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La Victoire de la France !


C’est à elle que pense Jean Moulin, ce samedi matin 23 mai 1942, à Vichy, alors qu’il attend dans l’antichambre de celui qu’on appelle monsieur le président, c’est-à-dire Laval, qui cumule les fonctions de chef du gouvernement et de ministre de l’intérieur.

Et Jean Moulin a trouvé une convocation d’avoir à se présenter à la direction du personnel du ministère de l’intérieur.


Jean Moulin n’a pas hésité.

Il est un préfet révoqué depuis la fin de l’année 1940. Laval connaît ses opinions politiques, Moulin doit donc les revendiquer, mais, comme un fonctionnaire légaliste qui respecte le pouvoir en place, et n’est plus qu’un « spectateur » de l’action politique.

Il vient d’ailleurs de louer une boutique à Nice, qu’il compte transformer en galerie de peinture. Ce sera sa couverture. Et il pourra ainsi poursuivre son œuvre clandestine. Rencontrer les chefs des grands réseaux de la Résistance, Emmanuel d’Astier de La Vigerie du mouvement Libération, Henri Fresnay et Claude Bourdet pour Combat, Jean-Pierre Lévy pour Le Franc-Tireur. Il voit aussi les communistes du Front national.

Il tisse des liens avec tous ceux qui n’acceptent pas la collaboration, que révulsent les propos de Laval : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne. »


Dans l’antichambre, Moulin voit passer l’un de ses collègues, préfet révoqué lui aussi en 1940. Mais point de démonstration d’amitié devant les huissiers. Un simple échange de regard suffit à dire la complicité des opinions et des situations.

Un huissier déjà s’avance, introduit Moulin dans le bureau de Laval.

La poignée de main se veut chaleureuse, mais la main est molle et moite.

« Vous êtes un préfet républicain », commence Pierre Laval.

L’homme a une figure basanée, un visage lourd sans ligne de force, une voix sourde qui roule les syllabes, un discours qui tente de créer une connivence.

« Ne laissez pas croire à la population, reprend Pierre Laval, que l’on met à profit les malheurs de notre pays pour changer l’ordre naturel des choses… Vous êtes un préfet républicain, allons, quel poste voulez-vous ? »

Moulin n’hésite pas.

— Je vous remercie de votre offre, mais je ne suis vraiment pas d’accord avec votre politique. Je ne puis donc faire semblant de m’y associer. Je ne formulerai qu’un seul vœu. Vos prédécesseurs m’ont révoqué en 1940, sans pension, ce qui est injuste. Je n’ai commis aucune faute. Je vous demande de rapporter cette mesure et de me mettre à la retraite.

— Je préfère ce langage à bien d’autres, dit Laval.

Il allume une cigarette, qu’il laisse pendre au coin de sa bouche.

Les yeux plissés, il dévisage longuement Jean Moulin. Puis il dit :

— Vous êtes libre. Je ne veux forcer la conscience de personne. Je vais donner l’ordre de vous accorder le droit à la retraite.


Laval est-il dupe ?

Moulin ne s’interroge qu’un instant. Il doit agir comme si ses paroles, chacun de ses gestes, de ses voyages étaient épiés.

Or le moment est décisif, plus que jamais l’avenir de la France, sa place « à la table des vainqueurs », comme dit de Gaulle, dépendent de l’attitude de la Résistance intérieure, de ces hommes et de ces femmes qui ont créé des réseaux, qui sont fiers de leur rôle, qui ne veulent pas se voir soumis à une autorité – fût-elle celle de De Gaulle – qu’ils n’auraient pas librement choisie.

Il faut donc les rencontrer un à un, les convaincre.

Et c’est la mission de Jean Moulin.


On se rencontre à Lyon, sur les quais du Rhône.

On se retrouve dans des appartements dont on ne connaît l’adresse qu’au dernier moment.

On tisse inlassablement des liens.

