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L’amertume, la déception et le doute qui, en cette fin de l’année 1942, envahissent souvent l’esprit du maréchal Rommel, effleurent aussi celui du général de Gaulle.
Il a vu les photos des épaves des croiseurs, des destroyers de la flotte française sabordée à Toulon le 27 novembre.
L’impuissance de l’Armée de l’armistice ne l’a pas surpris.
Il a appris que les troupes françaises conservent, en Tunisie, une neutralité coupable face aux troupes de l’Axe qui débarquent à Bizerte, et dont on assure que le maréchal Rommel va prendre le commandement, les unités en retraite de l’Afrikakorps ayant déjà atteint le Sud tunisien.
Que d’occasions manquées !
Certes, de Gaulle croit que, à la fin des fins, les Français s’uniront, imposeront la présence d’une France souveraine.
Ne dit-on pas qu’en Tunisie, le général Juin – enfin ! – combat les Allemands ?
Mais le projet américain consiste à utiliser Vichy, à ignorer donc la France Libre, les réseaux de résistance.
De Gaulle voudrait rencontrer Roosevelt, s’expliquer.
« J’ai l’impression, dit-il, qu’une certaine équipe franco-américaine s’efforce d’empêcher cette rencontre. »
Il connaît cette « bande » antigaulliste, Alexis Leger (Saint-John Perse), peut-être même Jean Monnet, de Chambrun (le gendre de Laval), qui ont tous l’oreille de Roosevelt. Ils prônent pour la plupart la grande unité des Français : Pétain, Darlan, Giraud, de Gaulle.
Le chantre, c’est Saint-Exupéry.
Il y a plus grave, de cette grande unité on voudrait en fait exclure de Gaulle et la France Libre.
Dans un long discours à la Chambre des communes, réunie en comité secret, Churchill a approuvé la politique antigaulliste des États-Unis. « Darlan ne les a pas trahis », a-t-il dit.
Le Premier ministre a déversé ensuite toutes ses rancœurs accumulées contre de Gaulle.
« Je ne vous recommanderai pas de fonder tous vos espoirs et votre confiance sur cet homme, a-t-il poursuivi, et encore moins de croire qu’à l’heure actuelle notre devoir serait de lui confier les destinées de la France, pour autant que cela soit en notre pouvoir… Nous ne l’avons jamais reconnu comme représentant de la France… Je ne puis croire que de Gaulle incarne la France. » Et le Premier ministre aurait évoqué le « caractère difficile », l’« étroitesse de vues » de cet « apôtre de l’anglophobie ».
Qu’opposer à ce réquisitoire ? Quels alliés trouver ? Bien sûr, tous les gouvernements en exil à Londres, le polonais et le tchèque, le danois et le belge, soutiennent la France Combattante. Mais que pèsent ces États ?
De Gaulle se rend chez Maïsky, l’ambassadeur soviétique à Londres. L’URSS peut être un contrepoids aux Anglo-Saxons. Certes, on ne peut avoir confiance en Staline, mais entre États, s’agit-il d’autre chose que d’intérêt ?
Et il faut être clair.
— Si cela continue, dit-il à Maïsky, bientôt viendra le moment où la France Combattante en arrivera à faire la même chose que la flotte française à Toulon.
Il fixe l’ambassadeur, qui paraît surpris.
— Elle se suicidera, reprend de Gaulle. Dans une telle extrémité, je voudrais savoir quelle serait la position du gouvernement soviétique.
Maïsky prend un air ennuyé, puis quand de Gaulle lui demande : « Puis-je compter sur l’appui de l’URSS ? », le Russe se dérobe.
L’URSS a besoin des États-Unis, l’allié le plus puissant.
De Gaulle ne peut s’appuyer que sur les « opinions publiques », en stigmatisant la politique de Roosevelt qui peut conduire les États-Unis à utiliser Laval en France, Degrelle en Belgique, Quisling en Norvège, comme ils se servent en Afrique du Nord de Darlan et de Giraud.
Qu’ils s’y essaient ! Et ils créeront la tempête, peut-être la guerre civile !
À Alger déjà, des gaullistes – Louis Joxe –, des monarchistes – Henri d’Astier de La Vigerie, l’abbé Cordier –, des patriotes – René Capitant qui dirige en Algérie le mouvement Combat –, se dressent contre le « traître Darlan ».
De Gaulle, le 24 décembre 1942, rend visite à l’École militaire des cadets de la France Combattante.
« Vous êtes la vraie France », dit-il à ces jeunes gens.
Grâce à eux, de Gaulle l’affirme dans le discours qu’il doit lire à la BBC :
« Ce jour de Noël 1942, la France voit à l’horizon réapparaître son étoile. »
Mais il ne doit pas dissimuler aux cadets la vérité :
« En Afrique du Nord, les inadmissibles compromissions des Alliés avec les anciennes autorités de Vichy s’éclairciront sous la pression irrésistible de l’opinion française et des mouvements de la Résistance », dit-il.
Il répète :
« Vous êtes la vraie France, c’est-à-dire la France Combattante. »
Lorsqu’il arrive à la gare de Londres le lendemain, 25 décembre, les officiers de son état-major sont nombreux sur le quai pour l’accueillir.
