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Hitler, d’un brusque mouvement de la main plein d’exaspération, intime le silence à l’officier qui a commencé à lui lire un message de Rommel.
Le Führer fait quelques pas dans la grande salle des cartes de la tanière du loup, son quartier général de campagne situé à Rastenburg, au cœur de la forêt de Prusse-Orientale.
D’une voix lasse, il dicte une réponse au Feldmarschall Rommel. Qu’on le félicite une nouvelle fois pour sa victoire de Tobrouk, qu’on l’incite à prolonger son offensive vers Le Caire, le canal de Suez, comme il dit en avoir l’intention.
S’il réussit, la jonction sera faite entre les combats du Reich et les victoires du Japon.
La veine jugulaire de l’Empire britannique, le canal de Suez, serait tranchée. On s’avancerait dans l’empire des Indes, les populations se soulèveraient, ce serait la mise en place d’un nouvel ordre du monde.
Tout à coup, Hitler s’interrompt, a un geste las. Mais, continue-t-il, le Feldmarschall Rommel ne peut pas compter sur le renforcement de son Afrikakorps ! Pas de renforts, pas de divisions nouvelles pour cette offensive dans le désert.
Hitler serre les poings. Le destin du Reich, donc du monde, se joue en Russie, dans cette campagne de l’été 1942 qui s’annonce plus grandiose encore que celle du printemps 1940 en France, et que celle de l’été 1941, il y a moins d’un an, en Russie.
Puis l’hiver implacable est venu. Et, face à des températures de -50 °C, jamais aussi rigoureuses depuis cent quarante ans, lui seul, le Führer, a imposé aux généraux de ne pas reculer. Il refusait d’être le Führer d’une armée s’effilochant comme la Grande Armée napoléonienne.
Haltbefehl, a-t-il dit, et, maintenant que le printemps est venu, l’offensive décisive va se déployer.
La Wehrmacht va atteindre le pétrole du Caucase, conquérir enfin cette ville de Sébastopol, puisque les contre-offensives russes, en Crimée, ont été arrêtées.
On s’enfoncera dans le cœur russe, on marchera vers le Don et vers la Volga, on s’emparera de Stalingrad. Et on n’oubliera pas, au nord, Leningrad. Et les deux villes symboliques de la Révolution réduites en cendres, Moscou tombera.
Et cela va se réaliser.
Le Führer donne des ordres. Il veut que l’on déplace vers l’est son quartier général. Qu’on l’installe en Ukraine. La marche vers l’est a commencé, et rien, aucun hiver, ne viendra l’arrêter.
« Les Russes sont finis », lance-t-il.
Il écarte les généraux qui, une fois encore, hésitent. Il faut qu’ils acceptent son pouvoir absolu tel que, dès le 26 avril 1942, il a été défini. Le Reichstag a voté et promulgué la loi qui confère au Führer le droit de vie et de mort sur n’importe quel citoyen allemand.
Dans le conflit actuel, dont l’enjeu est l’existence ou l’anéantissement du peuple allemand, le Führer doit posséder tous les droits qu’il requiert en vue de poursuivre la lutte et de parachever la victoire.
« En conséquence, affranchi de l’observation des lois et des règlements en vigueur jusqu’ici, et en sa qualité de chef unique de la nation, chef du Parti national-socialiste, chef suprême des forces armées, maître du pouvoir exécutif, ministre souverain de la Justice, le Führer est en droit de contraindre, le cas échéant, et par tous les moyens dont il dispose, n’importe quel citoyen allemand, officier ou simple soldat, haut-fonctionnaire ou employé subalterne, juge et magistrat, ouvrier et employé, à l’accomplissement de son devoir.
« En cas de violation de ce devoir, le Führer est habilité, après un consciencieux examen de chaque cas, sans égard à de prétendus droits, à destituer le coupable de son rang, de son poste ou de ses fonctions et à décréter son châtiment sans avoir recours à une procédure préalable. »
Jamais – sinon aux temps barbares – un pouvoir personnel ne fut à ce point discriminatoire. Le Führer l’applique.
L’ingénieur Todt, ministre de l’Armement, disparaît-il dans un accident d’avion, peu après son décollage de l’aérodrome du quartier général du Führer à Rastenburg, que le Führer le remplace aussitôt par « son » architecte, Albert Speer.
Et Goering, qui s’est précipité à Rastenburg pour obtenir le poste, est écarté par le propos catégorique du Führer : « J’ai déjà nommé le successeur de Todt. Le ministre du Reich, Speer, ici présent, vient de reprendre toutes les fonctions du docteur Todt avec effet immédiat. »
Le Führer préfère des « amateurs » dévoués et fidèles à des dignitaires soucieux désormais de jouir des avantages du pouvoir.
