !

Les Anglais et les Américains recueillent ces ragots, jouent des divisions.

Ils n’ont pas totalement rompu avec les hommes de Vichy. Ils veulent avoir « deux fers au feu ». De Gaulle pour tous ses rivaux et ses opposants n’est que le « biffin », le « képi », voire « le général Boulanger ». Les Américains ou les Anglais le désignent souvent du sobriquet « roi Makoko » ou bien de « sacrée Pucelle ». Ne joue-t-il pas les Jeanne d’Arc ?


Jean Moulin a choisi : il sera l’homme de De Gaulle parce qu’il veut l’unité de la Résistance, sous la direction de la France Libre.

Il ne soupçonne pas de Gaulle d’ambition médiocre, personnelle. L’homme veut seulement un grand destin pour la France. C’est un homme qui doute, qui s’interroge : « Aurai-je assez de clairvoyance, de fermeté, d’habileté pour maîtriser jusqu’au bout les épreuves ? » se demande-t-il.


C’est un homme qui rejette toute complaisance.

À Philippe Barrés qui a fait son éloge dans un livre, il répond :

« Il est mauvais, aujourd’hui surtout, de se regarder dans la glace principalement quand cette glace avantage le personnage. »


Ce qui inquiète Moulin, ce ne sont donc pas les tendances autoritaires de De Gaulle, mais le comportement de nombreux résistants, créateurs de réseaux, hommes courageux mais qui – tel Henri Frenay – hésitent à abandonner leur autonomie, leurs projets, leurs pouvoirs aux mains du général de Gaulle.

Ils se rebellent contre ceux qui – tel Jean Moulin – parlent en son nom. Ils ne veulent pas être aux ordres d’un ancien préfet, fut-il valeureux. Ils se méfient des services de renseignements de la France Libre, qui deviennent le 17 janvier 1942 le Bureau Central de Renseignements et d’Action Militaire (BCRAM) et sont dirigés par le colonel Passy.


Pourquoi ne pas être directement en contact avec les Anglais ou les Américains ou même maintenir un lien avec les hommes de Vichy ? Frenay verra ainsi Pucheu, le ministre de l’intérieur de Pétain, l’homme qui a « trié » les otages que les Allemands vont exécuter en représailles de l’assassinat d’officiers par des « terroristes » communistes.

Pucheu, le ministre détesté, le « collaborateur » indigne, qui a choisi les « communistes » comme otages.

Mais Frenay, qui le rencontre, dit de lui :

« Pucheu ? Indiscutablement un homme fort, son langage est viril, sa parole franche, rien en lui de trouble et de cauteleux. Il pense ce qu’il dit et il le dit avec force. »

Et Henri Frenay, l’un des premiers résistants, un patriote déterminé, le créateur du mouvement Combat, est fasciné, flatté aussi que Pucheu lui confie :

« Si j’ai accepté de vous rencontrer, c’est parce que je savais avoir affaire à un homme raisonnable. »

Mais comment, ainsi « distingué », Frenay accepterait-il d’emblée sans rechigner de rentrer dans le rang, de se soumettre au « préfet » Jean Moulin, et de dépendre de lui pour ses contacts avec Londres, pour les livraisons d’armes et les attributions de fonds ?


Tâche difficile que celle de Moulin qui, ce jeudi 1er janvier 1942, alors que le mistral cisèle comme à coups de burin les arêtes des Alpilles, hâte le pas.

Voilà des années qu’il vit dans l’urgence, Front populaire, guerre d’Espagne, débâcle : chaque fois il a fait face.

Le temps presse toujours si l’on veut échapper à la tyrannie.


Et si l’on veut l’unité de la Résistance, « tout ou presque reste à faire. Il faut tout organiser, c’est-à-dire créer de toutes pièces à l’aide de personnalités plus ou moins hésitantes, disciplinées ou désintéressées, des troupes et des services bien encadrés et chargés de tâches et de missions précises ».

Il faut repérer, créer des terrains d’atterrissage pour établir des liaisons régulières avec Londres. Il faut dresser la liste des zones de parachutage.


Il faut avec méthode essayer de mettre de l’ordre, réconcilier les chefs de réseau, jaloux de leur autorité, souvent rivaux, asseoir autour d’une même table Henri Frenay – Combat – et d’Astier de La Vigerie – Libération. Et pendant ce temps-là, la Gestapo arrête, torture, démantèle les réseaux.

Il faut lutter contre la lâcheté ou la trahison des attentistes, des collaborateurs ou des agents de l’ennemi.

Il faut surveiller les communistes qui ont leurs propres réseaux et préparent l’après-guerre, et dont on sait qu’ils sont en liaison avec les services secrets soviétiques, cet « Orchestre rouge » dont on soupçonne l’existence, mais dont on n’a pas percé les secrets.


Tâche immense et essentielle. Le sort de la France Libre s’y joue, et donc le sort de l’avenir de la souveraineté française.

« Jean Moulin, dit de Gaulle, emportait mon ordre de mission, l’instituant comme mon délégué, pour la zone non occupée, et le chargeant d’y assurer l’unité d’action des mouvements de résistance.

« C’est lui qui serait en France le centre de nos communications, d’abord avec la zone Sud et dès que possible avec la zone Nord. »

Tout remonte à Jean Moulin. Il est la clé de voûte de la Résistance. Il organise, contrôle, rassemble, ordonne, reçoit et distribue les fonds fournis par la France Libre.


Moulin rencontre les chefs, les fondateurs des réseaux : d’Astier de La Vigerie, Frenay, Chevance.


« Mon nom sera Charvet, dit Henri Frenay.

« Le mien Bertin, dit Chevance, l’adjoint de Frenay.

« Moi, ce sera Max », conclut Jean Moulin.


« Je le revois encore, raconte Chevance-Bertin, sortant de la poche de son gilet une toute petite note, un petit papier qui était caché dans une boîte d’allumettes, qu’il fallait regarder à la loupe et qui contenait la photographie des directives qu’il nous apportait pour l’Armée secrète.

« La grande question pour nous, poursuit-il, c’était de savoir si nous allions devenir gaullistes, c’est-à-dire si nous allions accepter les moyens financiers, les moyens de liaison, les directives.

« Après avoir pesé le pour et le contre, après avoir marché longuement dans la nuit, nous avons dit que nous étions d’accord et que nous acceptions. »

Mi-janvier 1942, Jean Moulin – Max – engrange un premier résultat.


Moulin, qui est arrivé de Londres avec 500 000 francs, en donne aussitôt la moitié à Combat.

Puis, pèlerin de la France Libre, il entreprend de rencontrer les autres responsables de mouvements de résistance. Son radio, Hervé Monjaret, installé à Caderousse, à 6 kilomètres d’Orange, dans le grenier d’un presbytère, commence ses émissions, à destination de Londres. Deux à trois fois par semaine, la liaison, est ainsi établie entre la Résistance intérieure et la France Libre.

De Gaulle sait jour après jour ce que Jean Moulin lui apporte.

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