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On connaissait l’Obergruppenführer SS Reinhard Heydrich en France. On avait espéré sa visite.
Il était arrivé à Paris le 7 mai 1942 – vingt jours avant l’attentat qui devait lui coûter la vie – en compagnie de plusieurs officiers SS, et parmi eux le général SS Karl Oberg, nommé par Hitler responsable des SS et de la police en zone occupée.
Heydrich avait, détachant chaque mot, desserrant à peine les lèvres comme s’il n’avait pas eu besoin d’ouvrir la bouche pour parler, répété que la situation en France n’était pas satisfaisante.
Les terroristes judéo-bolcheviques multipliaient les attaques contre les forces allemandes. Et les représailles, les exécutions d’otages ne les dissuadaient pas.
On venait heureusement de remplacer le commandant en chef, le général Otto von Stülpnagel, un homme velléitaire, accommodant, par son cousin Karl Heinrich von Stülpnagel, qui arrivait du front de l’Est et avait montré qu’il n’était en rien un « sentimental ». Quant au général Karl Oberg, il arrivait de Pologne et avait mis en œuvre, sans hésitation, la « solution finale ».
En examinant les dernières mesures prises par Otto von Stülpnagel, Heydrich avait constaté que sur 95 otages exécutés il n’y avait que 58 Juifs. Il fallait augmenter ces deux chiffres, et ne pas craindre la haine que ces mesures susciteraient ! En Bohême-Moravie, Heydrich avait écrasé la résistance. On l’avait appelé le « boucher de Prague », mais l’ordre régnait, et les Juifs partaient en rangs silencieux vers l’est !
Heydrich a dit cela à René Bousquet, le secrétaire général de la police, un homme déterminé qui a demandé – « une nouvelle fois », a-t-il précisé – que l’on déportât vers l’est 5 000 Juifs retenus au camp de Drancy.
Heydrich l’a promis, puis, dans une atmosphère d’amicale compréhension, il a longuement bavardé avec René Bousquet.
Les trois mois qui viennent de s’écouler – de février à avril 1942 – ont changé le climat politique français, a expliqué Bousquet. L’heure n’est plus aux hésitations.
Les flammes de la guerre embrasent aussi la France. La Royal Air Force bombarde les usines de la région parisienne.
Le 3 mars, à Boulogne-Billancourt, en visant Renault, elle a tué 623 personnes et en a blessé plus de 1 500 !
Dans la nuit du 28 mars, trois destroyers et dix-huit vedettes rapides britanniques transportant un commando de 268 hommes débarquent, après une violente préparation d’artillerie, à Saint-Nazaire, la base des sous-marins allemands.
Il s’agit de détruire les installations de cale sèche, qui permettent les réparations des navires.
Opération réussie, mais au prix de lourdes pertes chez les Britanniques, et aussi parmi les habitants de Saint-Nazaire qui ont spontanément participé, aux côtés des Anglais, aux combats.
Car c’est ainsi, en dépit des bombardements meurtriers de la Royal Air Force, des destructions et des pertes humaines que les actions britanniques provoquent, non seulement les Français ne manifestent aucune hostilité, mais ils aident les Anglais, recueillent des pilotes ou des membres des commandos et tentent de les cacher.
Ces actes courageux, punis de mort, sont le fait d’une minorité, mais l’attitude à l’égard des Allemands a changé.
On ne condamne pas les attentats contre les forces d’occupation, et on est révolté par les exécutions d’otages.
L’attitude des personnalités qui soutiennent le maréchal Pétain et son gouvernement – présidé par l’amiral Darlan – se modifie. On doute de la victoire allemande, alors on se retire ou l’on se tient sur la réserve, ou même l’on refuse de suivre les directives allemandes.
Xavier Vallat, qui préside le Commissariat aux questions juives, écrit le 7 février 1942, à l’amiral Darlan :
« Je n’ai pas l’intention d’aller plus loin dans les concessions au point de vue allemand, car, si l’harmonisation – des mesures antisémites – devait se traduire par un simple alignement sur la position allemande, je ne pourrais pas personnellement en assurer la responsabilité politique et morale. »
Xavier Vallat s’oppose à l’institution en zone libre de l’étoile jaune et du couvre-feu spécial qui sont ordonnés en zone occupée.
Il alerte les Juifs parisiens de la date à laquelle il sait que les nazis prévoient les rafles.
Les Allemands, le 20 février 1942, lui refusent tout laissez-passer (Ausweis) pour se rendre en zone occupée.
C’est à cette occasion que Vallat démissionne, aussitôt remplacé à la tête du Commissariat aux questions juives par Darquier de Pellepoix, dont on connaît le fanatisme antisémite.