Goering est de ceux-ci.
« Il semble avoir pratiquement perdu tout intérêt pour les grands événements militaires. Beaucoup attribuent cela à une dépendance morphinique accentuée, tandis que d’autres y voient les effets de la jouissance croissante et de plus en plus morbide d’une vie de luxe absolu. » Le Reichsmarschall obèse va d’une résidence somptueuse à l’autre, de Carinhall à l’Obersalzberg, de Paris à Rome…
Et c’est Speer, Sauckel – un proche de Himmler – qui réorganisent l’industrie de l’armement en ce printemps 1942. Sauckel puise dans les camps de concentration, dans les pays occupés, la main-d’œuvre dont les usines ont besoin.
En 1942, on comptera près de 5 millions de travailleurs étrangers en Allemagne. Des camps surgissent pour accueillir ces travailleurs forcés, des « volontaires »… raflés, ces prisonniers de guerre contraints au travail.
Tous sont affamés, épuisés avant même d’avoir travaillé, surveillés, battus, exécutés.
Il y a dans les camps près de 3,5 millions de Russes faits prisonniers, mais seulement 5 % d’entre eux sont en état de travailler. Les autres meurent de faim et d’épuisement.
Ceux qui travaillent – et ce sera souvent une agonie – « se procureront leur propre nourriture (chats, chevaux) », écrivait Goering quand il était chargé de l’économie du Reich.
« L’ouvrier allemand est par principe toujours le patron du Russe. » Ce dernier est surveillé par des membres des forces armées, l’ouvrier allemand agissant à titre de police auxiliaire… Éventail des sanctions : de la réduction des rations alimentaires au peloton d’exécution : en général, rien entre les deux.
Les Polonais connaissent un sort aussi barbare.
Tous ces étrangers, des « sous-hommes », battus, humiliés – les femmes violées –, sont voués à la mort.
Tel est le Reich en ce printemps 1942.
Les Allemands y sont entourés d’une foule d’« esclaves », alors que les jeunes Allemands – par le jeu de l’abaissement de l’âge de la conscription – et les adultes âgés – par le relèvement de cet âge – partent pour le front de l’Est. Où chaque mois, en cette année 1942, 60 000 hommes de la Wehrmacht sont mis hors de combat – tués, blessés, prisonniers !
Et dans les villes allemandes, aux périphéries desquelles les travailleurs étrangers s’entassent dans des camps, la population est frappée par les attaques aériennes devenues presque quotidiennes de la Royal Air Force et de l’US Air Force.
Il s’agit pour les Anglais – le chef du Bomber Command, le général Arthur Harris – de frapper les villes allemandes afin de remonter le moral des Britanniques qui, en ce printemps 1942, est mis à mal par les victoires de l’Afrikakorps de Rommel.
Les bombardiers Wellington, Lancaster, Stirling – et bientôt Forteresse volante et Liberator – écrasent sous leurs bombes Hambourg, Lübeck – ville sans aucun intérêt industriel ni stratégique, détruite dans la nuit du 28 au 29 mars 1942 –, Rostock, Berlin, Essen, Nuremberg, Dortmund, Duisburg et toutes les villes de la Ruhr.
La population allemande subit avec fatalisme.
« Nous n’avons plus le contrôle de notre destin, nous sommes forcés de nous laisser emporter par lui et de prendre ce qui vient sans confiance ni espoir », écrit dans son journal une Allemande.
« Nous nous trouvons dans une situation d’infériorité impuissante, confie Goebbels, et il nous faut encaisser les coups des Anglais et des Américains avec rage et opiniâtreté. »
Les raids de représailles sur les villes anglaises voulus par le Führer ont peu d’effet. Et cet insuccès – dans la défense aérienne de l’Allemagne et dans la riposte sur l’Angleterre – affaiblit encore l’autorité de Goering, Reichsmarschall à la tête de la Luftwaffe.
Quand, dans la nuit du 30 au 31 mai 1942, Cologne est écrasé sous les bombes larguées par 1 046 appareils de la RAF, Goering ne peut admettre cette réalité.
Albert Speer, qui est convoqué le matin suivant au château de Veldenstein, en Franconie, où se trouve Goering, raconte.
« Goering est de mauvaise humeur, refusant de croire les rapports sur le bombardement de Cologne : “Impossible, on ne peut pas larguer autant de bombes en une seule nuit”, gronde-t-il en s’adressant à son aide de camp.
« “Passe-moi le Gauleiter de Cologne !”
« Nous avons ensuite été les témoins d’une conversation téléphonique absurde :
« “Le rapport de votre commissaire de police est un foutu mensonge !”
« Le Gauleiter semblait vouloir contredire Goering.
