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C’est le 5 novembre 1942, à 8 heures du matin.
Il y a moins de vingt heures, Rommel ordonnait la retraite immédiate.
Un avion décolle de l’aérodrome de Vichy, à destination d’Alger. À son bord, l’amiral Darlan, le successeur désigné du chef de l’État, le maréchal Pétain.
Il est aussi, en fait, parce qu’il a la confiance du Maréchal, celui qu’écoutent les généraux de l’Armée de l’armistice, en charge des troupes cantonnées dans la zone libre ; celui que suivent les amiraux qui commandent la flotte regroupée à Toulon.
Tous ces officiers, par esprit de discipline et par conviction, par attachement au vainqueur de Verdun, respectent les ordres donnés par le Maréchal et souvent transmis par son successeur désigné, Darlan.
Ceux qui sont en poste en Afrique du Nord, à Casablanca, Alger, Tunis, ou en Afrique-Occidentale, à Dakar, dans les territoires qui n’ont pas rallié la France Libre, sont encore plus déterminés à rester fidèles à Pétain.
Ils veulent défendre la souveraineté française incarnée par Pétain, chef de l’État, contre les Anglais, les Américains, les rebelles de la France Libre, et les Allemands ou les Italiens. Or les rumeurs d’une « invasion » anglo-américaine de l’Afrique du Nord se sont répandues dès la fin de l’année 1941.
Le général Weygand, qui commandait en Afrique du Nord avant d’être « limogé » en novembre 1941 par Pétain à la demande des Allemands, avait déclaré :
« Si les Américains viennent avec une division, je les fous à l’eau, s’ils viennent avec vingt divisions, je les embrasse. »
Mais il avait aussi ajouté :
« Je suis trop vieux pour être un rebelle. »
Il obéirait donc aux ordres donnés par le maréchal Pétain. Et il en est ainsi pour la plupart des officiers.
Or, le 5 novembre 1942, on signale qu’une flotte de 290 navires anglais et américains chargés de troupes approche de Gibraltar.
Une partie de ces navires se dirige vers Casablanca et les côtes marocaines.
Le reste franchit le détroit en direction des côtes algériennes.
L’amiral Darlan ne peut l’ignorer, comme il connaît la défaite et la retraite de Rommel.
Mais à son arrivée à Alger, il prétend que ce ne sont pas ces événements qui l’ont conduit à quitter Vichy.
Il se rend, assure-t-il, au chevet de son fils unique, Alain, atteint de poliomyélite depuis le 13 octobre et que l’on donne mourant.
La venue de son père a un effet miraculeux !
Contrairement à tous les diagnostics médicaux, Alain Darlan est sauvé.
Quant à l’amiral Darlan, il devient la pièce maîtresse de la situation.
L’Afrique du Nord est un nœud d’intrigues, de conspirations, de lâchetés, de tromperies, de bêtises.
Et une tragédie.
Car dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942, les navires anglais et américains ont atteint les côtes marocaines et algériennes.
Depuis des mois, quelques conjurés – industriels, policiers, fonctionnaires, officiers, aventuriers – ont pris langue avec le consul américain à Alger, Robert Murphy.
Le consul écoute, promet un débarquement des troupes américaines. C’est l’opération Torch, à laquelle Roosevelt s’est rallié et que Churchill a présentée à Staline qui en a compris tous les avantages.
Mais Robert Murphy ne dévoile pas aux conjurés le détail de l’opération et les « conjurés » sont vite neutralisés par les officiers décidés à suivre les ordres de Pétain.
Le Maréchal a reçu un message de Roosevelt.
Le président des États-Unis affirme que le débarquement américain a pour but de prévenir une agression des troupes de l’Axe – Allemagne-Italie – contre l’Empire français.
Roosevelt poursuit :
« Je n’ai pas besoin de vous dire que le but ultime et le plus grand est la libération de la France et de son Empire du joug de l’Axe…
« Je n’ai pas besoin de vous affirmer à nouveau que les États-Unis d’Amérique n’ambitionnent la conquête d’aucun territoire… »
La réponse de Pétain est apparemment sans ambiguïté :
« C’est avec stupeur et tristesse que j’ai appris cette nuit l’agression de vos troupes contre l’Afrique du Nord, commence le Maréchal.
« J’ai lu votre message, vous invoquez des prétextes que rien ne justifie.
« Vous prêtez à vos ennemis des intentions qui ne se sont jamais traduites en actes.
« J’ai toujours déclaré que nous défendrions notre Empire s’il était attaqué… Nous sommes attaqués, nous nous défendrons, c’est l’ordre que je donne. »
Ces mots enfantent des morts.
Américains et Français s’entretuent sur les plages nord-africaines. Car les ordres de Pétain sont exécutés.
On résiste aux Américains.