On développe le Noyautage des Administrations Publiques (NAP).

On organise la « réception », sur des plateaux, des champs éloignés de toute habitation, des émissaires de Londres.

Ils sont parachutés, ou bien ils sautent d’un Lysander, cet avion qui se pose tous feux éteints, fait un demi-tour, embarque deux ou trois passagers pour Londres et, sans avoir arrêté le moteur, redécolle.

Parfois, on se rend dans une crique de la côte méditerranéenne, souvent proche de Saint-Tropez. On saute dans une barque de pêcheur qui vous conduit jusqu’à un sous-marin britannique prêt à plonger. Il embarque les deux ou trois émissaires de la Résistance jusqu’à Gibraltar et, de là, un avion les transporte à Londres.

Et de Gaulle les reçoit.


Moulin resté en France a préparé la rencontre.

Il faut faire comprendre à ces hommes, qui risquent leur vie pour la victoire de la France, que celle-ci ne sera possible que si les réseaux de la Résistance se rassemblent autour du chef de la France Libre. Pourquoi pas un Conseil National de la Résistance (CNR) représentatif de toutes les sensibilités de la Résistance ?

Des communistes jusqu’aux royalistes ! Des syndicats ouvriers jusqu’aux représentants du patronat !

Le but de cette Union sacrée, c’est la libération, la victoire. Après les avis obtenus, le peuple choisira librement son gouvernement.


Les chefs de la Résistance sont pleins de soupçons à l’égard de Jean Moulin parce qu’il est l’envoyé de De Gaulle, qui n’est peut-être qu’un ambitieux, désireux de préparer son « pouvoir personnel ».

« Écoutez de Gaulle », dit Moulin.

Si la France ne pousse pas la porte, si elle n’est pas présente sur tous les théâtres d’opérations, fût-ce avec des forces « symboliques », on ne l’entendra pas. On ne la respectera pas.

Les États sont des monstres froids.

Roosevelt n’a aucune sympathie pour la France Libre. Les États-Unis se sont emparés, après l’attaque de Pearl Harbor, des navires français – dont le paquebot Normandie – à l’ancre dans les ports américains.

Roosevelt conserve toute son estime au maréchal Pétain. Il entraîne Churchill dans cette voie. Et au Levant, les Anglais favorisent les troupes restées fidèles à Vichy.


« Écoutez de Gaulle », répète Jean Moulin.

Il parle d’insurrection nationale.

Il ose dire :

« L’issue du conflit mondial dépend, dans une large mesure, de ce que fait et fera la France… Cependant, la France qui combat ne combat que pour la France… »

Avec une assurance que Roosevelt trouve insupportable, de Gaulle ajoute :

« Oui, certes, la France est probritannique, prorusse, proaméricaine, pour cette raison que la victoire des Britanniques, des Russes, des Américains doit être en même temps sa victoire… Ainsi, on voit une fois de plus apparaître dans l’Histoire l’éternel miracle français. »

Et les troupes de la France Libre sont en Cyrénaïque, à El-Alamein, et les aviateurs de la France Libre, ceux de l’escadrille Normandie, sont les seules troupes occidentales à combattre sur le front russe.


Moulin va ainsi, portant la parole du général de Gaulle, mettant en garde contre l’apparition d’une « troisième voie » entre la France Libre de De Gaulle et les partisans de la collaboration. Elle se dessine autour du général Giraud.

Ce saint-cyrien courageux et patriote, héros de la Première Guerre mondiale, de la guerre du Rif, au Maroc – héros donc de l’armée d’Afrique, monarchiste, mais hostile aux accords de Munich –, est fait prisonnier en 1940. Il réussit à s’évader en avril 1942, avec l’aide des services de renseignements de l’Armée de l’armistice.


Il gagne la zone non occupée, fait allégeance à Pétain, mais affirme son hostilité à la collaboration. Pour les officiers de l’Armée de l’armistice (de Lattre de Tassigny), il est le « chef » idéal : il est « antiboche » et respecte Pétain. Il justifie l’attentisme de ceux qui ont approuvé l’armistice et refusé la collaboration.