« “Je vous dis moi en tant que Reichsmarschall que les chiffres cités sont trop élevés. Comment osez-vous raconter de telles affabulations au Führer ?” »
Goering craint les réactions du Führer, sa remise en cause. Et c’est ce qui a lieu.
Hitler, à son quartier général de Rastenburg, écoute les rapports des officiers de la Kriegsmarine et de la Wehrmacht sur la situation militaire. Puis il interroge :
« La Luftwaffe ? »
Ce général porte-parole de la Luftwaffe évoque le bombardement de Cologne d’une voix hésitante :
« Nous estimons, dit-il, que deux cents avions ennemis ont pénétré nos défenses. Les dégâts sont importants… »
Hitler l’interrompt, s’emporte, vocifère, hurle :
« La Luftwaffe était probablement endormie la nuit dernière… moi pas ! Je reste éveillé quand une de mes villes est en feu ! »
Il gesticule, s’approche, menaçant, de l’officier de la Luftwaffe.
« Je remercie le Tout-Puissant de pouvoir compter sur mon Gauleiter quand ma Luftwaffe me trompe ! Laissez-moi vous dire ce que m’a rapporté le Gauleiter Grohe. Écoutez, écoutez bien. Il y avait mille avions anglais ou plus ! Vous entendez mille, mille deux cents avions, peut-être plus ! »
Hitler, hors d’haleine, ajoute d’une voix sourde, méprisante, haineuse :
« Évidemment, Herr Goering n’est pas là… évidemment ! »
Le général Bodenschatz, aide de camp du Führer, sort de la pièce, téléphone à Goering sur la ligne privée du Führer :
« Vous devriez venir, ça va mal… »
Goering se met en route et, après plusieurs heures, arrive au QG de Hitler.
« La suite a été lamentable », se souvient le général Bodenschatz. Goering tend la main à Hitler qui l’ignore. Goering est humilié devant des subalternes. Il bégaye, déconcerté, perdu parmi ces officiers du QG où il compte peu d’amis.
Le Führer le rend responsable de n’avoir su empêcher ni briser l’attaque anglaise sur Cologne.
L’aide de camp de Hitler, le général von Below, qui rentre de Libye, note dans son journal :
« Quand j’ai rapporté au Führer mes impressions sur la situation en Afrique du Nord, il a répondu en déplorant amèrement l’attaque de Cologne… C’était la première fois que je l’entendais critiquer Goering. Hitler n’a jamais retrouvé une confiance absolue dans le Reichsmarschall. »
Les jours passent. Hitler peu à peu se calme.
Il s’est installé dans son nouveau quartier général, dans la région ukrainienne de Vinnytsia. Il sera ainsi plus proche du front, de ces offensives qu’il veut décisives.
La forêt dense et sombre entoure les maisons en rondins et les bunkers de béton du QG.
Hitler ne se promène pas sous les grands arbres. Il fait quelques pas, passant d’une maison à l’autre. Le soir, il se fait projeter les films tournés par les opérateurs du ministère de la Propagande.
Goebbels veut garder une « trace » pour l’éducation des générations futures.
On voit dans ces films des Juifs, attablés dans un restaurant du ghetto. Ils se « gavent de poisson, d’oie, et boivent des liqueurs et du vin ».
Il ne s’agit que d’une mise en scène, on filme même le plus beau corbillard de la communauté juive qui s’avance dans les rues du ghetto, entouré des dix chantres de Varsovie.
Hitler semble fasciné. Il félicite Goebbels.
Qui pourra croire, ayant vu ces images d’une vie joyeuse et opulente, d’une mort dans la dignité, de grandes funérailles, qu’en même temps s’achève la construction du deuxième camp d’extermination à Treblinka et que ces images sont un paravent qui masque les fosses ?
La radio et la presse anglaises ont cependant, en mai 1942, fait état d’un rapport, rédigé par des adhérents du parti polonais Bund, signalant le massacre d’un millier de Juifs par jour dans les fourgons à gaz de Chelmno et estimant à 700 000 le nombre de Juifs polonais assassinés.
Mais le New York Times s’est contenté – lui qui fait autorité – de publier un court article évoquant ces chiffres en page 5 du quotidien.
On pouvait donc mettre en œuvre la « solution finale ».
Personne ne viendrait accuser le Reich de l’extermination des Juifs, que le Reich fût victorieux ou défait, ces millions de vies seraient devenues cendres et fumée.
Mais, Hitler en est sûr, le Reich sera victorieux, et chaque jour en ce printemps 1942 voit fleurir de nouvelles victoires.
Les villes de Kharkov, Sébastopol, Voronej, Rostov sont conquises ou encerclées, les Russes sont chassés de Crimée, le Don est atteint, bientôt ce seront la Volga et Stalingrad.
« Le Russe est fini », répète Hitler.