Au Maroc, les troupes du général Noguès comptent 1 500 morts et infligent près de 1 000 tués aux Américains !
On peut aussi mourir à Sidi-Ferruch, non loin d’Alger.
Et les Américains ne débarquent pas en Tunisie, laissant ainsi les troupes allemandes s’y installer. Et il faudra de durs combats – de nombreux morts – pour les déloger.
Puisque les troupes françaises restent fidèles au maréchal Pétain, Robert Murphy se tourne vers l’amiral Darlan.
Mais celui-ci refuse de donner l’ordre d’accueillir les Américains en libérateurs.
« J’ai prêté serment au maréchal Pétain, explique Darlan. Et depuis deux ans, je recommande à mes marins et au pays de s’unir derrière le Maréchal. Je ne peux pas renier mon serment. »
Robert Murphy obtient seulement que Darlan demande à Pétain ses instructions.
Pétain, qui vient de donner l’ordre de résister, télégraphie sa réponse à Darlan :
« J’ai bien reçu vos messages par l’entremise de l’amirauté et suis heureux que vous soyez sur place. VOUS POUVEZ AGIR ET ME RENSEIGNER. VOUS SAVEZ QUE VOUS AVEZ TOUTE MA CONFIANCE. »
Darlan est bien le maître de la situation, puisque Pétain lui donne un blanc-seing.
En fait, Pétain pratique son double jeu habituel : pour satisfaire les Allemands, il doit faire des déclarations invitant à la résistance aux Américains.
Et il faut permettre à Darlan de négocier avec ces Américains que Pétain invite à tuer.
Car le 8 au soir, les combats qui ont cessé à Alger se poursuivent à Oran et Casablanca !
Ces « finasseries » sanglantes se parent des vertus de la bonne conscience : Pétain et Laval prétendent que leur politique est la seule qui permette de protéger la population de la métropole des représailles allemandes.
À Weygand qui propose de signer l’armistice avec… les Américains, de déclarer la guerre à l’Axe, de donner l’ordre à l’Armée de l’armistice de résister aux Allemands s’ils pénètrent en zone libre et d’envoyer la flotte de Toulon à Alger ou à Oran, le Maréchal répond qu’on ne peut adopter cette attitude, car la France serait traitée comme la Pologne.
Laval, lui, veut incarner la « collaboration » active, mais en essayant de ne pas passer « aux actes ».
Or il reçoit un message du Führer qui le convoque à Munich pour le 10 novembre à 23 heures.
Hitler ne cache rien de ses exigences.
« En présence de l’agression à laquelle viennent de se livrer les Anglo-Saxons, écrit le Führer, la rupture des relations diplomatiques ne saurait être considérée comme suffisante.
« Il faudrait aller jusqu’à une déclaration de guerre aux Anglais et aux Américains.
« Si le gouvernement français prend une position aussi nette, conclut Hitler, l’Allemagne est prête à marcher avec lui “pour le meilleur et pour le pire”. »
Laval consulte Pétain, refuse la proposition de Hitler, et le gouvernement déclare que « la France n’a pas rompu ses relations diplomatiques avec les États-Unis… elle a seulement constaté que ce sont les États-Unis qui ont pris l’initiative de les rompre »…
Finasseries ! Vichy veut ménager Américains et Allemands, ce qui est voué à l’échec.
Selon tous les renseignements recueillis, les Allemands sont décidés à envahir la zone libre, le 10 ou le 11 novembre.
Et devant leurs diktats, Laval s’incline.
Lorsque le Reich réclame le droit pour la Luftwaffe d’utiliser les aérodromes nord-africains, Laval déclare :
« Il est impossible après l’agression américaine d’empêcher l’aviation allemande de venir en Afrique du Nord. »
Capitulation !
La collaboration conduit à la soumission.
Au soir du 9 novembre, cent bombardiers de la Luftwaffe ont atterri en Tunisie !
Pendant ce temps, Laval roule vers Munich et Berchtesgaden.
Il est inquiet.
« Durant les longues heures de cette route à travers la Forêt-Noire, une question me venait sans cesse à l’esprit : quelles allaient être les représailles allemandes ? »
Laval craint aussi pour sa propre vie. Il s’est muni d’une ampoule de cyanure. Il veut rester maître de son destin.
Mais en fait, tout est déjà joué. Hitler a décidé de procéder à l’occupation totale de la France (ce qui signifie la fin de la fiction d’un gouvernement français indépendant). Les troupes de l’Axe s’empareront de la Corse et créeront une tête de pont en Tunisie.