Car si des « pétainistes » commencent une retraite prudente dictée par le rejet des méthodes nazies et par la lucidité qui les fait s’éloigner du camp allemand dont ils jugent l’avenir incertain, d’autres au contraire s’enfoncent plus avant dans la collaboration qu’ils veulent totale.
Ceux-ci misent tout sur l’Allemagne.
Ils souhaitent le retour au pouvoir de Pierre Laval, qui en a été chassé par Pétain le 13 décembre 1940. Ils exigent que le gouvernement de Vichy s’engage dans la construction d’un nouvel Ordre français, non plus seulement conservateur, mais « révolutionnaire », sur le modèle fasciste et nazi.
Pour eux, il faut que la France de Pétain mène aux côtés de l’Allemagne de Hitler la « croisade contre le judéo-bolchevisme ». C’est ce que font sur le front de l’Est les hommes engagés dans la Légion des volontaires français.
Ce combat, il faut aussi le conduire en France.
Pucheu, ministre de l’intérieur de Pétain, décide ainsi de recruter au sein de la Légion – qui regroupe les anciens combattants de 14-18 – une minorité, qui constituera le Service d’Ordre Légionnaire (SOL).
Il sera commandé par Joseph Darnand, l’ancien combattant de 14-18 et de 39-40, célébré comme un héros.
Darnand est aussi un ancien « cagoulard », membre de cette ligue d’extrême droite, le Comité Secret d’Action Révolutionnaire (CSAR) qui, pour le compte de Mussolini, a, en 1937, assassiné les deux frères Rosselli, des antifascistes italiens.
Les 21 et 22 février 1942, à Nice – « sa » ville –, Joseph Darnand préside à l’investiture publique des candidats au SOL.
Veillée, face à la mer, dans le monument aux morts creusé dans le roc, puis défilé, en uniforme et torche au poing, dans les rues de la ville, durant la nuit du 21 février.
Le lendemain, dans les arènes romaines, aux cris de Maréchal et de France, les SOL écoutent Darnand, emphatique, célébrer le « Chef » – Pétain – et les interroger :
« Êtes-vous prêts à tout moment et en tous lieux à obéir au Chef sans discussion et sans réserve ? »
À chaque question, les 2 000 SOL répondent – hurlent – un oui « viril ».
« Jurez-vous d’être, scande Darnand :
« Contre la dissidence gaulliste pour l’unité française,
« Contre le bolchevisme pour le nationalisme,
« Contre la lèpre juive pour la pureté française,
« Contre la franc-maçonnerie païenne pour la civilisation chrétienne ?
« Accomplissant un geste rituel, poursuit Darnand, vous allez placer genou en terre en signe d’humilité et de dévotion envers le maréchal en qui la France s’incarne.
« À genoux !… »
Les SOL écoutent le serment lu par Darnand.
« Je m’engage sur l’honneur à servir la France et le maréchal Pétain, chef de la Légion…
« SOL, debout ! »
La cérémonie, pâle copie, dérisoire imitation des rituels nazis et fascistes, manifeste cependant la volonté de l’aile extrême de la collaboration de se doter d’une force – une Milice – qui jouerait le rôle des SS.
« J’ai choisi, explique Joseph Darnand, ou plutôt j’ai invité ceux qui étaient de véritables révolutionnaires, ceux qui pensaient sur le plan social qu’une véritable révolution devait se faire, qu’il fallait qu’on change complètement de régime, j’ai invité tous ces hommes à se joindre. C’est ainsi qu’on a fait le SOL. On a dit deux mille hommes. En réalité, ce sont des milliers d’hommes. »
Que faire d’eux ? Darnand sent bien que le chef du gouvernement, l’amiral Darlan, est un « attentiste » qui, comme tant d’autres, proches de Pétain, n’est plus persuadé que l’Allemagne gagnera la guerre.
Il faut « nettoyer » Vichy de ces hommes-là.
Certains membres du SOL envisagent de « marcher sur Vichy », comme jadis, en octobre 1922, Mussolini a « marché sur Rome » et pris le pouvoir.
Mais Darnand n’est pas l’homme des coups d’État.
Il suit Pierre Laval qui espère, avec l’appui des Allemands, revenir au pouvoir.
Le 20 mars, au Quai d’Orsay, dans le bureau ministériel que Laval a occupé avant la guerre, Goering, plus obèse que jamais, reçoit l’ancien ministre.
Le Reichsmarschall parle, au bord de l’essoufflement, haletant.