Dans les réunions que tient le général Giraud, on ne parle pas de De Gaulle ni de la France Libre. On fait même l’éloge de la Révolution nationale. On « est » davantage Travail, Famille, Patrie que Liberté, Égalité, Fraternité.


La sévérité de De Gaulle, qualifiant Pétain de « Père la défaite », et répétant : « Vichy, c’est la trahison », choque tous ceux qui ont choisi Pétain et Vichy.

Giraud leur donne l’absolution !

Plus grave encore, Roosevelt et Churchill trouvent en lui, enfin, un Français qui se soucie moins de la place de la France dans l’après-guerre que de préparer la revanche contre les « Boches ».

Giraud n’a aucune visée géopolitique au moment où de Gaulle, dès le mois de décembre 1941, anticipe l’affrontement Est-Ouest, Russie contre Anglo-Saxons, aussitôt la question allemande réglée !


Pour Moulin, Giraud, soutenu par les Américains et l’armée de l’armistice, est le péril politique majeur.

L’urgence est donc, plus que jamais, de rassembler autour de De Gaulle tous les résistants. Et Jean Moulin marque des points.

C’est lui qui distribue l’argent et les armes parachutés en zone non occupée.

C’est lui qui détient les moyens de communications radio avec Londres.

Il s’est doté d’un secrétariat dirigé par un homme jeune, engagé dès juin 1940 aux côtés de De Gaulle, Daniel Cordier. Et il veut créer une Armée Secrète (AS), dont le chef, désigné par l’ensemble des mouvements de résistance, sera le général Delestraint.


Moulin le rencontre place Carnot, à Lyon, dans la douce chaleur d’un après-midi de l’automne 1942.

Delestraint a les apparences d’un paisible retraité. Il est petit, ses pas et ses gestes sont vifs, sa voix nette.

Les deux hommes devisent en marchant dans les allées des jardins de la place.

— Vous savez, dit Delestraint, j’ai eu le général de Gaulle sous mes ordres lorsque je commandais ma division cuirassée. Il était un remarquable chef de corps.

— Accepteriez-vous de vous placer sous ses ordres ?

— La question ne se pose pas, c’est la seule voie de dignité qui nous reste.

— Cette armée secrète, mon général, doit devenir l’instrument de reconquête de la France dans le cadre d’un plan d’ensemble élaboré par les forces alliées avec l’accord de De Gaulle.

— Je vous entends.

— M’autorisez-vous à présenter votre nom pour cette tâche qui comporte de très grands risques ?

— La vocation d’un officier est d’accepter le danger. Quant à votre question, agissez comme vous le pensez.


Le 9 octobre 1942, à Londres, dans les locaux de la France Libre, les représentants de De Gaulle – le colonel Billotte, Passy, Brossolette – et ceux de la Résistance – d’Astier, Frenay – choisissent comme chef provisoire de l’Armée secrète le général Delestraint.

Il entre dans la clandestinité de la Résistance sous le pseudonyme de Vidal.

Il sait que ce choix engage sa vie.


En France, Moulin, lorsqu’il apprend la nouvelle, est satisfait.

L’œuvre d’unification des forces de la Résistance progresse. Il lit dans Libération – le journal clandestin du mouvement d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie :

« Nous ne voulons pas distinguer la gauche de la droite, le patron de l’ouvrier, le commerçant de l’employé, seuls sont qualifiés pour mener la Résistance, pour arracher la Victoire, les hommes de là-bas et d’ici qui ont su rester des Français Libres.

« Pour nous, tout en réservant notre liberté pour l’avenir, nous constatons qu’à l’heure présente, il n’y a qu’un seul mouvement, celui de la France Libre, qu’un seul chef, le général de Gaulle, symbole de l’unité et de la volonté françaises. »

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