Ciano, le ministre des Affaires étrangères italien qui assiste à la rencontre Laval-Hitler, dans la nuit du 10 novembre, observe Laval :
« Dans le vaste salon, au milieu d’officiers en uniforme, Laval, avec sa cravate blanche et sa tenue de paysan endimanché, semble singulièrement déplacé. Il essaye de prendre un ton détaché, raconte son voyage en voiture. Il a, paraît-il, dormi presque tout le temps, etc. Ses histoires tombent à plat. Hitler le traite avec une politesse glacée…
« Le pauvre homme, placé sans le savoir devant le fait accompli, ne peut s’imaginer qu’au moment même où il fume son cigare en conversant avec ses hôtes, ordre est donné aux troupes allemandes d’occuper la zone dite libre du territoire français. Personne ne lui en souffle mot. Le lendemain, et pas avant, me dit Ribbentrop, Laval sera informé qu’en raison de certains renseignements reçus au cours de la nuit, le Führer s’est vu contraint de prendre cette mesure. »
Laval n’est plus que le chef d’un gouvernement fantoche.
Il a compris que, dans quelques heures, la zone libre sera occupée et l’Armée de l’armistice dissoute.
À Vichy, un témoin – l’amiral Auphan – note :
« J’ai vécu peu d’heures aussi dramatiques que cette matinée du 10 novembre 1942, avec d’un côté Darlan et les Américains négociant à Alger, de l’autre côté Laval aux prises avec Hitler à Munich, et au milieu, à Vichy, un vieux maréchal, assailli de télégrammes et d’objurgations, cherchant la solution. »
L’entourage de Pétain le pousse à gagner l’Afrique. Un avion est prêt à décoller. On lui décrit l’apothéose de son arrivée à Alger.
Il prendrait la tête de la dissidence, et le commandement des armées françaises. Darlan se placerait aussitôt sous ses ordres. De même que le général Giraud que les Anglais viennent de transporter en Algérie.
Les Américains qui n’aiment pas de Gaulle sont prêts à appuyer cette transition entre un « premier Vichy » attentiste et son héritier, un Alger combattant les Allemands.
Mais Pétain refuse.
« Un pilote doit rester à la barre pendant la tempête, dit-il. Il n’abandonne pas la barre. Si je pars, la France connaîtra le régime de la Pologne… Vous ne savez pas ce qu’est le régime de la Pologne. La France en mourrait. »
Mais en même temps, Pétain, en utilisant un code secret créé par Darlan, communique avec l’amiral.
« Vous avez toute ma confiance. Faites au mieux. Je vous confie les intérêts de l’Empire », lui écrit-il.
« J’ai compris et je suis heureux », répond Darlan.
À Alger, la situation est nette : Darlan sait que le Maréchal approuve son revirement en faveur des Américains.
Le général Giraud, auquel Roosevelt a laissé entendre qu’il commanderait les troupes américaines débarquées en Afrique du Nord, est relégué à un rôle de second plan.
« J’exécuterai vos ordres, mon général, lui dit le colonel commandant la base de Blida, où l’avion de Giraud vient de se poser. Mais je vous demande de me les faire parvenir par la voie hiérarchique. »
L’amiral Darlan est bien le maître de la situation ce 10 novembre 1942.
Quant à de Gaulle – et à la France Libre –, Pétain, Laval, Giraud, Darlan, les généraux et les amiraux sont décidés à le mettre hors jeu.
Et c’est aussi l’intention des Américains.
Ils veulent exclure de Gaulle de l’avenir, continuer avec les hommes de Vichy dociles et s’assurer ainsi de l’abaissement de la France et de son Empire.
Alors, le 8 novembre, à la radio de Londres, d’une voix vibrante, de Gaulle appelle les Français d’Afrique du Nord à s’engager. Sa force, c’est le peuple combattant qui la lui donne.
« Chefs français, soldats, marins, aviateurs, fonctionnaires, colons français d’Afrique du Nord, levez-vous donc ! Aidez nos Alliés ! Joignez-vous à eux sans réserves. La France qui combat vous en adjure. Ne vous souciez pas des noms, ni des formules. Une seule chose compte : le salut de la patrie ! Tous ceux qui ont le courage de se remettre debout, malgré l’ennemi et la trahison, sont d’avance approuvés, accueillis, acclamés par tous les Français Combattants. Méprisez les cris des traîtres qui voudraient vous persuader que nos alliés veulent prendre pour eux notre Empire.
« Allons ! Voici le grand moment ! Voici l’heure du bon sens et du courage. Partout l’ennemi chancelle et fléchit. Français de l’Afrique du Nord ! Que par vous nous rentrions en ligne, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, et voilà la guerre gagnée grâce à la France ! »
De Gaulle, dans un discours prononcé le 10 novembre, appelle les Français à manifester le lendemain 11 novembre « quand sonnera l’heure de midi et jusqu’à midi trente ».
« L’horrible nuit du malheur et de la honte commence à se dissiper. Le 11 novembre 1942, toute la France saluera l’aurore de la Victoire. »