« Darlan est mort », lance l’un d’eux.
Abattu cette nuit par un jeune homme, Fernand Bonnier de La Chapelle.
« Une exécution », dit un autre officier.
« Nul particulier n’a le droit de tuer en dehors du champ de bataille », murmure de Gaulle.
À Carlton Gardens, on apporte une nouvelle dépêche selon laquelle Bonnier de La Chapelle aurait été jugé dans la nuit et fusillé à l’aube. Des rumeurs font état d’un complot monarchiste conduit par Henri d’Astier de La Vigerie, le comte de Paris et un prêtre, l’abbé Cordier. Bonnier de La Chapelle n’aurait été que l’instrument de la conspiration. D’autres sources accusent les « gaullistes » d’avoir armé Bonnier de La Chapelle.
De Gaulle, d’un geste, écarte cette calomnie.
Il interrompt un officier qui parle d’« assassinat » de l’amiral.
« Darlan n’a pas été assassiné, dit-il. Il a été exécuté[3]. »
Il ignore les circonstances de l’exécution, mais il avait prévu que « Darlan serait exécuté un jour ou l’autre ».
Il interroge les membres de son état-major. Tous sont satisfaits et persuadés que la voie est enfin ouverte pour la France Combattante. Il secoue la tête. Ce sont les Américains qui ont les mains libres pour imposer leur solution, qui n’était pas Darlan – « un expédient provisoire » –, mais Giraud, dit-il.
Et d’ailleurs, voici qu’on annonce que Giraud vient d’être nommé commandant en chef civil et militaire avec tous les pouvoirs, et que des résistants gaullistes sont arrêtés, ceux-là mêmes qui avaient aidé au débarquement des Américains.
Il pourrait se laisser aller à l’amertume, mais, comme l’a écrit Brossolette, il n’est pire politique que celle qui naît de l’amertume.
Il va envoyer un message à Giraud. S’il reste une seule chance de réunir les forces françaises, il faut la tenter. Il dicte.
Londres, 25 décembre 1942,
« L’attentat d’Alger est un indice et un avertissement.
« Un indice de l’exaspération dans laquelle la tragédie française a jeté l’esprit et l’âme des Français.
« Un avertissement quant aux conséquences de toute nature qu’entraîne nécessairement l’absence d’une autorité nationale au milieu de la plus grande crise de notre histoire.
« Il est plus que jamais nécessaire que cette autorité nationale s’établisse.
« Je vous propose, mon général, de me rencontrer au plus tôt en territoire français, soit en Algérie, soit au Tchad… »
Il doute de l’acceptation de Giraud, que les Américains vont soutenir contre la France Combattante.
Il apprend que Roosevelt a déclaré que « le lâche assassinat de Darlan est un crime impardonnable » ! Alors que chacun sait que les responsables américains et anglais considèrent cette mort comme un « acte de la Providence ».
Partout, au Foreign Office, on dit : « Justice est faite. »
De Gaulle écoute Passy, chargé du « Bureau » des renseignements de la France Libre (le BCRA), lui raconter que, au siège des services secrets britanniques, l’un des responsables lui a offert le champagne afin de porter un toast « à la mort du traître Darlan ».
Mais Roosevelt condamne, et en profite pour annuler l’invitation qu’il avait lancée à de Gaulle de se rendre à Washington.
La manœuvre est claire. En voici l’exécution. Roosevelt a invité un ancien ministre de l’intérieur de Vichy – Peyrouton – à devenir gouverneur de l’Algérie. Peu importe qu’il ait participé à la répression contre les résistants et mis en œuvre les lois antisémites ! Il s’agit toujours d’utiliser les hommes de Vichy.
On apporte la réponse de Giraud.
De Gaulle n’est pas surpris par ce qu’il lit :
« Une grande émotion a été causée dans les cadres civils et militaires en Afrique du Nord par le récent assassinat, écrit Giraud. C’est pourquoi l’atmosphère est pour le moment défavorable à un entretien personnel entre nous. »
Dernier jour de l’année 1942.
Voilà des semaines que la tension est telle que de Gaulle n’a guère eu l’occasion de passer plus de quelques heures avec les siens à Hampstead.
Il va les rejoindre ce soir. Mais avant de quitter Carlton Gardens, il veut s’adresser au personnel civil et militaire du quartier général de la France Combattante.
Il entre dans la salle de réunion où le silence s’établit. Le général Valin et l’amiral Auboyneau s’avancent, présentent les vœux.
— Je suis ému, commence de Gaulle.
Il pense à ceux qui, en ce moment même, dans le désert ou la clandestinité, se battent.
— On nous demande de mettre des cadavres sur tous les champs de bataille et aux poteaux d’exécution, dit-il.
Il a la gorge serrée, la voix sourde. Il sent les yeux fixés sur lui. Il a la charge de tous ces destins.
— Les Français, dit-il, n’ont qu’une seule patrie. Il faut qu’ils livrent « un seul combat », avec « une seule ardeur, un seul dégoût, une seule fureur ».
« La France est et restera une et indivisible. »