« Nous nous sommes trompés, dit Goering. Nous avions cru que nous pouvions rechercher avec votre pays une collaboration sincère. Nous avons révisé notre politique et, désormais, nous traiterons la France en fonction des sentiments d’hostilité qu’elle ne cesse de nous manifester. »
Les officiers SS – le général Oberg, et son adjoint le colonel Knochen – vont mettre en œuvre cette politique. Ils ont servi en Pologne.
Goering, en raccompagnant Laval, lui confie même :
« Si le maréchal Pétain vous offre de revenir au pouvoir, refusez. Ce serait pour vous beaucoup trop tard ou beaucoup trop tôt. Vous avez été pour nous un ennemi honnête. Nous nous retrouverons peut-être un jour après la guerre quand la paix sera signée et alors vous pourrez défendre les intérêts de votre pays. »
Mais Laval ne renonce pas. Il obtient de rencontrer secrètement Pétain, dans la forêt de Randam proche de Vichy. Il veut affoler le Maréchal.
Goering, dit-il, à cause de la politique de Darlan, attentiste, proaméricaine, lui a annoncé que Hitler voulait nommer un Gauleiter, qui traitera les Français comme les Polonais.
« Je suis le seul à pouvoir éviter cela », répète Laval.
C’est le temps des manœuvres, des pressions et des rumeurs qui commence, comme si Laval avait enfoui sa canne dans la fourmilière vichyssoise, où chacun veut rester au pouvoir.
Averti de la rencontre Pétain-Laval et des intentions de ce dernier d’être nommé à la tête du gouvernement, l’ambassadeur des États-Unis auprès de Pétain transmet au Maréchal un ultimatum de Roosevelt : si Laval revient au pouvoir, les États-Unis rompront les relations diplomatiques avec la France.
Pétain rassure l’amiral Leahy : il ne laissera plus jamais Laval jouer un rôle politique.
Peu après, l’ambassadeur allemand à Vichy, Krug von Nida, averti des propos de Pétain, notifie à l’amiral Darlan que le Führer a déclaré :
« Selon que le Maréchal chargera ou non Laval de former le gouvernement, je jugerai si la France préfère l’amitié des États-Unis à celle de l’Allemagne. »
Le piège s’est refermé sur Pétain.
Le docteur Ménétrel, l’un de ses intimes, vient de passer deux jours à Paris. Il a vu l’ambassadeur Abetz, et Laval.
« Ou je reviens au pouvoir ou un Gauleiter est nommé », a dit Laval, et Otto Abetz a confirmé.
Brinon – ambassadeur de Vichy à… Paris – prévient le Maréchal que « les Allemands se refuseront à toute conversation tant que Laval ne sera pas chef du gouvernement ».
Le 15 avril 1942, Pétain murmure :
— Si j’envisage son retour, c’est afin d’éviter aux Français des malheurs et des souffrances.
Il soupire, ajoute :
— Mais je me demande ce qu’il y a de véridique dans les menaces proférées…
Les ministres, Darlan, la plupart des proches s’efforcent de démontrer à Pétain que « les Allemands ne peuvent rien ».
« À la veille de la campagne de printemps et d’été en Russie, il est exclu que le commandement allemand immobilise en France les dix à douze divisions supplémentaires nécessaires à l’occupation de la zone libre », répète Darlan.
Le ministre d’État Henri Moysset ajoute :
« Voilà pourquoi le génie politique pour le Maréchal est de gagner la fin de cette année 1942 sans modifier quoi que ce soit de position. »
Face à face avec Pétain, Moysset ajoute, parlant lentement et plus fort pour que le Maréchal l’entende, le comprenne :
« L’Allemagne a perdu la guerre. Elle entraînera dans son gouffre tous ceux qui auront marché ou semblé marcher dans son sillage. Prenez garde, monsieur le maréchal, de ne pas survivre à votre gloire. »
Mais Paul Marion, chargé de l’information, est un ardent partisan de Laval.
Il présente Laval comme le « sauveur, la mesure de protection ultime pour éviter le pire… barrer la route aux entreprises de Goering, à la polonisation, au massacre des otages ».
Le jeudi 16 avril, Pétain reçoit Laval et capitule. Laval sera chef du gouvernement.
Le vendredi 17 avril 1942, au pavillon Sévigné, se tient le dernier Conseil des ministres du gouvernement Darlan.
— Messieurs, j’agis sous la contrainte, dit le Maréchal en faisant circuler la lettre collective de démission.
Le lundi 20 avril 1942, recevant quelques-uns des déjà anciens ministres, Pétain leur dira, et certains ont eu l’impression qu’il allait pleurer :
— Plaignez-moi, car, vous savez, maintenant je ne suis plus qu’un homme à la dérive.